Ce film de 2014, merveille de délicatesse, pose un sourire amusé sur des questions profondes, ou qu’on peut dire éternelles. Présente dans tant de films de Woody Allen, la magie court ici tout au long de l’intrigue, sous la forme d’un duel entre deux magiciens ; c’est d’ailleurs un spectacle de grande illusion qui ouvre cette histoire, avec escamotage d’un éléphant, femme coupée en morceaux, puis disparition de l’illusionniste enfermé dans un sarcophage suivie de sa réapparition dans un fauteuil éloigné à l’autre bout de la scène, autant de numéros d’une magie magistrale !
Il faut dire que l’auteur de ces tours n’est pas n’importe qui ; on acclame à Berlin (en 1928) celui qui se fait appeler le grand Wei Ling So mais qui, une fois ôté son costume, se révèle un Anglais du nom de Stanley Crawford (Colin Firth), prestidigitateur accompli mais caractère détestable. On le voit, à peine sorti de scène, passer un savon à ses partenaires : la femme coupée en morceaux, une remplaçante débutante, a failli être pour de bon traversée par la lame ! Mais Stanley se trouve rejoint en coulisse par son vieux collègue Howard Burkan (Simon McBurney), un magicien de moindre réputation avec lequel il avait coutume de s’entraîner ; ravis de se revoir, les deux camarades prennent un verre au cours duquel Howard présente sa requête : il a été contacté par les amis d’une riche famille américaine en villégiature sur la Côte d’azur, où une intrigante joue de prétendus pouvoirs médiumniques pour envoûter le fils de famille, et l’épouser ; lui-même n’a pas réussi à démasquer son imposture mais si Stanley acceptait de le seconder, tous deux rendraient un fier service à cette société, au demeurant pleine de charme.
Stanley a une fiancée Olivia, qui l’attend à Londres pour partir en croisière aux Galapagos mais qu’importe, il connaît bien ce genre d’affaires (déjà combattues par Robert Houdin), et il déteste assez les magiciens qui jouent au mage et plument les gogos pour accéder à la demande d’Howard, les voilà donc partis, dans une superbe auto décapotable lancée sur les routes de l’Esterel. Une vieille tante bien-aimée, Vanessa, qui a fait l’éducation de Stanley et habite dans ce coin de côte, offre une justification complémentaire à leur débarquement dans la famille Catledge.
Dès leur arrivée pourtant dans la somptueuse demeure, l’assurance à toute épreuve de Stanley se trouve bousculée : la jeune « spirite » Sophie Baker (ravissante Emma Stone), arrivée avec sa mère (qui est aussi son impresario) du Minesotta, se dit visitée dès son premier contact par des visions, elle mentionne des lettres chinoises, puis l’Allemagne, et elle devinera encore de lui, au fil de leurs rencontres, plusieurs détails intimes qui ne manquent pas de troubler, même s’il s’en défend, l’entêté misanthrope barricadé dans son rationalisme. Comme Alceste dans le salon de Célimène, Stanley professe une aversion farouche envers ses contemporains, suspendus à de puériles croyances et prêts à fêter n’importe quel charlatan. D’un pessimisme radical, lui-même se fait fort de douter de tout, il se veut lucide, et sur le chapitre religieux en particulier « le seul être supérieur qui existe est vêtu de noir et armé d’une faux ».
À partir de ces données, le duel s’engage entre Sophie et Stanley, où la jeune femme ne cesse de marquer des points. Il est très plaisant de voir l’esprit fort s’enfoncer dans une dénégation croissante de ses défaites, jusqu’à son revirement : finalement convaincu qu’il a perdu la partie, il admet que le surnaturel existe, que des esprits peuplent le monde qui ne sont pas à notre portée, mais avec lesquels nous pouvons dialoguer (délicieuse scène de spiritisme au cours de laquelle le défunt mari de Grace Catledge l’assure, en frappant des coups, qu’il lui fut toujours fidèle)… ; mieux, Stanley (toujours friand de publicité) va jusqu’à donner une conférence de presse où il renie publiquement son étroitesse d’esprit, et célèbre les pouvoirs de Sophie. À la suite de quoi, dans une scène particulièrement dramatique, nous le voyons prier Dieu pour le salut de la tante Vanessa, qui se trouve inopinément couchée sur une table d’opération – prière interrompue cependant par un Stanley qui reprend subitement ses esprits et s’accuse d’avoir recours à de pareilles sornettes ! Il n’empêche, son personnage est divisé, son armure fendue et nous n’assistons pas sans jubilation aux progrès de sa métamorphose.
Sur un tel chemin, il est inévitable que le farouche misogyne rencontre l’amour. Stanley et sa lointaine fiancée Olivia n’ont que des relations correctes mais assez tièdes, lui-même se répètant pour se rassurer que tous deux forment le couple idéal – à défaut de s’aimer ! Nous pouvions repérer, dans les musiques de scène de son grand numéro d’illusionniste qui ouvre le film, Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky (avec le passage « L’adoration de la terre ») ; l’autre ressort principal de l’intrigue est donc de suivre, dans ce cœur endurci de célibataire, l’éveil du printemps. Car si de son côté Sophie convoite, soutenue par sa mère, un riche mariage avec Brice, elle-même n’est pas entousiasmée par cet amoureux qui l’entoure d’une cour pressante, mais navrante (composant pour elle des romances sur son ukulélé, ou lui faisant des promesses de croisières sur leur yacht à Bora-Bora – d’avance qualifiées de boring). Sophie connaissait de réputation, avant de le rencontrer sur la côte, le grand Wei Ling So, et elle a même assisté dans son enfance à la disparition de l’éléphant. Ce n’est pas seulement le défi du duel avec cet homme imposant qui lui plaît, mais que tous deux partagent le même goût profond pour la mystification.
