Sur la corniche d’Abuna Yemata (Ethiopie)
Je ne sais plus à quel moment la question de l’euthanasie – de ta mort anticipée et volontaire – a surgi comme une échéance ou une éventualité à discuter sérieusement entre nous, à la fin de janvier dernier il me semble, au vu de ce tep-scan catastrophique que nous avons découvert en pleurant dans la salle d’attente de ton oncologue… Les termes médicaux pas toujours intelligibles ne nous laissaient aucun espoir, et nous lisions entre les lignes signées du radiologue la progression inéluctable des métastases qui s’incrustaient dans le bassin, remontaient la colonne vertébrale, grignotaient les côtes et une clavicule… Progression d’autant plus bouleversante que les vacances de Noël avaient été « bonnes », et que par une belle journée de cet hiver serein, de ces jours lucides qu’accorde le Briançonnais tu avais même gravi en famille sous Peyrolles, sans peine apparente depuis le chalet d’alpage, les trois-cents mètres de dénivelé qui montent aux Trois Cailloux, en prenant par la forêt.
C’est à cette consultation que tu as calmement déclaré à Claire Garnier « Je suis romaine », allusion sans doute aux beaux suicides stoïciens par ouverture des veines dans la baignoire, ou selon quel autre moyen ? Nous n’imaginions pas le mode opératoire, il allait falloir se renseigner. La fréquentation des patients que tu devais côtoyer dans ce « pavillon des cancéreux », où l’on t’administra sans traîner la chimio, ne put que te confirmer dans ta décision : trop de corps décharnés, ou à demi-impotents, tu repoussais de toutes tes forces ce destin d’épouvante, tu n’admettais pas pour toi cet avenir de grande dépendance, ces squelettes rongés, cette vie souillée indigne de celle que tu avais jusque là menée. Pourquoi si lentement mourir, à quoi bon subir cette affreuse bonne volonté thérapeutique qui vous prolonge ou vous torture à petit feu pour gagner quoi, quelques semaines d’une vie grabataire, intubée, incontinente et perdant vaguement la tête ?
Ta décision était de « partir en beauté », tu voulais dire par là tant qu’il reste à sauver quelques apparences : ne pas laisser aux fillettes la vision d’une mamoune tombée au dernier degré de la déchéance, ni à moi-même ton mari je crois. Il y avait dans ta volonté une exigence morale autant qu’esthétique, on se doit à soi-même comme à ses proches un minimum de dignité, on n’empoisonne pas sa propre famille avec la survie d’un déchet, du balai, de l’air ! Sans doute, mais comment ?
L’euthanasie dans ce pays est une tentation très mal notée, nous en avons vite eu la confirmation en évoquant à demi-mot la chose auprès du corps médical de Daniel-Hollard. Pas de ça chez nous ! La question s’est donc vite posée d’accéder aux « soins palliatifs », où nous pensions (assez naïvement comme nous allions le découvrir) qu’on nous aiderait dans ce sens. Eh bien non ! Tant que la personne a une bonne espérance de survie, un cœur solide comme c’était ton cas, un réseau de relations entretenu par téléphone ou avec les nombreux visiteurs qui se pressaient dans ta chambre et avaient avec toi des conversations animées, pourquoi quitter cette vie, certes diminuée mais qui est encore une vie, par essence précieuse et bien digne d’être prolongée ?
Je m’en ouvrais franchement au cours d’un réunion avec l’équipe soignante, entièrement féminine, de ce pavillon des Ecrins qui réserve dix lits aux « soins palliatifs » (une spécialité médicale où Grenoble fut pionnier) : pourquoi tuer maintenant votre femme, me demandait à peu près le cercle soudé des blouses blanches, quand elle ne va pas si mal et garde peut-être deux bons mois (deux mois de bon) à vivre ? Notre vocation n’est absolument pas de donner la mort mais de défendre jusqu’au bout la vie, de l’accompagner aussi bien que possible… Et cet argumentaire reprenait au fond le serment d’Hippocrate : « Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément ». Formules belles et bonnes, mais où la troisième maxime peut entrer en contradiction avec les deux premières.
