Nous partageons entre nous une notion de commun, placée au cœur du souci écologique, mais dont le périmètre n’est pas facile à cerner. Si nous avons en partage commun le climat, les océans, les forêts, la Terre, les espèces en voie de disparition, etc., comment faisons-nous (ou non) « communauté » avec ces ensembles dont nous sommes partie prenante ? Car ce terme de commun indique, à l’évidence, non seulement que ces choses sont fortement corrélées entre elles, mais que nous-mêmes en dépendons pour notre simple survie, tant nous leur demeurons intriqués, enchevêtrés.
Un bien « commun » se tient entre nous, au milieu ou à bonne distance de chacun, à une distance qui le rend inappropriable, soustrait aux convoitises suscitées par la marchandise, à nos pulsions de domination et d’extraction. Et les dispositifs d’accès et d’exploitation de ce commun sont eux-mêmes communs, ils font l’objet d’une négociation et d’une coopération active des hommes qui se regroupent et s’activent dans les soins donnés aux communs ; des règles de bonne conduite en découlent, qui contribuent à façonner autour des communs (que ce soit pour la pêche, la chasse ou l’activité pastorale) une forme de civilité, des protocoles d’usage, un dosage de devoirs et de droits. Notre médiologie, étymologiquement intéressée à cette notion de milieu, ne saurait négliger cette problématique du commun, ou d’une communauté qui, par les temps qui courent, semble rétrécir comme une peau de chagrin.
Or le commun est aussi celui de la raison (chose-du-monde-la-mieux-partagée), ou d’une culture de l’argumentation et de la confrontation. Dans ce domaine aussi, force est de constater une sérieuse dégradation. Nos espaces de débat reculent, tant les indices se multiplient de cet abaissement, ou affaissement, d’un logos que la philosophie des Lumières et le rationalisme classique posaient comme l’horizon d’entente de notre espèce. Depuis Deleuze déclarant qu’il n’est pas philosophique de débattre, jusqu’à la caricature de confrontation publique offerte par le premier duel télévisé entre Trump et Biden, il n’est pas évident de traiter l’adversaire comme un partenaire, bienvenu pour la recherche conjointe de la vérité en matière éthique, esthétique, philosophique ou politique… À l’époque pré-révolutionnaire de Diderot, les Salons où l’on discutait des jugements de goût préparaient les esprits à rechercher les conditions du bon gouvernement ; où en est cette culture du débat aujourd’hui ? Serait-il devenu moins facile de s’entendre, et pourquoi ?
La multiplication des fake news et des « faits alternatifs », la proclamation d’une vérité « à la carte » ou selon les circonstances, l’expression nue des sentiments préférée à l’argumentation, ou encore la montée du « politiquement correct » qui contamine nos campus après ceux des U.S.A. (par exemple les conférences empêchées de Sylviane Agacinski ou de François Hollande pourtant prévues en territoire universitaire), bref une vision étriquée de la culture, uniquement perçue comme rattachement à une communauté sans dialogue possible avec les autres, ne laissent pas d’inquiéter.
Climato-logo-scepticisme
Bruno Latour l’a fortement souligné dans Où atterrir ?, le climato-scepticisme et la propagation des fake news par Donald Trump relèvent de la même posture, vous et moi n’appartenons pas au même monde, le climat de Paris n’est pas celui de Washington, et toute vérité de même se laisse ployer et manipuler au gré des circonstances, au diable les faits, il n’y a que des interprétations ! Le même Trump déclarant « Je vous aime » à la horde de ses partisans, avant de les lancer à l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, montrait assez de quelle communauté lui-même se réclamait.
Tentons un rapide survol de cette récente restriction : il n’y aurait rien de commun entre un homme et une femme, proclament certaines féministes, qui voient dans le badinage amoureux une honte, dans la galanterie la première étape du viol. Si aux Etats-Unis deux partenaires persistent malgré tout à s’approcher, ce sera bientôt en s’entourant de contrats et sous le contrôle de leurs respectifs avocats ! On a vu de même, au théâtre, l’acteur blanc interdit de représenter un noir ; ou, parmi les communautés LGBT, circuler la tyrannie du particulier et de l’assignation au genre, seule une lesbienne peut parler pour une lesbienne ou la comprendre, etc. En se repliant sur elles-mêmes, ces petites communautés d’une scissiparité virtuellement infinie fragmentent l’idéal universaliste et la commune appartenance des hommes à une (possible) humanité ; cette idée ou cet idéal jadis régulateurs se trouvent supplantés par les revendications infinies d’un corps, d’une histoire, d’une aire géographique ou d’un récit qui font de chaque individu un être à part, autonome, non substituable ni représentable par aucun autre. Pour le dire avec Debray, la ligne chair tend à éclipser dans nos débats, nos raisonnements ou nos imaginaires une antique et plus abstraite ligne verbe à laquelle l’école et le jeu de nos institutions nous avaient (non sans peine) éduqués.
