La cinémathèque de Paris vient de repasser (devant une salle comble) le film de Debord intitulé La Société du spectacle. N’étant pas sectateur de Debord, je reproduis ici l’essentiel de la mise au point que m’avait inspiré sa pensée (ce texte a paru dans le numéro « Debord » du Magazine littéraire, et je l’ai repris lors du récent colloque de François Soulages sur « Vitrines, écrans, frontières », pour une contribution intitulée « Société du spectacle ou société du contact ? »).
Tout spectacle suppose une séparation contre laquelle Debord n’aura cessé de protester : « La séparation est l’alpha et l’oméga du spectacle (…) », qui distribue le sujet et l’objet du regard de part et d’autre d’une rampe, d’un cadre, d’une frontière sémiotique. On s’accordera avec Debord sur l’évidence que cette distance fonde le spectacle en général, avec cette réserve que les Situationnistes connotent celle-ci négativement comme aliénation, passivation, etc., alors qu’on peut souligner au contraire les bienfaits cathartiques, sémiotiques, symboliques de cet éloignement en général du théâtre des opérations. Il est essentiel au concept de théâtre de pouvoir répéter celles-ci (c’est son principe d’économie déjà mentionné), et pour cela de cliver l’objet du regard en personnage et en acteur, de sorte que ce qui arrive à l’un, par exemple la mort, ne saurait toucher l’autre. Et c’est en quoi le spectacle n’est pas le théâtre : le modèle du spectacle c’est l’arène des gladiateurs, la corrida, le match de foot ou de boxe – alors que ceux du catch, plus ou moins simulés, glissent au théâtre. Tout événement naturel (une tempête), toute action bien réelle peuvent ainsi se changer en spectacle, pour peu que des gens inactifs s’attroupent alentour, sans intervenir dans son déroulement : un incendie fait spectacle pour les badauds (non pour les pompiers), comme la ferraille tordue où agonise Lady Di pour les paparazzi (non pour le Samu). Ce sont les regardeurs qui font le spectacle, non ses acteurs de chair saisis « dans leur propre rôle ». Un coucher de soleil, une femme nue, un bel animal peuvent fixer durablement nos regards alors qu’eux-mêmes ne jouent pas.
De la fête au spectacle, et du spectacle au théâtre, il est clair que le différé augmente. Toute présence réelle n’est pas expulsée du théâtre, et il faut attendre le cinéma pour qu’un spectacle se stabilise pleinement dans la sémiosphère : des signes gravés sur la double piste de la pellicule, minutieusement filtrés et composés, on ne peut attendre nul changement dans le déroulement de l’action, nul « bougé » d’une projection à l’autre – sinon l’entropie naturelle au support. Avec le cinéma, la coupure sémiotique est totale, l’archive sans faille, l’univers de la représentation soigneusement scellé sur lui-même : rien ne peut arriver à l’écran. Mais revenons aux Situs.
On lira longtemps encore les manifestes situationnistes pour leur pressant et invitant appel au sursaut de « la vie ». Comment ne pas les suivre dans leur désir d’une morale et d’un art replacés au plus vif des conditions quotidiennes ? Ou quand ils exigent de la poésie qu’elle se manifeste aussi dans la forme des villes, dans l’expression d’un visage ou dans la composition artiste des fameuses situations ? La force de Debord est d’avoir protesté contre un art, une pensée et un travail séparés.
Les ferments partout à l’œuvre de cette séparation qui réduit le monde en miettes se nomment la marchandise, l’argent, ou l’essor irrationnel de la valeur d’échange, fort au-delà de tout usage. Contre cette fragmentation qui arrache chaque jour à nos existences des copeaux happés par les échanges marchands, la question de l’usage insiste : au bout du compte, qu’aurons-nous acheté avec notre peine ? Et comment aurons-nous usé (de) notre vie ? Cette vie a tant de façons de renoncer à elle-même, de se renier ou de déchoir… Debord nomme image et spectacle cette séparation d’une énergie qui choisit de se regarder à bonne distance, au lieu de s’incarner dans une action et une jouissance effectives. L’image n’apporterait qu’une fausse synthèse, et le stade des images aujourd’hui proliférantes traduirait notre impuissance à réunir ce que la division du travail et les échanges marchands ont pulvérisé sans retour ; une insidieuse dislocation nous coupe de nous-mêmes, « le spectacle » frappe d’atonie des sujets ou des citoyens inaptes à se rassembler dans un projet ou une communauté véritables. Nous userions nos vies à les regarder.
