Le jeudi 27 juin s’est tenue toute la journée au CNL (Centre national du livre, à l’hôtel d’Avejan rue de Verneuil), et à l’instigation de la revue Médium et de son directeur Régis Debray, une stimulante confrontation sur les chances du livre, et de la graphosphère en général, à l’heure de la conversion numérique.
(Tristesse d’apercevoir, en tournant à vélo de la rue des Saints-Pères à la rue de Verneuil, trois ouvriers du bâtiment affairés à dé-taguer le mur d’enceinte de la maison de Gainsbourg ; et de fait, le soir, les murs redevenus blancs – pour combien de temps ? étaient recouverts de bâches plastiques transparentes, avec affichettes enjoignant de ne plus y toucher…)
Ce séminaire, conçu et dirigé par Pierre-Marc de Biasi et modéré par Alexis Lacroix, fut ouvert, conjointement, par François Rouyer-Gayette qui commença par détailler les actions du CNL : versement de 10 millions d’euros dans la numérisation du livre, six pour le patrimoine et Gallica, 4 pour soutenir les éditeurs et les plate-formes (en pratique, les éditeurs ont été accompagnés à hauteur de 80% de leurs coûts). Il s’agit avant tout pour le CNL de préserver la « chaîne des valeurs du livre » (auteurs, éditeurs, libraires…), tout en soutenant les projet innovants ou « nativement numériques ». 53000 ouvrages ont été aidés à numériser, 200 maisons d’édition soutenues, ainsi que 50 projets innovants (je corrige sur l’objection de F. R-G une première indication erronée).
Mais (Pierre-Marc de Biasi) que veut dire plus précisément « nativement numérique » ? Qu’est-ce que lire et éditer à l’heure du numérique ? Qu’entraîne exactement la suppression du support-papier ?
L’exposé de David Lacombled (d’Orange, auteur de Digital Citizens, Plon 2013) apporte quelques réponses : ceci ne tuera pas nécessairement cela, puisqu’on voit le numérique accélérer d’une façon générale la consommation des autres médias (les plus gros usagers de l’ordinateur le sont aussi du cinéma ou des concerts). Que chacun continue à faire son propre métier ! A quoi David ajoute que le livre constitue dans sa forme séculaire un objet parfait, aussi indépassable en soi que la roue. Il met aussi en garde contre l’obsolescence des générations du numérique (comparables aux cassettes VHS, devenues illisibles en moins de vingt ans). Autre particularité frappante, le numérique permet à chacun de s’exprimer à la face du monde, au point que les auteurs dépassent peut-être en nombre les lecteurs. Sur l’océan des publications se fait donc plus que jamais ressentir le besoin de repères, de marques. Et notre désir d’œuvres véritables, momentanément étouffé, ressurgira. Dernière remarque, touchant ce qu’il appelle la « virtualité appliquée », ou les conséquences indirectes des nouveaux cadres de l’espace-temps : depuis que nous prenons l’habitude d’être servis « just in time », nous comprimons le temps partout (une file d’attente, un délai postal deviennent des délais intolérables).
La table-ronde donne ensuite la parole au point de vue des éditeurs.
Arthur Cohen (Hermann) rappelle que le marché du livre pèse 2,83 milliards d’euros, dont 3% seulement pour l’édition numérique, encore très marginale. Celle-ci n’existe donc pas encore vraiment, contrairement à la Corée (70 % des livres y paraîtraient en numérique), la structure de ce marché chez nous n’a pas surgi, pourquoi ? Arthur se demande encore ce que fait à la lecture « l’enrichissement sensoriel »; un livre historiquement constitue la façon la plus pauvre, la plus ascétique qu’ont trouvée les hommes de raconter une histoire, que devient celle-ci quand on propose au fil du texte des vidéos, des liens interactifs, des musiques ou des pubs ? L’explosion sensorielle entraînée par le numérique débouche sur quelle errance ? Je lui rappelle le mot d’ordre (dont nous fîmes le sujet d’un Cahier de médiologie), « Less is more », que penser avec lui de cet apparent effet d’enrichissement ? Il est à craindre que la séduction des images et des sons ne court-circuite gravement l’ascèse du livre, et l’attention qu’on lui porte, en « vampirisant » la lecture ou les valeurs de la graphosphère. Mais ne surestimons pas l’ascèse prêtée au lecteur : Arthur se rappelle que la bibliothèque universitaire fonctionne aussi comme un lieu de drague !
Florent Souillot (du groupe Madrigal) pose ensuite la question, très médiologique, de savoir dans quelle mesure le livre numérique est homothétique de son ancêtre de papier : les projets expérimentaux ne sont-ils pas trop timides, par déférence envers une forme séculaire ? Françoise Gaillard insiste de son côté, au frottement de la grapho- et de la numérosphère, sur plusieurs « effets-diligence » (les premiers wagons de chemin de fer ressemblaient à des voitures à chevaux posés sur des rails) : l’écran s’affaire à reproduire les fonctionnalités de la page qu’on tourne, qu’on froisse, qu’on rature et efface… Combien de temps faudra-t-il au numérique pour s’affranchir de cette tutelle du papier ?
Vincent Piccolo, de La Martinière, souligne qu’on avance à petits pas, seule façon de déboucher sur une industrialisation, sans rêver d’un grand bond en avant ni d’une table rase ; l’hybridation (lente, tâtonnante) semble la loi de cette conversion ou de ce tournant numérique.
