« Le Fils de Saul », filmer la Shoah ?

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J’ai voulu voir hier soir, dès sa sortie en salle, le tant vanté film de Laszlo Nemes, Le Fis de Saul, tellement le battage est énorme, six pages dans Libé dont l’accroche en une, pour dire paradoxalement que peut-être ce film était surfait (dans l’unanimité qu’il suscite) et qu’on en parlait trop…

Il est vrai que Lanzmann, connu pour ses positions radicalement iconoclastes touchant les mises en scène de la Shoah, a adoubé ce film et reconnu dans son réalisateur un « fils ». La question s’avère donc complexe et mérite réflexion : comment représenter la terreur, à quelle « bonne » distance en mettre les tentatives d’images, comment en bref respecter, en équilibre sur cette lame de rasoir, les règles d’une éthique de la représentation ?

J’ai publié en 2006 à La Découverte un ouvrage, La Crise de la représentation, dont les chapitres IX et X sont précisément consacrés au traitement de ces questions. J’en reprends ici des passage, pour nourrir le débat que, dans l’édition d’hier, Libération appelait de ses vœux.

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Laszlo Nemes

La Shoah est-elle représentable ? Comment la raconter, la peindre, la filmer, en transmettre l’expérience ? Dans L’Univers concentrationnaire, David Rousset prévenait dès 1947 son lecteur : « [Les déportés] ont cheminé dans le fantastique décor de toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre ». C’est Primo Levi qui aura peut-être, mieux que d’autres, formulé la difficulté qu’éprouvent les rescapés à simplement porter témoignage : non seulement leur mémoire est écrasée par l’évidence que, quoi qu’ils disent, on ne les croira pas, que personne ne pourra entendre ça car il faudrait, au delà des mots, l’avoir vécu, mais une insidieuse culpabilité s’attache à leur survie : « Je le répète, nous, les survivants, nous ne sommes pas les vrais témoins. (…) nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont devenus muets, mais ce sont eux, ces « musulmans », ces engloutis, les témoins intégraux ».

La perte de la dignité humaine semble plus forte encore chez les femmes, et il arrive, à leur retour, qu’on les soupçonne d’avoir survécu en échange de services sexuels – argument du sulfureux film de Liliana Cavani, Portier de nuit.  D’une façon générale, le récit des rescapés gêne, ou n’intéresse pas. Le manuscrit de Si c’est un homme fut d’abord refusé en 1947 par Einaudi, et il fallut attendre 1956 pour que le livre démarre vraiment. Le double bind du survivant touchant le témoignage est extrême : ne rien dire, c’est collaborer avec ses bourreaux ; raconter c’est édulcorer, inscrire l’indicible dans le fil rassurant de l’histoire.

Les images des camps, qui circulent abondamment dès l’été 1945, souffrent d’être reproduites sans principe : les légendes manquent ou demeurent fantaisistes, le choc émotionnel est préféré à la documentation, et ce choix d’horrifier va nourrir paradoxalement le délire négationniste qui incriminera ces imprécisions. Plus l’image est terrible et moins on se soucie par elle d’expliquer ou de documenter ; on préfère créer un archétype, un concentré d’abomination mais on retarde ainsi le travail de la mémoire et de l’histoire, et le pathos court-circuite la connaissance. Dans Nuit et brouillard de même (1956), le commentaire de Jean Cayrol ne mentionne pas le mot « juif », et le rôle de Vichy est carrément occulté ; lyrique ou symbolique, le film phare d’Alain Resnais ne sert pas vraiment l’intelligence de l’extermination. L’isolement des témoins devient radical. Il neige sur le trauma, comme on voit dans le film de Claude Lanzmann la végétation et la neige recouvrir doucement les sites de la mort industrielle.