Cette dénonciation du spectacle a donc pour elle l’évidence du bon sens : la pin up qu’on ne peut toucher sur l’écran, les vitrines de la consommation ordinaire et les mille frustrations du teasing publicitaire permettent à chacun de souscrire immédiatement à la critique énoncée par Debord. Dépassons pourtant ce truisme en nous demandant quelle société n’a pas été « du spectacle », ce que recouvre ce mot-valise dont les modalités sont historiquement et techniquement très diverses, quelles forces sociales enfin ou quel sujet politique pourraient aujourd’hui prendre en charge la critique situationniste. On peut distinguer chez Debord quatre discours ou strates enchevêtrés, une critique morale, esthétique, sociale et politique ; si l’auteur plaît généralement par sa vie et son style, cette approbation ne suffit pas à valider une théorie qui ambitionne de décrire les principales mutations du monde contemporain ; sur la question des médias en particulier, l’exigence d’une vie immédiate partout postulée par Debord reconduit sa critique dans les ornières de la médiaphobie la plus traditionnelle, celle qui oppose lourdement la technique à la vie, sans jamais se demander ce que la formation de notre humanité proprement dite – de notre culture, de notre autonomie – doit à nos artefacts et interfaces techniques.
En réaction contre son époque travaillée par le théâtre de l’absurde, par le nouveau roman puis les diverses déconstructions structuralistes, Debord a misé sur un sujet fort, maître de lui-même comme de son énonciation, de son action ou de son style. Le tournant opéré par Derrida, ou par une éventuelle médiologie, analyserait utilement, au rebours de ses thèses, une notion de spectacle qu’il convient de spectraliser. Car les spectacles très différents qui en effet nous hantent sont loin d’avoir la substantielle évidence, ni la stabilité ontologique que leur prête Debord. « À mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir »… Le consensus qui a très tôt entouré ces formules ronflantes (mais elles-mêmes dormitives) fait soupçonner sous leur virulence superficielle une critique molle, propice au conformisme. Sur le spectacle, Debord a deux fois tort : quand il le définit par la représentation pour en passer condamnation, au nom d’une préférence très classique pour la présence à soi, l’action ou le dialogue (« Le spectacle (…) est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue », etc.), il oublie que cette mise à distance fonde aussi ce qu’on appelle l’ordre symbolique en général. Partout où intervient la coupure sémiotique, cette distance représentative apporte une frustration sans doute mais aussi un dressage sans lequel point d’éducation, ni de culture dans son ensemble. Le spectateur n’est donc pas nécessairement l’être méprisable que Debord stigmatise ; et les études de réception, aujourd’hui nombreuses, insistent assez sur les effets performatifs et créatifs dans le traitement des messages textuels, sonores ou visuels – le rejet, le zapping ou le détournement ironique s’intégrant aux modalités très variées du bien nommé traitement.
On rêvait autour de 1968 d’immédiateté, avec une impatience primaire. Nous aurions tendance à mieux considérer aujourd’hui les représentations majestueuses et transcendantes issues de l’ordre du livre, à proportion que ces représentations s’éloignent, c’est-à-dire en réalité se rapprochent ! La mise à distance en effet, la mise en symbole, en représentation ou en différé sont désormais menacées par les toujours plus nouvelles « technologies de la communication », et c’est l’autre erreur de Debord, ou sa myopie chronique : appeler de ses vœux une certaine fin de la représentation quand elle est en train d’arriver, mais du mauvais côté de l’Histoire, avec les tyrannies du direct, de l’intimité ou de la présence, qui constituent autant de plaies médiatiques et d’effondrements symboliques. Une culture décline, organisée depuis (au moins) quatre siècles autour de la forme distante et sévère du livre, dont l’efficacité symbolique rejaillissait sur les arts de la scène ; elle se trouve déclassée par les technologies numériques, qui conduisent moins au règne du tout-image – vitupéré globalement dans les films et les écrits de Debord – qu’à la montée en puissance du direct, du live, de l’interactivité, du toucher et des formes just in time de mille manifestations. Généralement dirigées contre la simple vue et « au nom de la vie », ces manifestations rapatrient les représentations esthétiques, politiques, culturelles ou publicitaires en deçà de la coupure sémiotique pour les infiltrer dans les mondes propres, au plus près du corps ou de l’intimité de chacun.