Crise de la représentation
Cette crise de la représentationse traduit donc par la mise en avant ou la prééminence des corps. Il est clair que mon corps, ma biographie ou (pour citer le dernier Edgar Morin) « ma voie » sont d’une absolue singularité, nul ne peut les emprunter, les endosser ni s’en réclamer à ma place. Mais cet ordre physique, que le latin exprime par le pronom ipse, constitue-t-il l’alpha et l’oméga de la personne ? Celle-ci n’est-elle pas insérée dans des communautés plus larges, qui vont jusqu’à l’humanité, à laquelle la Déclaration des droits de l’homme a accolé le pronom idem pour souligner entre les sujets, au-delà des différences de surface et de tous les particularismes, leur commune égalité ?
L’indice est par définition et par nature un signe physique (et non un artefact comme sont l’image, ou l’ordre symbolique des lettres et des chiffres). Cette montée en puissance du corps ou de ses indices, ce nouveau cratylisme donc viennent supplanter les signes plus abstraits, ou symboliques, de la langue vernaculaire et en général de la représentation ; rivés au piquet de nos attaches sensibles perçues comme ineffables, uniques et non substituables (non négociables), notre culture se naturalise et nous payons cette restriction d’un effondrement du logos.
Dans ce nouveau monde ainsi émietté, saturé d’allergies et de phobies des contacts, l’ouverture démocratique ne joue plus, la représentation s’apparente à une tromperie, l’empathie envers l’autre ou le frayage avec l’altérité à une dangereuse aliénation. Et l’idéal des Lumières, qui luttait contre les mœurs barbares fomentées par la religion et d’ancestrales coutumes, se trouve assimilé à l’arrogance du mâle blanc occidental toujours suspect de colonialisme. L’irruption au Capitole, en janvier, d’une foule ivre de rancune contre ces-élites-qui-nous-représentent-si-mal, et parmi elle cette image, qui a fait le tour du monde, d’un homme affublé de cornes et de peaux de bêtes (agitateur du mouvement QAnon arrêté depuis) jusque dans le bureau de Nancy Pelosi, en disent long sur notre crise de la représentation : le jour même où l’élection en Georgie faisait basculer la majorité au Sénat, la profanation de ce sanctuaire de la démocratie mit en pleine lumière l’irréconciliable affrontement entre ceux qui jouent le jeu de l’élection, et les adeptes du complot et des fake news martelées dans chaque discours par un président-vociférateur.
« C’est une idée universelle qui est battue en brèche » a solennellement, au vu de ces images, spécifié Emmanuel Macron dans son allocution nocturne postée depuis l’Elysée. Il faudrait pouvoir développer ici, à la suite de Caroline Fourest (La dernière utopie, 2009) ou de François Jullien (De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, 2008) les tribulations de cette idée de l’universel, née en Grèce, et son déclin dans notre nouvel éco-système.
En commençant par souligner le paradoxe des bonnes intentions : on voit ainsi des anti-racistes combattre l’universalité du genre humain, qu’ils assimilent au rouleau compresseur d’un occident colonisateur, démolissant du même coup un des plus sûrs remparts contre le racisme. On voit, au nom du respect des cultures toutes éminentes et par définition souveraines, admettre jusque sur notre sol le mariage des fillettes et leurs mutilations sexuelles… On tolère, au nom de la tolérance, des discours fanatiques ou particulièrement intolérants. La culture dans chaque cas se retourne en clôture, la communauté en communautarismes. Les deux sens du mot culture montrent ici leur divergence radicale, vers l’idéal émancipateur d’un universel ou vers le repli tribal ; en enfermant chacun dans ses origines, en valorisant la défense des minorités, toujours plus nombreuses et plus exigeantes, fermées à tout ce qui n’est pas elles, il arrive que le monde de la culture creuse sa propre tombe.
La culture de masse, qui accompagne la diffusion de la culture véritable comme sa déformation ou sa grimace, montre bien cette allergie à la représentation, au détachement, à la vie symbolique des signes, qu’elle rabat sur la proximité des indices et la chaude matérialité des corps. Elle sert alors de caution aux raisonnements primaires et à la persécution des fanatiques ; c’est ainsi que, dans certains procès en blasphème intentés par l’intégrisme religieux, un texte sera pris au pied de la lettre ; ou que le second degré, l’humour, le sens du jeu seront perçus comme autant d’offenses par des inquisiteurs féministes, anti-racistes ou LGBT. Un espace de respiration, de semblant ou de jeu se trouve ainsi frappé d’interdit, toute une vie symbolique des signes en est décapitée. Ces groupuscules s’entourent de patrouilles armées d’articles de code, de foi, de tribunes qui propagent la chicane et traquent les suspects. On ne plaisante pas avec l’offense (grief devenu péché capital) ; ces cultures groupusculaires gèlent une parole qui ne joue plus. La susceptibilité ou la crainte de l’autre y deviennent telles qu’on voit surgir sur certains campus américains des safe spaces, des lieux et des cours où l’étudiant est sûr de ne pas faire de mauvaises rencontres, de croiser des images ou d’entendre des propos qui pourraient choquer sa foi, ou ses convictions.