– » Oui Mesdames, je connais votre point de vue, mais vous ne considérez ici que le corps et je vous parle, moi, de l’esprit de Françoise ; c’est son image qui est en jeu et qu’elle veut sauver, quelque chose comme son idée ou son idéal d’elle-même. Si vous saviez comme elle aimait la marche, les voyages, les rencontres, et comme cette vie recroquevillée et assistée dans ses moindres gestes est une insulte, une humiliation de la femme qu’elle a été… »
Les médecins soignent (du mieux qu’ils peuvent) les corps, mais l’âme du patient, sa volonté ou son désir intime, qu’en savent-ils ? Les quinze jours passés aux soins palliatifs (période réglementaire au-delà de laquelle on vous montre la sortie) ont retapé moralement, psychologiquement Françoise ; sa douleur y fut équilibrée, par d’autres antalgiques d’ailleurs plus spécifiques que la morphine, indispensable mais d’un maniement délicat : à Daniel-Hollard la morphine entraînait vite le délire, sans alléger toute la souffrance, disons qu’on louvoyait entre douleur et délire, et qu’au cours de mes visites quotidiennes je ne trouvais assez souvent qu’un corps prostré, écrasé dans un lourd sommeil. Les Ecrins marquèrent un progrès relationnel, d’ailleurs tout paraissait excellent dans ce centre de soins, la beauté de ta petite chambre dominant un jardin, les repas, l’attention constante d’un personnel pleinement formé à la relation, à l’attention clinique… Ton corps allait de plus en plus mal (les métastases prospéraient) mais ton esprit demeurait net, et tu accueillais en souriant tes visites.
Tu voulais partir avant le début de juillet mais comment ? La question nous obsédait et nous échafaudions divers scénarios. Je trouvais assez commode et plausible celui-ci : je te conduisais à Herbeys dans notre petite Suzuki, je la garais vers cinq heures sur le pré en face de notre maison, où personne ne risque de passer avant le lendemain. Il y aurait à l’arrière une bonbonne de butane, pour notre gazinière, tu t’installais au volant, j’ouvrais la bouteille et refermais la voiture où tu ne pouvais que t’endormir rapidement, toutes portes closes. Je redescendais en vélo à Grenoble (10 km) d’où je prenais le dernier train pour Paris, on te découvrirait un ou deux jours plus tard, j’avais un alibi, d’ailleurs tu avais toi-même rédigé une lettre posée devant le volant, où tu expliquais les conditions de ton suicide… Plusieurs détails cependant clochaient, tu n’avais plus la force de conduire, ni de décapsuler cette grosse bouteille, d’ailleurs le chemin d’accès, très caillouteux, t’arrachait à chaque cahot des cris de douleur et seule, tu ne l’aurais pas emprunté… Et puis, comment meurt-on exactement par le gaz ? Non, il fallait trouver quelque chose de plus doux, mais quoi ?
Je m’étais mis depuis avril en quête du produit. Sans chercher trop longtemps sur internet, on découvre son nom : Pentobarbital de sodium. C’est la mort idéale, on dissout dans un grand verre d’eau 15 grammes de cette poudre qui vous endort en cinq minutes (à condition d’avoir pris une demi-heure avant deux comprimés d’anti-vomitif), au bout d’un quart dheure le cœur a cessé de battre. Parfait, mais où l’acheter ?
