Le degré zéro de la cinéphilie

Publié le

J’écoute régulièrement sur France inter Le Masque et la plume, où je puise plus de raisons de désaccord que de révélations touchant la beauté (ou l’intérêt intrinsèque) des œuvres proposées à la discussion : un tenace entre-soi, la mise en valeur de l’orateur substituée aux louanges qu’on pourrait diriger vers celles-ci…, offusquent le jugement et suscitent de ma part plus d’impatience que de reconnaissance. Quelle petite chose que l’art, si rare, si vite expédiée, nous répète en boucle ce genre de critique.

Et puis, il y a des éloges que je ne m’explique décidément pas. Hier dimanche 5 janvier par exemple, le courrier lu en début d’émission revient avec emphase sur le film Vingt dieux, qu’une auditrice de soixante-dix ans a particulièrement goûté, en compagnie de ses enfants et petits-enfants : c’est tellement comme notre vie à la campagne, nous aussi nous produisons du fromage, quel bonheur de nous retrouver dans ce film ! 

Eh bien moi (qui ne fabrique pas de fromage) je regrette d’être allé voir Vingt dieux (poussé par une critique globalement très positive), film fauché, sans scénario, sans personnages un peu consistants ou auxquels on puisse s’attacher… La confection laborieuse d’une tome de comté, le vol de quelque bidons de lait, la timidité amoureuse du garçon, son strip-tease juché sur un tonneau, un rodéo de vieilles bagnoles – vous voulez me retenir avec ça ? Mais non, pour certains (qui semblent majoritaires) ce film est tellement ressemblant ! Tellement eux !!

Et j’entrevois ceci : ceux qui couvrent d’éloges cette oeuvrette d’une débutante se font une conception très simple du cinéma, il faut qu’un film les concerne, leur parle d’eux, et particulièrement de leurs difficultés à parler, à penser, à s’ouvrir à un monde plus vaste. Que le film soit leur miroir, qu’il les confirme dans les chétives limites de leur vie, qu’il fonctionne comme excuse pour leur propre banalité, sans exiger ni montrer davantage. Le monde de Vingt dieux (quel titre !) ne suggère aucune profondeur, aucun arrière-monde derrière la trivialité subie du quotidien. L’action, le rêve, les désirs s’arrêtent là ! Et n’en sortiront pas – point barre. 

Qu’on puisse admirer ou cautionner une pareille restriction m’étonne, mais je me rappelle ceci, degré zéro s’il en est de la cinéphilie : à Centuri, village du cap corse où je passe mes vacances, on projetait un soir d’été un film tourné par Ange Leccia (qui réside dans cette commune) ; je n’ai conservé aucun souvenir du scenario, sinon qu’il portait à l’écran les faux exploits d’une bande de jeunes gens qu’on qualifierait aussi bien de pieds-nickelés, ou de bras cassés. Cette première projection (avant la distribution, ou les festivals !)  était donnée pour remercier les acteurs de ce film, qui peuplaient la petite salle, et s’exclamaient bruyamment, ô c’est le chien d’Antoine ! Et là, la supérette de Pascale ! Et Pépé sur son banc ! Et les rochers de Barcaggio !! Et ainsi de suite : tout épisode était matière à reconnaissance émue ; comme aux premiers temps du cinéma peut-être, ce public s’émerveillait de voir accéder à la présence scintillante de l’écran, à la surexposition qu’il procure, les éléments d’une vie des plus familières.

Ce public n’attendait pas d’Ange Leccia qu’il le transporte, qu’il l’éduque, toute la magie de son art était rabattue sur l’enregistrement et la duplication, sans fard, sans recherches ni ornements, sans le ressort d’un argument ni d’une histoire. La pellicule adhérait au vécu le plus ordinaire. Et comblait d’aise la salle, comme c’est bien nous ! s’extasiait le public.

Il arrive ainsi à certaines « œuvres », que j’hésiterais à qualifier d’art, de renchérir sur notre narcissisme ordinaire en bornant la représentation au chez-soi, au cocon individuel de chacun. Comme si le propre de l’art n’était pas au contraire de nous dépayser, de nous tirer hors de notre couloir de nage… J’ai écrit jadis La Crise de la représentation pour dénoncer cette restriction, cet aplatissement narcissique. C’est un sujet auquel je songe souvent, quand le terme de représentation notamment glisse du domaine artistique au politique. 