La communication contre l’information
Or qu’est-ce que la culture, sinon l’aptitude à sortir de soi, à se laisser surprendre, voire contredire par le monde des autres ? Qu’est-ce que l’information (au rebours de l’opinion ou de la croyance), sinon cet énoncé provisoirement vrai qui résulte du jeu d’enquêtes contradictoires, essentiellement révisables et toujours sujettes à caution ? Qu’est-ce que la vérité enfin, sinon cette étape d’un tournoi où une première thèse a affronté sa négation, l’a surmontée ou réfutée pour se poser en nouvelle thèse, laquelle à son tour… Tel était du moins l’enseignement dialectique d’un Hegel, qui ne concevait pas comme valable, vivante ou vraieune affirmation qui n’aurait pas essuyé le feu de sa contradiction.
Où en sommes-nous aujourd’hui, assignés, définis, repliés que nous sommes dans nos petits cénacles et dans les jeux frileux de l’entre-soi ? Des clans en lutte éloignent la conception d’une société rassemblée sous l’idée d’une commune humanité, ou d’un bien commun visant l’universel ; cette régression du général au particulier, ou du bien aux maux dont se réclament les victimes, risque d’entretenir une guerre de tous contre tous : une addition de minorités ne fait pas une volonté générale, un patchwork de revendications victimaires ne débouche pas sur une vision commune, ni sur un espace qu’on dira véritablement public. Contre les forces de la dislocation, du morcellement de la raison, de la privatisation de la planète, contre le nombrilisme de ces petites communautés réduites aux affects, comment et avec quels outils réagir ?
La médiologie (qui analyse en particulier la formation des milieux et le nouage du nous) ne devrait pas être tout-à-fait sans réponse ni propositions… Je songe à une ancienne (mais combien actuelle) problématique, celle de la communication contre l’information : les termes de ce couple rigoureusement antagoniste/complémentaire tirent en sens contraire, l’information vers un partage (contrôlable) des savoirs avec pour horizon l’universel, dont l’idéal est proposé par la connaissance dite scientifique, qui s’accompagne toujours d’une certaine froideur ; et la communication inversement vers une restriction de ces messages à des zones spécifiées et d’avance closes, mais porteuses de chaleur, d’identités et de forts liens mutuels. On ne peut entièrement sacrifier l’une à l’autre, et toutes deux ont leur séduction : l’information, inséparable de l’effort de connaître et qui implique donc le dialogue et la contradiction, propose aux hommes de s’entendre sur le plan (qui vise l’universel en lésant bien des intérêts particuliers) de l’objectivité et de la raison. La communication, moins tortueuse ou plus immédiate, replie ou scelle notre communauté sur l’évidence de la connivence ou le sentiment de faire corps.
Pourquoi l’universel fait-il si peu lien, y compris à l’université ? Pourquoi les vérités de la com s’arrêtent-elles aux frontières du groupe ou de la tribu ? Vieilles, très vieilles questions toujours à reprendre… Jamais, pourrait-on soutenir, nous n’avons été mieux informés : il n’y a pas, en matière d’équipement en médias, un âge d’or que nous pourrions regretter. Souvenons-nous du temps où la télévision, contrôlée par le Ministère de l’intérieur, émettait sur une seule chaîne en noir et blanc ! Ou des choix plutôt chiches offerts par le kiosque à journaux, ou des prêches du curé le dimanche… Que le monde (largement villageois, naturellement chauvin) de nos parents et de nos grands-parents paraît étriqué et borné, au regard de la formidable ouverture aujourd’hui appelée mondialisation ! Sans doute, mais que faisons-nous de cette immensité, en avons-nous l’emploi, savons-nous la domestiquer ? Face à l’éclatement inouï des sources d’information, quelles sont nos capacités de traitement, quels récepteurs sommes-nous ?
L’information ne circule pas seule, elle entraîne des peurs, des passions, des réactions épidermiques – et fort épidémiques ! La lumière naturelle chère aux philosophes classiques s’est, avec la multiplication des journaux, des livres, des écrans ou de toutes sortes de magistères, fortement dépolarisée. Ne sachant comment butiner dans cette offre bariolée qui infiniment nous déborde, nous allons vers ce qui nous ressemble, ou nous rassemble au plus court : moins vers ce qui risque de contredire nos croyances que vers ce qui les conforte, vers ce qui flatte, qui brille, qui séduit. S’informer fatigue, la vérité n’a pas toujours bon visage, et surtout pas le monde des autres lointains, forcément rebutant et difficile à percer. Le suivisme, le mimétisme, le narcissisme dominent donc nos randonnées informationnelles de lecteur ou de spectateur ; et il faut beaucoup de culture – de vigilance, de goût pour la contradiction, de curiosités ouvertes sur le monde – pour résister aux sirènes de la clôture et de l’entre-soi.
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