Indicible, impensable, irreprésentable… – ces mots accolés à la Shoah aiguisent notre problème, mais ils donnent aussi des arguments à la paresse. Répéter, après Adorno, qu’on ne saurait écrire de poèmes après Auschwitz, revient à renchérir à bon compte sur le silence et l’effondrement escomptés par les nazis. Quelle étrange victoire serait la leur si les camps n’étaient d’aucune manière objets de « représentation » ? La question n’est pas d’interdire celle-ci – au nom de quel indicible ? – mais de trier entre les images disponibles et les choix des uns et des autres. Car, comme l’a fortement souligné Pierre Vidal-Naquet, « [le génocide] a été pensé, c’est donc qu’il était pensable ». La polémique vigoureusement alimentée par Claude Lanzmann, sa condamnation sans ambages de La Liste de Schindler, l’accusation d’iconoclasme portée contre lui par Jorge Semprun dans Le Monde des débats de mai 2000 mettent le film Shoah au centre de nos questions, et y apportent plusieurs réponses.

« L’Holocauste est unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible ; prétendre le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation. (…) Pour témoigner, est-ce qu’on invente une forme nouvelle ou est-ce qu’on reconstruit ? Je pense avoir fait une forme nouvelle. Spielberg a choisi de reconstruire. Or reconstruire, c’est, d’une certaine façon, fabriquer des archives. Et si j’avais trouvé un film existant – un film secret parce que c’était strictement interdit – tourné par un SS et montrant comment trois-mille juifs, hommes, femmes, enfants, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire 2 d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas capable de dire pourquoi. Ça va de soi ».

220px-Claude_Lanzmann_cropClaude Lanzmann en 2008

Cette déclaration célèbre de l’auteur de Shoah démarque nettement son regard d’autres façons d’entendre l’histoire ou le témoignage. Premièrement et pour aller au plus évident, le « document » improbable mentionné par lui ne pourrait être que le fait des bourreaux, et Lanzmann refuse absolument d’endosser leur regard. Mais il prend également position contre une reconstitution du type proposé par Spielberg, donc a fortiori contre les films qui, de Kapo à Holocauste, ont fictionnalisé la Shoah. Opposé à la reconstitution, Lanzmann entend nous faire toucher, au présent des témoignages et par les rescapés de cette Histoire, le peu qui reste. Shoah constitue moins, à cet égard, une « représentation » qu’un film entièrement tourné au présent de l’énonciation (des témoins), donc un film qui interroge chaque spectateur sur son propre degré de présence (ou d’absence) à l’événement majeur du siècle, un événement qui demeure aussi un repoussoir absolu (pour les regards, pour la mémoire). La scène infigurable du « combat de la mort », où les agonisants mouraient dans le noir en grimpant les uns sur les autres, fait l’objet d’un récit, celui de Filip Müller qui survécut aux équipes des Sonderkommandos, et qui décrit devant la caméra de Lanzmann l’aspect des victimes à l’ouverture de la chambre à gaz. Shoah substitue ainsi, au nom de l’éthique de la représentation, le document à la fiction et le récit à l’image.

La question de l’image semble en effet cruciale : traumatisante, elle risque de couper la parole, ou de peser sur notre faculté critique d’idéation. Le fascisme d’autre part s’est fondé sur d’obscures ressources de fascination ; à la sortie du film Nuit et brouillard, Jean Dutourd déjà s’inquiétait d’une possible contagion : montrer un pareil film allait-il « donner des idées » ? Dans les images les plus dénonciatrices peut toujours se glisser le virus de la propagande.

Par ses déclarations, Lanzmann se démarque de deux autres positions également présentes dans les représentations de la Shoah : il ne veut pas expliquer – effet boomerang d’une certaine bonne volonté pédagogique – mais seulement montrer ; et il se détourne résolument d’une problématique de la preuve : on ne discute pas avec les négationnistes. Le point crucial autour duquel tourne l’esthétique paradoxale de son entreprise est de savoir comment montrer, ou faire toucher du doigt l’énormité de la disparition appelée « Shoah ». Au cœur d’un siècle voué à l’essor inouï des technologies de l’enregistrement, le génocide aura laissé si peu d’images ! La photo et le cinéma, si prolixes sur d’autres sujets, y touchent à peine : l’extermination des Juifs s’est accompagnée d’une extermination de l’extermination, ce que les psychanalystes, après Lacan, nomment la forclusion (cet effacement qui ne se contente pas de refouler, mais qui abolit tout vestige ou effet secondaire de sa propre dynamique) ; les nazis ont méticuleusement effacé les traces de la « solution finale », ils ont voulu rendre impossible le témoignage des survivants.