L’association suisse « Dignitas » décrit tout le protocole sur son site. Des amis parisiens y avaient eu recours, ils me confirmèrent leur pleine satisfaction des services de cet établissement, auprès duquel il vous en coûtera néanmoins de 10 à 12000 euros : frais de dossiers et d’inscription, puis deux consultations conduites par deux médecins suisses (500 € chacune, un peu cher pour un « service » philanthropique !), après quoi, si la mort est déclarée recevable, on s’étend dans une chambre où l’on boit soi-même le produit en présence de témoins – il est important, souligne Dignitas, de ne pas être assisté ni remplacé dans cet ultime geste, après lequel le corps sera incinéré et l’urne restituée… J’avais pris contact avec cette association, dont j’avais lu soigneusement la brochure, sans parvenir à me défaire d’un désagréable sentiment de business : en l’état (déplorable) de notre législation, il existe ainsi un marché parallèle de l’euthanasie très lucratif pour certains, qui vous offrent de mourir en Suisse comme on allait jadis (avant 1974) y avorter…
La Belgique semblait plus généreuse, ou mieux encadrée dans ses lois : on peut s’y procurer pour une somme modique (60 €) un « kit d’enthanasie » en pharmacie, deux ampoules injectables que seuls les médecins sont autorisés à acheter. Je me tournais aussitôt vers ma filleule (française) qui exerce la médecine à Bruxelles, hélas il faut être impérativement de nationalité belge pour bénéficier de ce service… J’ai mieux compris depuis, et apprécié, l’avance de nos voisins belges (ou néerlandais) dans ce domaine en lisant le livre de Corinne Van Oost, Médecin catholique, Pourquoi je pratique l’euthanasie (Presses de la Renaissance, 2014), dont je reparlerai bientôt sur ce blog. En attendant, que faire ?
La solution nous parvint par la découverte de l’association française « Ultime liberté » (mais une autre, ADMD, « Association pour le droit à mourir dans la dignité », aurait pu à Grenoble nous rendre le même service). Un ancien condisciple s’en occupait, avec lequel je pris aussitôt contact : oui, les adhérents pouvaient me renseigner sur l’achat du précieux Pentobarbital, dont la vente est partout verrouillée chez nous. Début juin, je savais où adresser ma commande ; très gentiment, mon ami me précisa qu’il en avait stocké deux doses, pour lui et sa femme « au cas où », et qu’il pourrait m’en avancer une si nous trouvions le délai de réception du produit trop long. Ce qui fut fait. Je revois l’immense sourire de soulagement de Françoise quand je lui montrais victorieusement le flacon, la clé était désormais sur la porte, elle pourrait s’en servir à sa guise, le moment venu.
Je reviendrai plus en détail sur ce que donne à penser cette situation : plusieurs personnes (environ 500 adhérents de cette association actuellement en France) ont eu la possibilité de conserver ce produit chez elles, sans s’en servir mais avec l’assurance de bénéficier de la meilleure des morts possibles, au cas où… La libre disposition par les femmes de leur propre fécondité fut assurée chez nous par la loi Weil et les progrès (laborieux) de la contraception ; on entrevoit de même aujourd’hui une « mise à disposition » de sa propre mort, encore illégale mais techniquement réalisable dans de bonnes conditions. N’est-ce pas un fantastique progrès de civilisation ?
J’ai (un peu) discuté cette question dans l’unité des soins palliatifs, avec l’une des médecins-chefs. Par formation et tempérament, cette excellente femme me signifia son opposition à notre « solution » (aux deux sens du terme), il lui semblait immoral de disposer ainsi de sa mort, en remplaçant par un geste technique ce qui relève des arrêts de la divine providence, ou d’un destin sur lequel chacun doit rester sans prise. Et puis, ajouta-t-elle, pourquoi vous précipiter ? D’après ses derniers examens, votre femme a encore deux bons mois à vivre…
Le « destin » en décida tout autrement, et notre plan lui-même avorta de curieuse façon. Je dirai comment dans un prochain blog où je reviendrai sur les problèmes moraux impliqués par l’euthanasie, sur l’état insuffisant de la loi dite Leonetti, sur une certaine frilosité française, et aussi sur l’hypocrisie qui entoure (comme avant 1974 pour la fécondité, parallèle décidément éclairant) le libre accès de chacun à sa propre mort.
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