L’oralité s’entend donc en un sens plus noir, mais également pertinent concernant notre auteur ; on parle en psychanalyse d’amour oral pour désigner un premier stade de la libido, lié à la bouche et qui détruit son objet. Cette ravageuse oralité se marque notamment dans les conduites d’identification (le sujet veut s’incorporer l’objet de son amour), de jalousie morbide (l’oralité ne laisse pas son objet calmement exister à distance), de narcissisme (la dépendance amoureuse est vécue selon une alternative de vie ou de mort, un moi rageur s’approprie l’autre en mettant à mort ses rivaux)… Ces démons semblent bien attestés dans l’intrigue du roman tramé autour de la voix de Fougère et justement intitulé La Mise à mort (1965), soit, résume Aragon ici ou là, un roman sur la jalousie : Alfred y est jaloux d’Anthoine, Anthoine jaloux de Fougère, ou plus précisément des pouvoirs de son chant, de son opéra : « Elle chante, et j’ai cessé d’être pour ne faire que suivre » (page 38). Je suis se conjugue pour Anthoine à la première personne du verbe suivre.
Ce roman ne nous cache rien des ravages d’un amour oral qu’un psychanalyste dirait prégénital. L’infini ou la toute-puissance associés par Aragon au désir amoureux n’augurent pas d’une idylle tranquille ; l’arabesque lyrique et l’éclat des images ne peuvent dissimuler à quel point cet amour dévorant, tumultueux, inutilement paroxystique conduit à la tragédie ou, en effet, au crime.
Démystifiant l’amour par le soupçon du narcissisme, La Mise à mort ménage quelques aperçus clairs, et inquiétants : dans le bureau du narrateur, les miroirs recouverts des photos de la femme (comme tout visiteur de la rue de Varenne s’en souvient) le forçaient à se voir en Fougère, « comme s’il y avait partout des miroirs, où je n’aie image que de toi » (page 37). La suite du texte aggrave le troublant dispositif, étendu au roman lui-même : « Fougère, mon amour, ma beauté, mon miroir » (page 272). Comment dire plus clairement, par cette formule qui n’est pas isolée, l’étrange narcissisme d’un amoureux qui ne célèbre son élue que pour faire son propre éloge, et dessiner son propre (inavouable) portrait ? Ce narcissisme coudé n’est pas le moindre ressort de l’intrigue, et il concerne au premier chef l’art ou l’attribut souverain de Fougère, son chant.
Qui parle ou chante en effet dans La Mise à mort ? Dès la présentation dithyrambique qu’Aragon fait de la cantatrice à laquelle il compare Colette au passage – « C’est ça la voix de Fougère. (…) j’y crois. Cet art de s’effacer plus grand que tout autre, l’art des choses banales qui vous entrent dans le cœur sans qu’on semble y avoir rien ajouté » (Folio, page 16) – , il devient vite évident que l’auteur ne prête à l’autre son propre chant que pour mieux s’entendre et s’émerveiller lui-même. La distribution des rôles dans La Mise à mort sert à externaliser la source de ce chant, par une autoréférence indirecte ou coudée ; en Narcisse rusé ou consommé, Aragon non seulement veut se voir mais s’entendre en Fougère.
De même, il semble impossible de stabiliser, au fil du roman, le partage entre Alfred et Anthoine qu’Aragon a délibérément laissé dans le flou, ou traité sur un mode vacillant. Nous comprenons, selon une logique girardienne, que l’amoureux doit paradoxalement s’inventer un rival pour continuer à aimer ; Alfred ne rencontre pas son double du dehors, il le crée, le suscite comme par une exigence de recharge mimétique. Et cette élection-érection du rival écrasant éclipse progressivement Fougère dans l’esprit d’Alfred, qui n’a plus qu’une obsession aux derniers chapitres : tuer Anthoine.
L’oralité fertile sous la plume d’Aragon réveille ainsi les démons d’une incorporation dangereuse pour l’autre ; de même que la pulsion orale détruit l’objet aimé en le dévorant, l’identification et le désir fusionnel ne laissent pas les individus intacts. Quel paradoxe d’avoir lié, dès le début de ce roman, sa conversion réaliste aux pouvoirs de ce chant, et de son amour – un amour fusionnel où se mêlent intimement Eros avec Thanatos ! Le narrateur s’y donne par défi un infini rival et régénérateur, la voix chantante de l’autre (féminin) comme pour y mesurer et y loger – y mêler et y engloutir – son propre bel canto.
Car le chant se moque bien du principe de réalité ! Preuve de l’union par l’unisson, la communication lyrique retisse un lien ou une attache primaires très en deçà, ou au-delà, du vrai et du faux, du bien et du mal. Le réel n’est pas son fort. Le chant exalte le militant ou l’amoureux qui s’engagent moins au terme d’un raisonnement que pour le plaisir de chanter ensemble ; en amour comme en politique, l’hymne est irréfutable, il échappe à la discussion rationnelle ; et c’est tout le service qu’un grand parti attend du poète : que le torrent de son lyrisme ou de sa fabulation suscite l’enthousiasme, et ravive un charme.