L’espace des camps était lui-même une zone interdite de récits et d’images, ou plus précisément : le lieu d’une négation planifiée et organisée de la représentation pour chaque conscience, celles des nazis comme de leurs victimes. Du côté des bourreaux, l’extermination faisait l’objet de constants euphémismes, et d’un véritable meurtre de la parole ; si beaucoup d’Allemands savaient, peu « réalisaient » ce que représentait vraiment la solution finale. Chez les victimes, un grand nombre seront morts sans doute quelques heures à peine après être débarqués du train, sans avoir pris la mesure de ce qui les attendait à Treblinka ou Birkenau. Pour ceux dont on peut dire qu’ils habitèrent Auschwitz et les camps de la mort, les terribles conditions de survie anéantissaient en grande partie leurs capacités de représentation. Le propre de la terreur, nous l’avons dit, est d’interdire l’idéation : le monde cesse d’être double, sémiotique ou médiatisé, la souffrance et la faim enferment l’individu au plus près de son corps, dans une vie de réactions plus que de projets, d’obsessions plus que de réflexions ou de jeu – le « musulman » désignant l’individu à son stade hébété, enchaîné à la broyeuse concentrationnaire.

La Shoah souffre d’un déficit extrême, constitutif, de visibilité et d’intelligibilité. Contrairement à l’art du Troisième Reich, marqué par une emphase de la représentation, une surexposition de la force ou une plénitude bien attestées dans le film tourné en 1934 par Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté – ces images du Reich cherchent à envahir le spectateur comme le Reich se prépare par elles à envahir l’Europe – le monde des camps occupe dans cet univers le pôle de l’anti- ou de l’ir-représentation. Face à l’Aryen arc-bouté sur ses icônes conquérantes, le Juif n’a aucune positivité, il incarne le parasite venu de l’extérieur corrompre cette plénitude, l’apatride critique et dégénéré, le rongeur ; celui, commente Jean-Luc Nancy en des pages éclairantes, qui déstabilise le Reich, saigné par lui de sa présence.

Les représentations esthétiques, médiatiques n’arrivent pas dans cette histoire comme un ornement, un supplément mais vont à la chose même, et à plusieurs niveaux : dans la guerre d’extermination que l’Aryen fait au Juif, les images de la force, de la présence et du propre qui inondent littéralement la conscience de soi du Reich ont pour corollaire ou pendant une face sombre et une iconographie négative, connotée par la corruption, la souillure ou la moisissure des caves. Refoulé dans les camps et vers la solution finale, le monde juif non seulement n’accède pas à la représentation, mais tout est fait, entre les wagons à bestiaux et la chambre à gaz, pour anéantir en chacun l’étincelle de l’idéation ou la réassurance que l’être humain puise normalement dans la conscience de soi. « Hier ist kein warum » : le mot terrible recueilli par Primo Levi résume l’interdiction qui frappe à mort la représentation, la négation de la pensée. Tout sursaut de conscience devient, dans ce contexte, un facteur de survie : la capacité de rêver – « Derrière les paupières à peine closes, les rêves jaillissent avec violence » –, le maintien d’une croyance, politique ou religieuse, pourvoyeuse d’espérance et principe d’appel en direction d’un futur, ou encore la sauvegarde, fût-elle embryonnaire, d’un espace de jeu.

Écoutons sur ce point Ariane Mnouchkine : « Je pense à cette femme juive qui dirigeait un théâtre dans le ghetto de Vilnö. Oui, un théâtre. / Prenant sur sa ration de pain de chaque jour, elle pétrissait et modelait de petites poupées de mie. Et tous les soirs cette femme affamée animait ces apparitions nourrissantes, faisant entrer ses acteurs de pain sur son théâtre minuscule, devant des dizaines de spectateurs affamés comme elle et comme elle promis au massacre. Tous les soirs, jusqu’à la fin. / Il faut garder la trace de cette femme comme une plaie inguérissable. Il le faut car, si nous oublions le petit théâtre de pain du ghetto de Vilnö, nous perdons le théâtre ». On a beaucoup critiqué La Vie est belle de Roberto Benigni sans dire assez qu’en montrant les camps à travers ce qui y manquait le plus, le faire semblant, le théâtre et le jeu, ce film burlesque et pour certains inconvenant pointait précisément l’un des ressorts de la survie, là où le réel écrase toute représentation.

