Le convivialisme au miroir du sport ?

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Je me trouvais l’autre soir à une rencontre du club convivialiste, animée par Alain Caillé, et consacrée aux affinités des positions élaborées par ce groupe, déjà résumées sur ce blog, avec le monde du sport.

Pour le redire au plus bref, le convivialisme issu de la revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) réfléchit aux usages relationnels et aux effets symboliques du don, qui ne peuvent être entièrement recouverts par les eaux glauques du calcul économique ou du froid paiement comptant… Un important Cahier (n° 46, La Découverte éd. 2015) justement intitulé « L’esprit du sport, entre jeu, don et démesure », analysait la façon dont les performances, les compétitions et les associations sportives peuvent constituer l’antidote, mais hélas ! parfois aussi le miroir grossissant, de cette invasion marchande et consumériste, source de tant de maux. Il s’agissait donc, deux ou trois ans après cette copieuse livraison, de reprendre et de synthétiser une réflexion qu’à mon tour je porte à la connaissance des passants de ce blog.

Dans quelle mesure le sport peut-il entretenir la flamme convivialiste que résume le triple impératif énoncé par Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don, « donner, recevoir, rendre » ? Mais aussi, quelles sont les dérives et les agents de corruption qui rendent aujourd’hui cette convergence improbable ?

Une passe au ballon est l’exemple le plus évident de cet esprit d’équipe – le contraire du « jeu perso » – faute duquel il n’y a pas de victoire. Mais la victoire en général suppose aussi que chaque joueur se donne, ou se dépasse ; et les moments de grâce, voire d’extase, que le sport accorde à ses pratiquants sont de même donnés, ou surviennent de surcroît, au terme d’un dur entraînement.

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D’une façon plus générale encore, mais tout aussi évidente, un tournoi sportif peut être très dur, mais il n’entraîne pas de violence, pas de massacre de l’adversaire ; celui-ci au contraire est appelé à devenir mon ami puisqu’il me fait progresser, et qu’il m’aide à tirer de moi une énergie qui me dépasse, ou que sans lui je n’aurais su mobiliser. De l’affrontement naît une bénéfique relation. On lira dans le Cahier (280 pages) comment la lutte sportive n’allait pas de soi au fil de l’Histoire, et quel temps il fallut à la non-violence pour émerger au cours des siècles, dans des affrontements qui aboutissent à se serrer la main.

Cette reconnaissance mutuelle, ou cette guerre collaborative avec l’opposant, constituent un formidable levier pour l’éveil de l’individu à la vie sociale et aux interactions courantes ; mais elle enseigne, en même temps que les vertus cachées de la réciprocité, la réversibilité des victoires en défaites, l’alternance jamais achevée des hauts et des bas : toute coupe est remise en jeu, ou sera rendue, et quand ce jeu n’est pas truqué nul ne peut prévoir ni programmer tout-à-fait son issue, chacun doit composer comme on dit avec « la glorieuse incertitude du sport ». Ou de son propre corps… (Dans les tactiques et les mille détours du don de même – qu’il ne faut pas confondre avec la charité –, le retour n’est pas assuré, ni défini d’avance.) Terrible et merveilleuse école, théorisée lyriquement par Pierre de Coubertin dans des terme repris au cours du dernier siècle par toute une tradition de vie associative et d’éducation populaire.

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Le sport enfin, comme le jeu, évolue dans une sphère non-utilitariste, ou dont l’utilité ne concerne pas en principe les échanges marchands : on exerce son corps pour le plaisir de le fortifier (ce plaisir incluant des moments de torture indéniable), comme on joue pour jouer, sans autre finalité extérieure. Ceci toujours posé « en principe ».

Sur cette querelle de l’utilitarisme il faut mieux s’entendre, car un des orateurs de la séance où je me trouvais a déploré les dérives fatales à ces fameux principes, et plaidé pour une « pratique authentique » du sport. Je ne suis pas choqué, personnellement, qu’on parle d’éducation par le sport, ce qui revient à mettre cette activité sportive au service d’un accroissement de la vie, de cette vie définie classiquement depuis Bichat comme « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». En moi comme entre nous, le sport est un accélérateur de relations, de l’esprit avec le corps, ou des sportifs entre eux.

Cette notion d’utilité demeure, à vrai dire, fort obscure ; autant, par exemple, que celle de désintéressement chez Kant, qui veut par elle définir l’action vraiment morale mais tombe du même coup dans une aporie : à l’aune du désintéressement radical, nul ne passe le test, d‘où Kant conclut (c’est son rigorisme) qu’aucune de nos actions ne mérite d’être appelée « authentiquement bonne »… La même aporie surgit quand on définit l’art comme une création désintéressée (i.e. sans finalité extérieure), alors que l’artiste se reconnait bien sûr à la passion violente, exclusive de tout autre intérêt, qu’il met à créer.