Une vie tant soit peu citoyenne, ou concernée par ses voisins, suppose en effet qu’on quitte son monde propre pour l’accorder (dans la mesure du possible) au monde propre des autres. La représentation politique ne relève pas d’une fidélité en miroir, représenter n’est pas mimer, ni s’identifier, cela suppose un écart, une traduction, un dépassement ou un compromis. J’ai traité cette question dans un précédent billet de ce blog, « L’isoloir n’est pas une cabine d’essayage ». Car on confond souvent les deux : combien de gens voudraient que Macron, ou leur maire, leur député, leur ressemble ? Combien ne se reconnaissent pas dans les résultats de leurs votes et donc s’en détournent, crient à la défiguration ou à la trahison ?… Combien, prisonniers de leurs chapelles partisanes, de leurs étuis communautaires, ne jurent que par leur programme et refusent toute concession, tout « compromis » avec le programme des autres ! Il arrive heureusement, parfois, que quelques romans ou quelques films nous aventurent hors des sentiers rebattus et du même coup nous étonnent, nous élèvent. 

7 réponses à “Le degré zéro de la cinéphilie”

  1. Avatar de Aurore
    Aurore

    Bonjour !

    C’est toujours quelque chose comme une sorte de bonheur de lire les billets du maître.

    Parce que tout simplement on s’y retrouve…

    C’est une réponse qui aurait pu être donnée au derviche à la fin du « degré zéro de l’écriture » de R.Barthes.

    On comprend le mal aise du vacancier cinéphile qui cherche une autre représentation, une relation plus charnelle, s’accrocher à une main secourable dans le tunnel où nous courons, affolés, quand sur l’écran, le rideau tombe.

    S’entendre dire « au temps pour moi » (1), faire amende honorable, c’est une preuve d’existence, un désir de s’améliorer par le point de vue de l’autre…Quid de cette impossible armée des ombres, mes bons seigneurs ?

    Un ami qui enseigne dans une grande école, agrégé et tutti quanti, un jour partageant mon brouet, a promis de venir m’apporter son livre qui va sortir à l’aprilée prochaine. Un ouvrage difficile, j’imagine, sur l’empreinte de Dieu dans le monde quantique. Une occasion pour lui demander, à cette gente et brave personne, de donner conférence ici-bas, dans mon petit coin de France profonde…

    Et j’entends déjà la critique :

    Et vous croyez que les gars du village font faire lalalalala quand votre homme de science va dégrafer son corsage pour donner la gougoutte à son chat, celui de Schrödinger, comme de bien entendu ?

    Et si justement, on se mettait au niveau des gens, non pour penser et parler comme eux, mais bien pour faire simple et faire ressortir ce qu’en eux et dans les choses, il y a de profond ? Pour s’aventurer en ces terres inconnues en milieu agricole et rural, pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr ou l’Ena en affichant sur Internet, ses thèses et ses diplômes.

    Dans l’égrégore d’un groupe, travailler la relation et le goût de l’autre… Ma foi, pourquoi pas ? Sans passer par les sciences de la communication, n’est-ce pas risqué ? À chacun son Palo Alto !

    Un défi…O verra bien. À dieu vat !

    Qu’en pensent nos deux intellectuels préférés de la Halle Saint-Pierre qui vont dans quelques heures pérorer à l’envi sur un duo surréaliste, devant un public d’enseignants bien posés…Si vous y voyez un poseur d’enseignes, faites-moi signe, Messires !

    Et je vous demanderai conseil, si telle présence est confirmée.

    Au plaisir de vous lire…Utilement.

    Aurore

    (1) J’écris « au temps pour moi » en pensant au commandement en usage dans les casernes. Si je me trompe, dites-le moi et corrigerai incontinent.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Au temps pour moi donc, chère Aurore : je n’ai jamais compris cette locution… Permettez-moi d’objecter à votre commentaire : JF Rabain et moi-même samedi à Saint-Pierre ne « pérorerons » pas, je me fait une autre idée de la parole d’enseignant, ou du chercheur. Il s’agit, entre Aragon et Breton, de dégager une vérité cachée qui n’a pas reçu jusqu’ici beaucoup de lumière. Les textes sont assez sibyllins, et méritent explication.

  2. Avatar de Guillaume M.L. Bardou
    Guillaume M.L. Bardou

    Aurore fait remarquer à la vanité du poseur d’enseignes que les enseignes sont des signes… Qu’importe son éphémère vanité. Il donne son signe par un poème à l’invite d’une confiance qu’il ne peut ignorer :

    Les signes plus forts que les idées
    Les idées nécessaires aux signes

    Nous faut-il toujours des images
    Pour de ciel sombre à clair aller

    L’imagination qui détourne du mal
    Nous replonge vite dans le mal

    car par le vaste et l’éternel sommes aimantés
    Et que souffrance est toujours perte mais seule chance

    Alors contre toutes les raisons de l’enfer
    Réussir sans idées à changer son visage

    Pas d’idées, rien qu’une ambiance qui change
    Percevoir les ubiquités sans même y penser

  3. Avatar de Aurore
    Aurore

    Bonsoir !