Gerardo Bautista (des Editions des Archives Contemporaines) intervient depuis son terrain de l’édition scientifique, où s’est fait ressentir précocement l’impact d’internet. Ce sont ces éditions d’articles de recherches, universitaires ou savantes, qui ont fonctionné comme premiers agrégateurs de contenus (d’où résulte aujourd’hui la plate-forme Cairn)… Mais le papier est résilient et tout le monde clame son besoin de matérialité : « Ta revue, elle sort quand ? », autant que de légitimation symbolique. Ce nœud de matériau et de sceau symbolique fait la force paradoxale du papier : les éditeurs aussi sont résilients car il en faut pour consacrer une publication. Gerardo insiste aussi sur le nouveau modèle économique de la gratuité : les publications pourront s’inspirer d’internet en étant « web based » (logiciels déposés et en accès libre, développés par les usagers), « crowd sourcing » (soumises à gestion et génération collectives), « open source » (pour garantir la pérennité du code)… Il souligne enfin à quel point l’avenir d’internet est infigurable, comment l’anticiper ?
Dans la discussion, Louise Merzeau pose la question de savoir si le numérique constitue un média, ou plutôt un médium (plus enveloppant, sur le mode du milieu ou de l’environnement) ? Le numérique force à tout repenser en termes de données, de ressources et d’indexation (le métalangage documentaire). Qu’est-ce derechef qu’un livre ? Sommes-nous, au moment où certains s’inquiètent de sa disparition, mieux capables de définir les chances et les fonctions de cet opérateur hybride de connaissances, d’information et de divertissement, au carrefour du loisir et de la recherche ? Louise cite Frédéric Kaplan qui propose, avec le futur des livres-machines, deux modèles, l’encyclopédisme qui découpe les œuvres en données, série de désagrégations-réagrégations permanentes, et les structures closes apportant l’immersion ou l’expérience-dans-un-monde (ces derniers livres demeurant donc bien identifiés signés et durablement séparés les uns des autres). Pour le dire autrement (D.B.) : des livres de navigation en surface, et les sous-marins d’immersion profonde que sont les œuvres…
Gerardo mentionne à ce point de la discussion la révolution de l’imprimerie, qui peut aujourd’hui éditer à la demande quelques exemplaires pour un coût minime : quelque chose comme un « instant book », le livre lyophilisé semblable à l’instant coffee ou l’expresso…, à l’impression délocalisée (mais pas partout sur terre, ce service manque encore en Afrique).
La discussion (D.B., Gerardo, Arthur) se noue autour du thème très actuel de l’économie de l’attention, aiguisé par la multi-proposition des écrans. Pierre-Marc rappelle, contre les défauts du harcèlement numérique, le luxe de la déconnection, et bien sûr de la lenteur (mais le papier se met à rivaliser avec certaines performances de l’écran). Que veut dire « nativement numérique » ? Conçu dans et par l’interactivité (Vincent Piccolo), qui ajoute que les femmes sont plus nativement numériques que les hommes, puisqu’elles sont réputées capables de mener plusieurs tâches de front…
Régis Debray, si peu natif lui-même de ce nouveau monde, souligne qu’imprimer, ou balancer en ligne ou à la poste, n’est pas l’équivalent d’éditer (le « protocole éditorial » théorisé par Olivier Bomsel) : comment parviennent à se légitimer les sites, les blogs qui prolifèrent sur la toile ? Que veut dire publier, au sens d’entrer dans un espace public de légitimation symbolique ? Cette notion de public, malmenée ou galvaudée à l’âge de la reproduction numérique, demande à l’évidence reprise, et éclaircissement. Régis s’interroge aussi sur le devenir des œuvres : les éditeurs présents peuvent-ils lui citer une authentique œuvre « nativement numérique » ?
Robert Damien clôt la mâtinée en réintroduisant le maillon oublié de la bibliothèque, qui n’est pas qu’un lieu de drague ! La bibliothèque apparaît à partir du moment où aucun livre ne dit tout (n’est la Bible), et où il faut donc rassembler, ordonner, classer – d’où le rôle crucial en graphosphère de l’ordinateur. Et il est vrai que la bibliothèque assistée par le numérique transforme la médiation, en se faisant « médiathèque ».
J’ai moins annoté l’après-midi, qui donna la parole à Ronald Schild (de Libreka) pour traiter de l’expérience allemande, à Laure Darcos d’Hachette pour un exposé historique-prospectif, puis aux libraires ou éditeurs, Philippe Touron du Divan, Jean-Baptiste Devathaire (de Cairn.info où notre revue Médium est bien référencée), Alban Cerisier de Gallimard : comment diffuser et vendre le texte dématérialisé ? Comment éviter au livre le destin-repoussoir du marasme où le disque a plongé ?
Si le marché des liseuses semble bien ancré aux E.U. et en G.-B. (30% de l’édition des livres), le score français plafonne à 3,1%. Une bonne part de la discussion tourna autour du spectre d’Amazon : comment concurrencer le géant non pas frontalement, mais obliquement ou en recréant autour du livre l’enchantement ? Une offre alternative en matière d’édition devra défendre le lecteur, mais aussi l’archive et le dépôt légal, en marge des logiques purement commerciales, souligne Louise Merzeau : le lecteur doit pouvoir prêter, transmettre ses livres, et les verser dans un bien commun de la connaissance.
Reprenons, pour finir, la remarque faite par Philippe Touron : le livre demeure un objet manufacturé à très forte valeur symbolique ajoutée – c’est toujours quelque chose, psychologiquement, moralement, que de choisir et d’offrir un livre !
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