Porté, bercé par la musique, Aragon ranime ainsi au fil de ses poèmes l’obscur chamanisme de la possession et de la transe. Les trafics de l’oralité mis en scène dans La Mise à mort brouillent l’origine de la voix, on ne sait pas clairement de Fougère, d’Alfred ou d’Anthoine qui parle ; de même, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (1969) propose une thèse assez folle, « je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai lus » (page 47), qui aliène ou éloigne la voix de l’écrivain dans une extériorité sidérante.
D’où se peut-il qu’un enfant tire… Aragon s’éclipse, l’auteur est un(e) autre. Mais la voix ou le chant ainsi placés en transcendance peuvent s’avérer persécuteurs ; c’est sous son emprise qu’Alfred s’est métamorphosé en Anthoine : « Est-ce que je lui déplaisais tant, me trouvait-elle si laid que j’eusse à renoncer à mon apparence ? Qu’est-ce qu’elle avait donc chanté, ce jour-là, du ciel ou de l’enfer ? (…) Quand Fougère chante, je tombe toujours. Elle me déchire » (page 19). Cet aspect du chant-qui-rend-fou est développé par l’histoire subséquente du roi danois Erik Ejegod (pages 268 sq.), que la musique poussa au crime, et les mentions incidentes de Johnny Hallyday ou des Beatles (page 276). Après quoi « Le Carnaval », traversé de musiques aux merveilleuses ressources de contrebande – « Quand je pense, Mozart, Beethoven… quels merveilleux contrebandiers ! » (page 294) –, médite aussi sur la tromperie d’un art qui fit naître chez Pierre des promesses que la jeune pianiste Bettina ne pouvait tenir.
Un réalisme musical serait-il une contradiction dans les termes ? La musique qui nous berce, en fermant toute discussion, peut aussi nous berner. Les jeux de la rime et des rythmes pas plus que les charmes de la fabulation ne servent efficacement l’esprit critique. Ils exaltent, et ravissent, mais engendrent l’hypnose plutôt que la claire évidence d’une preuve.
La blessure ontologique de l’amour, la jalousie posée en principe, et la constitution « courtoise » d’Elsa en objet perdu précèdaient de loin la mort de celle-ci (survenue en juin 1970) : Le Fou d’Elsa, La Mise à mort et Blanche ou l’oubli se placent également dans l’après, et dans le climat d’un deuil et d’un dénouement – d’une déliaison du nous – sensibles sur le plan politique autant qu’amoureux. Comment entendre ces plaintes de la perte ou de la trahison, qui montent au délire, et que rien ne justifie dans le couple, si on ne les rapporte soit à la blessure originaire de l’enfant sans mère, soit à la formidable trahison historique de l’idéal communiste, et au fond criminel de la politique des Soviets ? La souffrance, une certaine folie bien réelle disloquent la prose des derniers romans comme elles font de poèmes qui n’ont plus rien de mélodieux, mais cherchent à rejoindre l’origine du souffle, une cacophonie panique, une consternation de la voix. L’intérêt avec Aragon est que ce passage aux limites, aux esquisses, loin de détruire la musique la fasse renaître sous une forme neuve. Dans les poèmes des années vingt de même, la volonté de « mettre le pied sur la gorge de son propre chant » n’abolissait pas le sortilège poétique, toujours perceptible dans les réductions pratiquées par le dadaîste-surréaliste.
N’écoute que ma voix les chansons
mentent le désespoir cache sous son grand
mouchoir lyrique
la véritable horreur du monde (…)
écrit Aragon à Elsa au début de leur relation, dans un poème de 1929 demeuré longtemps inédit.
Chacun écoute les poètes comme ça lui chante. On préfère aimer dans le chant d’Aragon la berceuse, et Jean Ferrat contribua plus que Ferré peut-être à sa popularité. Mais le « grand mouchoir » n’étouffe jamais tout-à-fait ce qui perce, le monde réel dans son horreur. Musicien déconcertant, Aragon tire son pouvoir d’enchantement de deux chaos grondants, les guerres du monde réel et d’une Histoire toujours en gésine, et les discordes intimes d’un monde intérieur et d’une identité en proie à de multiples démons, jusque dans l’amour – qui ne met pas forcément fin aux tourments.
Quels qu’aient été pourtant les déchirements individuels et collectifs éprouvés du début à la fin de son orageuse existence par ce prince du chant – qui avait l’oreille absolue –, sa force fut d’orchestrer savamment ses ruptures, de chanter jusqu’au bout ses échecs et d’en tirer un somptueux opéra.
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