Face aux icônes du Reich millénaire qu’on peut déclarer kitsch, comment donc illustrer ou représenter la Shoah ? Le récit, le film, le monument, l’image demeurent un devoir face aux nazis qui ont dynamité en 1945 les crématoires, les chambres à gaz et tenté d’effacer toute archive ; désespérer de la représentation, exclure la solution finale du monde de la parole et de l’image au nom d’on ne sait quelle vision sacrée, mystique ou défaitiste, revient à faire leur jeu. Mais sous quelle forme raconter et montrer quand même ? À l’heure où Disney s’implante un peu partout dans le monde, verra-t-on surgir un mémorial de l’Holocauste comme un autre parc à thème ? Le danger semble bien réel aux Etats-Unis, tentés de s’approprier la mémoire des camps en l’adaptant. Comment ne pas esthétiser l’horreur ? Comment, au cœur du voir, ne pas décourager mais au contraire  nourrir le désir de savoir ? Comment, par le truchement d’images par définition toujours « pleines », faire toucher la disparition et l’absence ? Comment filmer à partir de rien et figurer l’anéantissement ? Comment montrer à la fois les faits et la résistance infinie qu’ils opposent à nos consciences et à nos catégories de pensée ? Comment suggérer l’immense béance ouverte dans l’espace européen et dans la civilisation ? Comment marquer l’avant et l’après de toute image, de tout récit, film ou poème, le point de non-retour, la césure ou le trou impossible à refermer que la Shoah aura creusé dans le siècle ? S’il est vrai que la représentation apporte ouverture et respiration, on aurait tort face à la Shoah d’y renoncer, mais toutes nos questions – du reportage, du témoignage, de la mémoire et d’une éthique de l’image et de l’imagination – s’en trouvent aiguisées ; la Shoah ne met pas la représentation en crise, mais plutôt au défi.

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« J’ai toujours dit que les images d’archives sont des images sans imagination. Elles pétrifient la pensée et tuent toute puissance d’évocation ». Je comprends mieux, à retrouver dans cette ancienne publication de 2006 les propos de Lanzmann, l’impact du film de Nemes. Celui-ci documente en effet de très près la condition d’un membre captif du Sonderkommando : dans le fracas assourdissant du camp, il navigue à vue, bousculé d’ordres contradictoires, pris à partie et malmené, bouchon flottant dans la tourmente, minuscule « Stück » lui-même promis à l’ignominie de devoir collaborer à l’extermination de ses frères avant sa propre mort prochaine, dont il connaît mieux les affres que ceux qu’il mène à l’abattoir. Cette vision à courte vue du malheureux Saul est donc exemplairement rendue, avec de purs moyens cinématographiques : pas de profondeur de champ, un flou persistant sur l’atrocité des corps-cadavres, pas de panoramique, de regard en plongée ni de ligne de fuite : la caméra colle aux oeillères de Saul, et du même coup nous contamine, nous plonge dans son cauchemar.

Ce film donc, inutile d’y insister, n’est pas « plaisant » à regarder, et vous n’y passerez pas une bonne soirée. A ma grande surprise, hier soir jour de sortie et en prime time, à la séance de 20 h dans l’un des deux cinémas de Grenoble où Le Fils de Saul passe, nous étions dans la salle moins de dix ! Il faut donc défendre ce film, souligner son ambition, sa rigueur, sa profonde honnêteté : non pas multiplier les épithètes raccoleuses des affiches, « éblouissant », « formidable »…, mais dire tous les écueils déjoués, la non-complaisance, la piété vraie, rigoureuse si l’on veut dire ou montrer quand même.