Au fond, le bon vieux spectacle nous protégeait. Sa distance tant dénoncée par Debord agissait comme un pare-choc. En cassant de mille et une façons la distance représentative et la convergence des regards, en multipliant les écrans, les technologies numériques accélèrent le démantèlement du spectacle, désormais distribué à domicile comme l’eau (et par les mêmes distributeurs), privatisé, domestiqué puis remonté par chacun dans la clôture de son propre monde. La société du spectacle privilégiait un regard frontal, et collectif, public ; notre montante société de contact contourne ce regard, morcèle ce public en renvoyant chacun chez soi, et préfère d’autres manipulations moins visibles, jouant « la vie » contre la vue : les terminaux relationnels de la téléphonie mobile, d’Internet, des jeux vidéos ou des baladeurs MP3 ne relèvent guère du spectacle ; comme la prothèse du film Existenz de David Cronenberg, ils se branchent directement sur les nerfs. Cette dérégulation du capital symbolique, qui n’est pas forcément une catastrophe, accompagne partout la montée de l’individualisme – que les spectacles retardent.
Une explication avec Debord devrait donc porter en priorité sur les sens à donner aux modalités de la séparation, ou sur une histoire du détachement, qui commande aux spectacles comme à l’autonomisation des individus, de la marchandise et des signes, notamment ceux d’une monnaie de plus en plus abstraite ; on y dirait la séparation tantôt bonne et tantôt mauvaise, mais pas forcément diabolique – malgré l’étymologie de ce mot, qui signifie le contraire du symbolique. La question de l’individualisme contemporain se poserait nécessairement, que Debord ne traite pas, préférant opposer de vagues communautés organiques aux modernes, et pour lui décadentes, sociétés du contrat. Lui-même marque pourtant son dégoût du village, qu’il soit ancien ou global, étui suffocant propice à l’espionnage mutuel et aux haines. Mais par quoi remplacer les villages, sinon par les réseaux plus sophistiqués de nos relations médiatisées ? Si l’horizon de nos aïeux borné au clocher de la paroisse nous fait horreur, pourquoi incriminer mécaniquement l’automobile, la télévision ou les ordinateurs d’appauvrir la vie vécue ? L’immédiateté, le direct, le sursaut de la « vie » peuvent flatter nos impatiences, mais ces slogans ne constituent pas une pensée critique.
J’en étais là de ma vitupération anti-Debord, quand je rencontrais au dernier « printemps du livre » de Cassis (où l’on me remit un prix littéraire) la charmante Cécile Guilbert, venue s’entretenir en public, avec Antoine Spire et Serge Koster, de son dernier (remarquable) ouvrage, Réanimation (Grasset 2012). Or Cécile a aussi publié un Pour Guy Debord, et je l’interrogeais avidement sur cette préférence. Elle ne pensait pas grand bien de l’actuelle expo de la B.N.F. à Tolbiac, « Un art de la guerre », mais elle m’encouragea vivement à découvrir ses films, ah les films ! vous n’avez pas lu les bons livres, La Société du spectacle est en effet lassant mais « si vous pouviez voir les films »… Je me suis donc précipité lundi 24 à cette soirée de la Cinémathèque de Bercy. Hélas, je n’ai pas dû voir le bon film, et il y a certainement caché quelque part un excellent, un vrai Debord que ces niaiseries nous cachent !
(Je n’ai pas vu davantage l’expo de Tolbiac. Rappelons que les archives de Guy Debord, baptisées « Trésor national » et convoitées par l’Université Yale, ont été acquises auprès de sa femme Alice en 2010 par la BNF, qui dut réunir pour cela auprès de divers mécènes la somme de 1 080 000 €…)
La Société du spectacle est un film particulièrement affligeant, ou épuisant. Tout son dispositif consiste en collages ou insertions d’extraits de films « classiques » (Johnny Guitar, Shangaï gesture, Mr. Arkadin, Le Cuirassé Potemkine…) insérés sans aucun souci de montage ni de cohérence dans un flot visuel où nagent aussi des bandes d’actualité des années soixante, des films publicitaires ou montrant les loisisirs de plage ou de la consommation ordinaire, entrecoupés de chaînes de montage ou de divers chantiers… Plus quelques cartons textuels empruntés à Machiavel, Clausewitz, Tocqueville, ou à l’auteur. Le tout nappé par la voix sentencieuse, détimbrée, implacable d’un Debord se délectant à proférer ses propres textes (La Société du spectacle de 1967), articulés à la façon d’une prophétie menaçant la Babylone décadente que voudrait dénoncer la bande-image.
