(Petite suite). Oui, la polysémie du terme emprise facilite bien des abus ou facilités de langage, et risque d’obscurcir ici le débat.
Pour répondre à Jean-Claude, à Tvinpsy et à Jean-François, ou prolonger leurs interventions, je dirai d’abord au premier que j’ai écouté, sur son conseil, l’entretien entre Claire Denis et Charles Pépin, « Sous le soleil de Platon », et que cette émission pour la première fois m’a déçu. Le mot d’emprise n’y est pas prononcé, alors que le film en donne, à mes yeux, une illustration clinique convaincante. Le philosophe, suivi par son invitée, préfère lancer la discussion sur le thème de la fidélité ; et certes Sarah (Juliette Binoche) se trouve bien, tout au long de ce film, traversée par deux amours ou attractions contraires, et fait avec François (Grégoire Colin), un choix apparemment irrésistible mais désastreux. Ou fatal, pour reprendre le titre d’un film glaçant de Louis Malle où elle incarnait, avec quel brio, le rôle d’une séductrice manipulatrice et perverse !
Ici Sarah manifestement s’égare, le sait, s’enfonce dans une aventure ruineuse pour son couple et pour finir, en noyant son téléphone dans un geste expiatoire, se reprend et revient à Jean (Vincent Lindon). Comment, glose Charles Pépin, démêler ou arbitrer entre ses désirs, entre le présent et le passé, le momentané et le sous-jacent ? Et de conclure, en dégaînant triomphalement Lacan, que « l’important est de ne jamais céder sur son désir »… Son et non pas ses, précise le philosophe, comme s’il y avait en nous une ligne directrice fondamentale, unitaire sur laquelle caler nos choix de partenaires et de vie.
J’ai toujours trouvé cette phrase, et quelques autres de Lacan, passablement douteuse. Dernier mot de l’éthique où se drappe ce personnage (puisque nous lisons cette affirmation à la fin du Séminaire intitulé « L’Ethique de la psychanalyse ») ? Une fois de plus, la formule répétée à l’envi (et c’est sans doute son but) fonctionne comme une auberge espagnole, ouverte à tous les caprices de l’interprétation. Ou bien se ramène à une variante du « Connais-toi toi-même », sous la bigarrure de tes désirs apprend à discerner le profond, le durable, ne te laisse pas aliéner, reste fidèle à ta vraie personne, à ce qui définit ta vie, ta voie… Et dans le film de fait, nous voyons Sarah revenir pour finir à Jean, après un dur combat. Est-ce bien le sens de cette histoire ?
Claire Denis abonde, et approuve Charles Pépin. Or pour moi l’intérêt du film est ailleurs, ou plutôt : le film est plus intelligent que cette assez plate morale. Il peut en effet passionner, ou faire frémir, par le tableau cruel et sans concessions ni fioritures inutiles d’une femme qui s’enfonce au contraire dans l’emprise, qui donne raison à son persécuteur contre le brave type qui voudrait la sauver ou l’en retenir. Video meliora deteriora sequor, dit je ne sais plus quel perspicace moraliste latin, je vois ce qu’il faut faire et je choisis le pire ! Par esprit d’aventure, de provocation, de risque, par lassitude des bons conseils, de la ligne tracée ou simplement du bien ! L’énigme du mal, celui qu’on se fait à soi-même, en (relative) connaissance de cause, prend dans les temps forts de ce film le visage de Sarah. Qui ne nous lâche plus et propage très au-delà de la séance ses ondes qui nous ballotent, qui nous questionnent sur nos propres choix.
Mais ce mot de choix fait lui-même écran, ou point obscur. Charles Pépin, mettant en avant la question de la fidélité, raisonne comme si les personnages étaient autonomes, ou disponibles pour autre chose. La force du film, ici encore, est de suggérer que Sarah n’a pas le choix, qu’elle glisse vers François comme aspirée par un trou noir, un vortex de souvenirs, de passions brûlantes, d’excès… Et cette dépendance, cette servitude volontaire, cette addiction ou cette emprise nous interrogent sur nos propres points de fragilité ou, disons, d’hypnose. Nous ne sommes pas des sujets libres, ni toujours délibérants, capables de discerner clairement le bien donc la voie tracée, comme le voudrait une philosophie intellectualiste et libérale qui, sur tous les tons, nous prêche l’autonomie d’une vie ou d’une pensée sans lien ni attaches particulières. Nous vivons sous emprise.
Emprise d’un corps que nous n’avons pas choisi, que nous ne dominons pas et qui nous obéit si peu ! On ne sait pas ce que peut un corps, remarquait Spinoza, on ne sait pas davantage jusqu’où il s’étend, se ramifie à la rencontre d’obscures résonances, d’étonnantes accointances inattendues… Emprise deuxièmement du passé, nous avons tous une histoire (parfaitement singulière) qui nous a modelés, formés, formatés ; dans ce film explicitement, et cela fait l’objet de la si forte scène de la querelle, le passé revient et c’est entre ce couple, momentanément, comme l’irruption d’un maître absolu. On ne choisit pas son passé, on ne peut pas ne pas avoir été. La grande question pour Sarah est d’effacer ce passé tenace, turbulent mais quand, à la dernière scène, le technicien d’Orange lui annonce comme une mauvaise nouvelle que « tous les numéros sont effacés », qu’il ne reste plus de traces, d’empreintes dans la mémoire du téléphone portable, elle en sourit de soulagement, d’un sourire où plane le doute ou l’incrédulité car – sa tête effacera-t-elle si facilement « François » ?
Troisièmement personne ne flotte dans le vide, nous vivons situés, cadrés familialement, socialement, professionnellement, et ces dépendances ou engagements multiples, sans être sources d’emprise à proprement parler, nous programment, nous formatent ; nous sommes des pièces ou éléments d’ensembles plus vastes qui nous dépassent et nous dirigent, et notre autonomie ici encore, ou nos marges de manœuvres sont tellement plus étroites que nous n’aimons à le penser…
En un mot, nous sommes pris. Le terme d’emprise n’est pas loin. À chacun d’opérer ses réglages, de négocier avec ses nœuds, de supputer la taille de sa laisse ou sa longe, la mesure de sa liberté…
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