« Piété » semble en effet, et de plusieurs façons, ici le sujet. Saul ne rejoint pas l’esquisse de résistance (de soulèvement) des prisonniers actifs, il perd même dans ses tribulations la poudre nécessaire qu’une jeune femme préposée aux magasins du camp lui confie. Cet épisode de 1944, bien attesté à Auschwitz mais qui échoua cruellement, n’existe ici qu’en marge d’une résistance différente, toute morale ou religieuse : Saul s’est mis en tête, contre toute évidence de succès, d’enterrer quelque part dans le camp son fils mort en lui donnant avec le secours d’un rabbin le rite du Kadish. Et le film est voué à cette quête impossible, en suggérant d’ailleurs que l’enfant mort étranglé par un nazi au sortir de la chambre à gaz, à laquelle il avait bizarrement survécu, n’est pas le fils de Saul mais un anonyme auquel, comme au soldat inconnu ou selon l’antique et imprescriptible vœu d’Antigone, celui-ci entend seul contre tous donner une sépulture pour ensevelir symboliquement toutes les autres victimes…

Saul ne combat donc pas avec les armes de ses correligionnaires – des révolvers, de la poudre ou un appareil photo récupérés on ne sait trop comment – mais de façon toute spirituelle, et c’est l’évidence paradoxale de ce film : dans cet univers où tout est fait pour robotiser ou transformer en bête l’individu, l’évidence d’une flamme spirituelle chez cet homme au visage déjà marqué par la rigidité du cadavre (« Nous sommes tous morts », répètent ses camarades), l’exigence du culte ou du rite, seule chance de sortie par le haut.

Je m’aperçois que ce « billet » est déjà trop long et qu’il faudra revenir sur ce film juste et nécessaire. Quand nous voyons, selon des scènes récurrentes, Saul et ses camarades frotter et nettoyer les murs et le sol de la chambre à gaz qu’on devine énorme pour y enfourner un prochain convoi, toute la dangereuse ambivalence des images est dite : il faut (point de vue nazi) effacer les traces et faire disparaître la disparition ; il faut, point du vue de Nemes, nettoyer les images de toute obscénité pour ne pas « raccoler » ni faire le jeu de pulsions inévitablement malsaines ; or ce nettoyage passe, paradoxalement, par la multiplication d’image sales ou fortement floutées ; mai il n’en faut pas moins aller au cœur de la machine de mort, nous conduire au bord de l’horreur et nous la faire toucher, sans écraser nos facultés d’idéation ni de réflexion.

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Ce très paradoxal enjeu ou double bind fait tout le prix, assez rare dans notre paysage audio-visuel, de ce film exigeant.

 

6 réponses à “« Le Fils de Saul », filmer la Shoah ?”

  1. Avatar de bourgine

    Ces lignes trahissent une longue réflexion, une réflexion aboutie qui m’apparaît d’une très grande justesse.
    Merci M. Bougnoux. C’est un texte d’une qualité exceptionnelle.

  2. Avatar de Roger De Lathouwer
    Roger De Lathouwer

    Analyse fouillée, texte remarquable par sa justesse en introduction à un film qui l’est aussi. Merci Daniel Bougnoux..

  3. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Merci Daniel Bougnoux de nous partager vos réflexions sur ce film. Oui, ce texte est d’une qualité d’écriture remarquable …

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Chers amis, Que répondre à tous trois ? Encouragé par votre intérêt, je viens, en ce triste lendemain du 13 novembre, de poster un billet qui prolonge celui-ci. Merci de votre fidélité !

  4. Avatar de Moscobitz jj

    DE LA SOLUTION FINALE A LA SHOAH, LE FILS DE SAÜL DE LAZSLO NEMES.

    « Vaste monde libre, verras-tu un jour cette haute flamme ? (…) sache, homme libre, que c’est le feu de l’enfer, qui brûle sans cesse, consume sans cesse des êtres humains ;(…) cet enfer, qu’il brûle ici à jamais, et que soient dévorés dans les flammes ceux qui l’ont allumé.» Manuscrit de 1944 de Zalmen Gradowski in Les voix sous la cendre