Cette attirance mutuelle sous les auspices de la magie fonctionnerait moins cependant si, au cours d’une scène splendide qui donne son titre au film, tous deux fuyant l’orage ne s’étaient réfugiés, grelottants, sous la voûte d’un observatoire des hauteurs de Nice, dont la coupole, manœuvrée par Stanley, s’entrebaille après la pluie pour leur révéler une majestueuse voûte étoilée où trône, souveraine, la lune. Ce spectacle agit sur eux comme un fantasme fondateur – s’il figurait dans un film d’Hitchcock on ne manquerait pas d’y voir, d’ailleurs, le symbole explicite d’une pénétration sexuelle ! À mieux fréquenter la pétillante et tendre Sophie, qu’il ne suivait d’abord partout que pour espionner ses manigances et la prendre en défaut, Stanley découvre le charme des fleurs, des bains de mer, d’une nature qu’il regardait à peine, et notamment de ce ciel étoilé qui s’est ouvert à eux dans un moment de grâce.
Sophie se félicite de cette évolution de leur relation et lui pose carrément la question, n’y a-t-il rien en elle de féminin digne de retenir son attention ? Non, il la trouve passionnante (pour ses pouvoirs de médium auxquels désormais il croit), mais à aucun degré désirable ! L’arrogant Stanley ne regarde littéralement pas les femmes. Or tout va basculer pour accomplir la défaite du mâle dominant, quand il surprend (à la faveur d’un brillant subterfuge) une conversation entre Sophie et Howard : il y avait un double-fond à cette histoire, et c’est son ami qui depuis le début l’a manipulé, en soufflant à Sophie les bonnes réponses, en l’assistant dans ses mises en scène. Jaloux de la réussite du grand Stanley, Howard a convoqué son « ami » dans ce piège où il espérait le faire tomber, joué par Sophie comme un gamin crédule, mené par le bout du nez. Le duel entre les magiciens était donc double ! La révélation est cuisante, et Stanley s’en prend vivement aux mensonges de la jeune femme. Las, sa véhémence même trahit une folle attraction qu’il se dissimule encore, n’a-t-il pas trouvé en matière de magie son maître ?
C’est Vanessa, prise de pitié pour ce neveu si mal voyant, qui va dénouer la situation. Prenant le parti de ce couple qui peine à se former, la délicieuse vieille dame, tout en feignant de retourner les cartes d’une réussite dans une scène qu’on dirait tirée de Marivaux, retourne littéralement son neveu forcé de s’avouer à lui-même la vérité de ses sentiments. Le happy end peut conclure cette tortueuse histoire. En réponse aux appels d’un Stanley écrasé de désespoir après avoir raté sa calamiteuse demande en mariage, pour laquelle il implore un signe, l’esprit frappeur se manifeste à nouveau, et c’est Sophie dans l’encadrement de la porte, belle comme l’apparition du jour. La vraie magie ne consiste pas seulement à faire disparaître (un éléphant), il y a une magie des apparitions, qui culmine dans cette dernière image.
Cette intrigue demeure donc parfaitement rationnelle, et garde ses distances avec les scenarios de parapsychologie ou de science-fiction. Son charme, ce sont ses nombreux doubles-fonds, successivement révélés : le jeu secret et assez diabolique d’Howard, jaloux de Stanley ; les sentiments que les personnages d’abord se cachent, l’attirance qu’à leur insu ils inspirent, la naissance d’un amour et le retour d’une sève vivante dans un coeur d’abord sec ; le fond inépuisable de la nature méditerranéenne enfin, d’une beauté, d’une inspiration constantes…
Ce film fluide, aérien, lumineux, ne traite pas seulement du charme de la magie (pratiquée, rappelons-le, par le jeune Woody), il en relève et l’accomplit entièrement. D’ailleurs où commence, où s’arrête la magie ? Magie du décor de cette côte, de cet Esterel qui semble communiquer son feu de braise aux bonnes joues de Sophie ; de cette voûte étoilée au-dessus de leurs têtes ; de ce faste, ce luxe de chaque instant vécu au rythme de mélodies légères, comme le jazz de Cole Porter qui ouvre le film, « You do something to me, something that mystifies me… ».
La vraie magie, au-delà des références philosophiques dont se cuirasse Stanley qui cite (bien vainement) Hobbes, Nietzsche ou Freud, c’est bien sûr l’attirance sexuelle et le désir (paradoxal) qui naît entre ces deux êtres durement affrontés, et qu’avec la bienveillance d’une vieille tante Woody couve à feu doux, qu’il distille. Magie de remonter le temps pour découvrir cette côte où il faisait si bon vivre à la fin des années vingt, avant l’urbanisation, les routes macadamisées, les lotissements et les marinas… Les seules voitures sont ici deux splendides décapotables aux formes allongées, qui avancent toutes seules sur des chemins de terre épousant la côte, couronnée de pins parasols.
La vraie magie est de croire, pas seulement en Dieu ; d’accorder sa confiance aux autres, d’aller de l’avant dans un monde moins sombre que celui du premier Stanley. Que serions-nous, semble demander Woody, sans le secours de ces magies élémentaires aussi banales, aussi vitales que l’air que nous respirons ? Une vie heureuse n’exige-t-elle pas une bonne dose d’illusions ? De ses illusions (je me répète cette citation déjà faite du poète Leopardi) qui sont il piu solido piacere di questa vita ?
Laisser un commentaire