    Monsieur Bardou me réduit à quia, et je suis sans arguments pour lui répondre.
    La méthode de notre cher Edgar Morin ne me donne pas d’idées pour essayer de comprendre la perception de cette capacité d’être présent en plusieurs lieux à la fois.
    Si mon interlocuteur est là, parmi vous, samedi, à la Halle Saint-Pierre, peut-être, aura-t-il quelque chose à dire pour enrichir le dossier surréaliste… Depuis l’enseigne Gradiva, rien de nouveau sous le soleil qui blesse les yeux de ses adorateurs…
    Un bon conseil pour le pèlerin cherchant hors des sentiers battus, eût été pourtant de bon aloi.
    Je n’irai pas, n’ayant pas d’argent pour faire les grands voyageurs.
    J’y serai par la pensée, tout simplement.
    Mais une pensée, ça ne tient pas le micro et nos maîtres en la matière, à la tribune, ne savent pas encore répondre par téléportation quantique, que je sache !
    Bonne journée, samedi, à Messieurs Bougnoux et Rabain et à leurs auditeurs présents en chair et en os, dans la salle.
    Puissent-ils faire signe à ce « quelque part » dont Régis Debray dit qu’il est une absence !

    Aurore

  4. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir !

    Madame Aurore qui s’y connaît en bonne tenue lexicale et toujours au pied de la lettre, nous interpelle quand elle écrit :

    « Un défi…O verra bien. À dieu vat ! »

    Un « On » qui n’a qu’une jambe… Est-ce bien raisonnable ?
    Je me souviens d’un bel article de l’excellent Philippe Ratte dans « Médium », il y a dix ans.
    Monsieur Ratte parlait de la prévalence d’un « ON » complètement délirant.
    Il faudrait relire et faire lire son article qui donne sens à l’actualité, notre actualité, où l’on nous bassine avec des périphrases ampoulées sur le « refus de l’amalgame » et qui sont précisément le terreau de l’amalgame.

    « On » dit comment quand il parle à Dieu ?

    Je ou tu ?

    Bien à vous.

    Kalmia

  5. Avatar de Aurore
    Aurore

    Bonjour, cher Maître !

    À mon tour de faire amende honorable, en vous disant « Au temps pour moi ! »

    J’ai utilisé le verbe pérorer sans apporter la moindre précision. C’est une faute.
    À votre endroit, il n’était pas question d’emphase, bien évidemment !
    En l’écrivant, j’ai pensé à la fin du livre d’un physicien sur les feux du savoir, qui le terminait en ces termes :

    « Tandis qu’ainsi je pérorais, le soir, à pas de loup, était venu. Les ombres avaient envahi le jardin. Mes derniers mots furent ponctués d’un « ploutch! » sonore et une onde circulaire de belle ampleur se dessina sur la rivière. »

    L’auteur m’a dit son « éblouissement » quand dans une lettre à lui destinée, j’ai écrit le nom de cette infime ruisseau.
    J’ai longé ses berges, plus tard, un jour de juin deux mille dix, du côté de Fourmagnac, en Quercy. Ondine n’était pas loin. À chacun sa réalité…cachée !
    La péroraison est la conclusion du discours. Pensez aux Annotations de Glaréan, celui qui affirma que c’est Dieu qui a inspiré à Suétone ses Vies.
    Pour votre colloque de samedi, il eût été plus raisonnable de ma part de parler d’investigations, au sens de Wittgenstein dont vous connaissez les remarques philosophiques, Daniel et Jean-François.
    Puissiez-vous, nonobstant ce petit malentendu, écouter ma prière !
    Serait-ce possible de commander le compte rendu de vos travaux et si oui, en connaître les modalités ?
    Bonne journée studieuse, samedi à Paris.
    Recevez, chers amis si lointains, l’expression de ma respectueuse amitié

    Aurore

  6. Avatar de Aurore
    Aurore

    P.-S :
    Encore une fois, pardonnez-moi ce caprice de lectrice pressée !
    J’aurais dû me relire avant de poster ce commentaire. Il faut écrire « cet infime ruisseau », au masculin.
    On dira avec Gaston Bachelard que la rivière est le mot le plus français de tous les mots et si la rigole ruisselle, le ruisseau rigole…Ah, chers amis, « l’eau et les rêves » !
    Cet éternel écolier, ce penseur a cité André une seule fois et oncques Louis.
    Pourquoi ?
    Peut-être parce qu’il ne parlait pas aux arbres, au soleil et au ruisseau…Allez savoir !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Ton petit brûlot, cher Daniel, cherchait à faire réagir à chaud. Que l’on s’exclame ; « Peu me chaut ! »au sujet…

Articles des plus populaires