    Le fils de Saûl de Lâszlo Nemes sorti fin 2015 est acte de création de cinéma, la mise en scène de la Solution Finale à Auschwitz-Birkenau. Mais pas seulement. Le déroulé des séquences mis en fiction nous fait vivre le parcours d’un membre d’un Sonderkommando, ces groupes de « juifs du travail » qui étaient en charge de mener dans la chambre à gaz, dénudés et trompés sur leur destin imminent, les femmes, les hommes, les enfants à tuer. Un enfant en réchappe, mais il est achevé d’une piqûre de poison par un médecin nazi.
    Notre héros a un nom, Saül Ausländer. Il ne peut que savoir l’existence de ce mort. Dés lors il décide coûte que coûte de le poser sur son épaule, de ne pas l’abandonner. Littéralement. il met sur son propre corps la charge non plus meurtrière de ce fils, mais la charge de ce fils de la médiation de la vie, la charge du symbolique, celle de lui donner une sépulture . C’est dire que de la Solution Finale, ce film nous fait, dans un même mouvement, (re)découvrir le mot Shoah. C ’est absolument magnifique et grandiose. Car il nous donne à faire ce pas avec lui. La Shoah c’est et l’effectuaton des crimes de masse et c’est aussi la sépulture de chaque victime. C’est en quoi ce film vient à notre rencontre, il y a exigence de le recevoir. De le voir. Ce fils est médiation symbolique de chacune de nos filiations de vivant aujourd’hui. Saül, un Mensch au cœur de la fournaise, contre tous les dangers immenses qu’il encoure, donne à une vie anéantie une sépulture en dehors du camp. En dehors du monde des tueurs. C’est son acte de révolte, d’homme du combat de la vie contre la meurtre, et l’extinction de la loi comme le voulaient les nazis.
    Une telle prise du symbolique, de la loi des humains, une telle accroche, est celle du réel de notre temps. Il s’incarne ici . Irreprésentable comme tel. L’image de cinéma, si élaborée depuis Shoah de Claude Lanzmann, donne ici sa vérité, sa limite. L’image acoustique dans le noir de l’écran, celle entendue depuis les suppliciés qui cognent contre la porte de la chambre à gaz en action, témoigne, elle aussi, tout autant que les images visuelles, de l’impossible radical de la représentation de l’horreur qui reste hors d’atteinte par nos sens. Chacun est ici responsable de ce qu’il veut savoir ou ignorer encore.

    Dans Shoah est filmée la Maquette du Musée d’Auschwitz-Birkenau. Nous sommes au cœur du film : « Un lent et silencieux panoramique, sur la maquette (…) , on perçoit des femmes, des enfants, des hommes, comme des santons, comme des figurines, qui s’entassent », dévêtues, celles des suppliciés dans une hyper-représentation qui, de façon presque dérisoire, traduit notre désarroi sans fin face à la réalité de ce qui est irreprésentable.
    Le crime contre la vie, la parentalité et la mort dénaturée dan la mise à mort de masse., c’est la Solution finale. L’effet est de plus en plus aujourd’hui de créer ces grands rêves que seul le cinéma nous offre, celui représentable et ainsi de nous apaiser quelque peu en hissant le propre de l’humain à sa dimension de dire ce qu’il est avec et malgré ce qui a eu lieu.

    Nous gens de la parole, artistes, psychanalystes, penseurs, historiens, journalistes il nous faut savoir le dire aux politiques pour participer et sortir quelque peu de notre monde de violence et de destruction.

    Pour cela, Laszllo Nemes fait oeuvre de pudeur. Ainsi, nous dit-il, il s’en tient au point de vue de Saül, ne montrant « que ce qu’il regarde, ce à quoi il fait attention ». Et Laszlo Nemes « adopte une sorte de dogme : le film ne peut pas être beau », « le film ne peut pas être séduisant », « ne pas faire un film d’horreur », « rester avec Saül, ne pas dépasser ses capacités de vision, d’écoute, de présence », lui donner la « caméra comme compagne ».

    Jean-Jacques Moscovitz
    dernier ouvrage paru : Rêver de Réparer l’histoire
    (psychanalyse, cinéma, politique) Ed Erès Toulouse 2015 in collection « Le Regard qui bat… »

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      J’ajouterai à tout ce que, très justement, vous dites que nous demeurons au fil de ce film en deçà de la vision de Saul, que l’écran nous refuse ce qui constitue son champ de vision ; nous le suivons le plus souvent de dos, qui nous masque la chose qu’il voit – par pudeur en effet, et « éthique de la représentation ».

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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