Si tout ce qui nous est vital se trouve du même coup et bien évidemment « utile », comment appliquer au sport un critère anti-utilitariste ? En restreignant peut-être notre définition de l’utilité à l’entrée dans la sphère marchande, dans celle des raisonnements commerciaux et/ou spéculatifs. C’est ainsi que le passage de l’amateur au professionnel risque d’aggraver l’utilitarisme ; chacun sent bien que la médiatisation, que les exigences d’un métier de mieux en mieux rémunéré, ou que la taille des publics constituent à cet égard une sérieuse menace, la triche, le dopage ou les coups tordus accompagnant la montée des enjeux.

La pollution du sport par l’augmentation artificielle du corps (le dopage), autant que par la financiarisation, constituent deux écueils bien repérés, mortels pour une pratique « authentique ». Mais comment mieux définir cette dernière ? Par l’exercice d’un corps se mouvant dans et par lui-même, sans le secours d’aucune prothèse ? Sans doute, à ceci près que la prothèse commence très « bas » dans la pratique sportive. Je rentre moi-même d’une rando de huit jours à vélo entre copains, où nous ne pratiquions pas tous exactement le même sport puisqu’il y avait parmi nous des vélos électriques, et d’autres très légers qui valent plusieurs milliers d’euros (et donnent un plaisir légitime à leurs usagers).

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Où commencent en général la prothèse, le dopage ? Le sport comme le jeu, ou la danse, peut se définir sans doute par les libres mouvements d’un corps autoréférentiel (celui qui ne se met pas, ce faisant, au service d’autre chose que ce libre jeu) ; mais cette auto-référence idéale du corps sportif, ou ludique, achoppe sur l’évidence séculaire que l’homme est un animal appareillé, ou une espèce « prothésée », sans que nous sachions toujours très bien tracer le partage entre la nature ou la vie propre du corps d’un côté et ce supplément de la prothèse… Pour ne rien dire de la présence (augmentante ?) d’un public qui pousse à l’ubris, au record, au spectacle et à des manifestations foncièrement impures.

On se gardera donc de réclamer une « pratique authentique » du sport, on soulignera plutôt combien cette activité, comme celle baptisée « jeu », se révèle impure ou difficile à cerner conceptuellement. Mais cette réserve faite, il est passionnant de reconnaître avec le MAUSS les promesse convivialistes du sport, et aujourd’hui sa face sombre, polluée par l’échange marchand et/ou spectaculaire. Demandons-nous, avec Rousseau, en deçà de quelle taille une cité ou un groupe humain peuvent exercer la démocratie, et comment quand cette taille augmente la vertu délibérative, le lien social ou citoyen se corrompent et se perdent ; il en va ainsi peut-être des performance sportives, « authentiques » quand elles ne sont pas filmées pour un vaste public, impures ou douteuse au-delà d’un effet de seuil. Comment le Tour, ou les J.O., échapperaient-il au dopage ? Leur médiatisation effrénée a introduit depuis longtemps le ver dans le fruit.

En réaction contre l’idéologie, vite idéaliste, développée par Pierre de Coubertin, des auteurs comme Jean-Marie Brohm ont fait du sport le miroir grimaçant du capitalisme. On peut relever à l’appui de cette thèse à quel point le sport de haut niveau « fait du chiffre » : étalonnage sévère des records en termes de secondes, de centimètres ou de grammes, vente des écrans publicitaires selon les audiences supputées, montants délirants de certains salaires ou contrats… Sans épouser cette querelle elle-même excessive concernant les ambivalences bien réelles du sport, la question convivialiste demeure de savoir comment sauver la pratique sportive de ses dérives commerciales et de ses manifestations d’ubris. Le sport engendre sa propre caricature, voire des comportements, comme ceux des supporters ivres morts ou tabasseurs des stades, qui vont à l’exact opposé des valeurs qu’au départ ils défendent ! Moins négativement, « faire du sport » s’entend couramment aujourd’hui de fervents pratiquants qui s’enferment dans des salles de gym tapissées de miroir, où le corps s’exerce en solo sur des appareils assez peu conviviaux, à l’accès strictement tarifé. Ce narcissisme, qui n’a rien de blâmable en soi, constitue lui aussi une entorse aux généreux principes de l’éducation (ou de la réhabilitation) par le sport.