Ce ramassis audio-visuel propose tout sauf « l’analyse concrète d’une situation concrète », pour citer une fois Lénine ! Mais une succession de détournements et de plagiats (pour la bande-son, la liste serait trop longue, bonjour Isidore Ducasse ! Bonjour La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, Feuerbach, Hegel, Breton…, pour la bande-image des citations et clichés hâchés menu, qui ne peuvent vraiment passer pour une critique qui se prétend « marxiste ») : une sorte de rallonge au spectacle qui va comme on le pousse, l’amusement d’un gamin barbouilleur qui mettrait bout à bout ses découpages, au gré de sa fantaisie.
Soyons justes, on remarque dans le « style » grand-seigneur de Debord une prédilection pour les phrases closes, je veux dire qui se mordent la queue, comme pour combler un fantasme de complétude, ou boucler une clôture. Ce n’est pas un hasard s’il a utilisé pour titrer un autre film (non vu) le célèbre, génial et incroyable palindrome « In girum imus nocte et consumimur igni » qu’il s’efforce bien vainement de mimer : de ce feu qui nous consume tandis que nous tournons en rond, Debord ne recueillera jamais que les cendres.
QUI ce petit film gris peut-il encore émouvoir ? Qui peut aujourd’hui se réclamer de ce dangereux criminel, de ce paria auto-proclamé qui se flattait d’ébranler le monde sur ses bases ? Qui Debord fit-il jamais trembler ? Dans la salle, quelques gloussements s’élevaient à la lecture des cartons, comme les rires en boîte programmés sur d’autres scènes : nous ne sortons décidément pas, avec ces textes et ces images, du conditionnement stimulus-réponse, un chatouillis ne fait pas une pensée critique.
J’avais, en 1993, réunis les textes (quatre-vingts) d’une volumineuse anthologie consacrée aux « Sciences de l’information et de la communication » pour la collection « Textes essentiels » de Larousse (aujourd’hui naufragée), et je désirais y inclure des extraits de La Société du spectacle, dont je demandai les droits à Gallimard. L’éditeur fit suivre ma demande à l’auteur, qui refusa par une lettre qu’on me communiqua : Debord interdisait formellement à Gallimard de jamais accorder à « des machines comme Daniel Bougnoux » la reproduction du moindre de ses écrits. Je lui répondis par ce courrier du 9 juin 93, qui voit ici le jour pour la première fois :
« Monsieur,
J’ai trouvé hier à mon retour des Etats-Unis votre lettre d’insulte, et je vous en remercie : vous avez apporté un moment de gaîté au dépouillement de l’assommant courrier universitaire.
J’étais déjà à Seattle quand j’ai appris au début d’avril votre refus de figurer dans l’anthologie que je prépare. Votre texte et mon commentaire étaient composés et mis en pages, nous avons dû faire machine arrière, en le regrettant bien sûr : vos pages étaient prévues entre celles de Serres et de Derrida, avouez qu’il y a des voisinages moins flatteurs… Mais vous avez tranché sans examiner, selon votre habitude.
Votre lettre m’apporte une confirmation de votre méthode. Si vous vous donnez depuis trente ans la rude tâche de feindre la colère, et d’alimenter celle-ci aux prétextes les plus faux, c’est qu’il y va de votre personnage, the show must go on n’est-ce pas ? Et c’est ainsi que dans le spectacle qu’il faut bien que vous donniez pour attaquer la société du même nom, il n’y a plus que des reprises.
Les comédiens ont un mot pour cela : ringard.
Il me semble pourtant, Monsieur, qu’il arrive à notre société de changer, et que vos rééditions ne varietur d’un texte de 1967 sont dorénavant sans objet, autre que de piété – ou d’anthologie. Pourquoi, au lieu de cette routine paresseuse, n’occuperiez-vous pas vos prochains mois à réécrire une bonne fois vos textes ?
Je vous souhaite un agréable été. »
Je ne reçus évidemment aucune réponse (on n’image pas Debord débattre), et je ne pouvais alors deviner que cet échange se déroulait un an avant son suicide.
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