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Il n’empêche, et quels que soient ses dévoiements, depuis toujours et dans toutes les sociétés, l’émergence sportive fonctionne comme un facteur d’hominisation, et d’un mieux-être individuel et collectif. Combien de jeunes rebelles des banlieues condamnés à la marginalisation témoignent que le sport leur a « tout donné » ? La métaphore sportive s’introduit partout, dès qu’il faut célébrer – fût-ce comme un cache-misère dans l’entreprise ou au gouvernement – les vertus de l’effort, de la citoyenneté et de l’esprit d’équipe. Il faut donc militer pour donner à tous le bénéfice de ces jeux encore trop mal distribués : les femmes, les classes populaires, les handicapés n’y ont pas tous également accès, malgré le dévouement des clubs et des associations (notre pays en compterait 170000) peuplées de bénévoles, et d’anciens sportifs qui consacrent désormais le meilleur de leur temps à rendre – comme arbitres, entraîneurs, trésoriers, médecins ou cadres – un peu de ce qu’ils ont jadis reçu.

Alternative à l’économie marchande fondée sur la recherche du profit, le sport avec sa dynamique d’émulation collective se propose d’abord l’échange, le partage et la construction du lien social. Pourquoi cet engouement mondial pour le foot ? Peut-être les hommes rêvent-ils, devant un beau match – riche en passes, en intelligence tactique collective, en solidarité d’équipe – à ce que pourraient être nos relations humaines ?

*

L’escrime, le saut à la perche, le vélo, le ski…, j’ai choisi d’illustrer cet article par l’image des sports que j’ai pratiqués.

2 réponses à “Le convivialisme au miroir du sport ?”

  1. Avatar de Colibri
    Colibri

    Merci de votre blogon de ce jour. Il va m’être utile en tant que président d’un petit club de Judo. Je vais le partager autour de moi.

  2. Avatar de Yves Renoux Militant de l'Alter Sport avec la FSGT
    Yves Renoux Militant de l’Alter Sport avec la FSGT

    J’apprécie ce blog qui aborde les questions de la relation de continuité entre le jeu et le sport et qui pose la question des voies possibles pour un alter-sport, un sport convivialiste qui en refusant de se soumettre aux critères utilitaristes du néolibéralisme, ouvrirait de nouvelle voies d’accomplissement au développement de tous les humains sans les réserver aux champions d’exception.
    A propos de la continuité Jeu et Sport

    Un jeu qui met au centre les habiletés motrice selon le mode du ludus (Caillois) est toujours à la source de chaque sport, et nombre de sports en retour alimentent des jeux. (Voir les enfants (et pas qu’eux) jouer à un foot « vernaculaire » (car ils créent leurs règles en fonction des conditions locales de pratiques) un peu partout et presque partout dans le monde).
    Mais le jeu devient sport quand les résultats s’institutionnalisent, (Ils sont conservés, produisent des performances comparées et étalonnées, des Classement, Palmares … alors que dans le jeu les résultats restent éphémères ne dépassent pas la partie et la convivialité qui s’ensuit.
    Le sport produit d’abord des résultats et certains sports produisent l’émotion au-delà des pratiquants, un spectacle (pas tous et certains sports sont mieux dotés que d’autres, le téléspectacle évoluant avec les moyens de communications, les smarpthones, les micro caméras et internet via You tube .
    Ces résultats produisent du capital symbolique (Notoriété et Prestige)
    Ce capital symbolique se convertit en capital social et symbolique politique à l’échelle d’une ville, d’un territoire voire d’un état avec par exemple pendant la guerre froide la course aux médailles de la RDA et de l’URSS pour montrer eau monde que leur système politique était supérieur au système capitaliste. Cette conversion politique est toujours à l’oeuvre aujourd’hui avec la recherche d’un « Soft Power » à l’exemple du Qatar. Depuis l’effondrement du bloc soviétique, c’est la conversion du capital symbolique en capital économique qui surdétermine le sport (pour vendre du matériel sportif, du sportwear, des marques, de la technologie, du spectacle…)
    On peut poser légitimement qu’est ce qui pourrait caractériser un alter sport, une politique pour un sport convivialiste.

    Pour un sport convivialiste je verrai donc quelques principes à défendre
    1 Que le jeu soit considéré comme plus important que l’enjeu.
    2 Que le sport soit considéré comme un bien commun de l’humanité accessible à toutes et tous y compris « aux invisibles » pour que le sport participe de l’humanisation et du bien être de chaque humain.
    Respectant ainsi les principes du « Tout le monde joue » Principe effectif de commune humanité et de commune socialité cher du convivialisme , Tout le monde réussit et progresse » pour le Principe d’individuation.
    Quand au principe d’opposition maîtrisée, s’opposer sans se massacrer est globalement un acquis du sport. La question posée à la compétition de convivialiste. « Ce serait jouer sans élimination ou sans être assigné à rester sur le banc de toucher »
    La compétition ira dans le sens convivialiste quand la priorité des priorités devient : tout faire pour devenir meilleur ensemble, pour que chacun devienne meilleur.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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