Le soi-disant individu de la communication

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Un intéressant colloque initié par Claude Fintz s’est tenu la semaine dernière à l’IUT 2 de Grenoble, consacré à l’étude de ce qui circule « Entre les corps ». J’y ai contribué par la communication suivante, qui recoupe d’anciennes curiosités, revisitées à travers l’oeuvre de François Jullien. En voici le texte.

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Je suis parti d’un premier titre concernant nos deux corps médiatiques : tantôt les médias nous traitent comme corpuscule, ils s’adressent en nous à l’individu, et tantôt comme onde qui nous traverse, qui nous exproprie de nos qualités, nous massifie ou nous fusionne… Et cette perte s’accompagne d’un plaisir particulier comme on le voit par les stades, le chant choral ou les concerts (pas seulement de rock).

Nos études d’info-com privilégient traditionnellement le premier terme. Elles traitent largement du corpuscule en demeurant prisonnières, il me semble, d’un paradigme logico-langagier qui intellectualise trop nos échanges ; sous la couche verbale ou d’informations proprement dites, de puissants courants peuvent en effet circuler, qui contestent notre autonomie ou notre libre-arbitre de sujets discursifs ou pensants. Les raptus émotionnels sont de grands moments médiatiques : matchs de foot, attentats, « insoutenables images » tirées d’un accident ou d’une actualité sanglante… Le public s’agrège autour, il entre en transe, agi ou modelé comme un seul homme par le raz-de-marée émotionnel ou traumatique. Par la compassion, la terreur, l’indignation, la panique ou le rire, nous nous désapproprions, nous cédons à une éperdue contagion des affects, qui figurent donc l’optimum ou le comble de la performance de communication, devenue im-médiate, a-critique, fluide ou magnétique. Mais ces courts-circuits de l’influence demeurent la part maudite, ou mal dite, de nos échanges médiatiques.

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La Suggestion (hypnose, influence,  transe)

(Actes d’un colloque dirigé par D. B. à Cerisy-la-Salle, 1991)

L’hypnose sans doute réalise de tels états, où notre attention cesse de nous appartenir et semble pilotée de l’extérieur ; or ce cas-limite de l’hypnose, et toutes les spéculations sur le fluide magnétique ou électrique issu du baquet de Mesmer, vont colorer diversement les succès des nouvelles technologies : une aura d’immédiateté ou de communion médiumnique brille à l’horizon des promesses du téléphone, de la presse (qualifiée par Chateaubriand d’« électricité mentale »), de la photographie ou du cinéma dont les sons et les images, quand ils s’impriment directement en nous sans passer par le crible d’une conscience vigile, semblent le point bas, et comme tel dangereux, de la connivence (loin de la connaissance), du lien, d’un acquiescement automatique (indifférent à notre personnalité et à nos valeurs de sujet).

On voit les dangers de ces débordements, qui font le lit des dictateurs, des prédicateurs ou de diverses manifestations d’enthousiasme. Quelles que soient les mises en garde moralistes ou rationnelles, il est indéniable que ces états de transe s’accompagnent d’un incontestable plaisir, qui peut frôler l’orgasme. Lequel ne se refuse pas plus qu’il ne se réfute : allez argumenter contre une bande de rieurs, ou de supporters ! Allez expliquer aux amants fondus dans la transe amoureuse que peut-être ils se trompent, ou qu’ils n’ont pas fait le bon choix…

Comme l’écrit le sociologue italien Alberoni, « un couple qui s’aime est un mouvement de masse en formation ». C’est rappeler, à très juste titre, qu’il y a de la masse en nous, une tendance au magma qui renverse les différenciations logiques-identitaires, ce que Freud peut-être qualifie de « processus primaire » (palpable dans la colère, le rêve, le rire, les états amoureux…), et qui ne demande qu’à fuser, s’étendre sous les fragiles conquêtes d’une culture apprise, d’une civilisation inculquée et au fond agréable à secouer : notre si fragile vernis d’humanité (conquête laborieusement secondaire) n’est jamais long à lacérer…

Cette masse en général n’est pas bonne à penser : notre vision critique, formatée secondairement par les cadres du nombre, du mot ou de tout notre appareil logico-langagier, accommode difficilement sur cette zone ou ce marécage primaire, de l’ordre du magma (Castoriadis) ou de l’inconscient – un inconscient non pas refoulé, et sûrement pas « structuré comme un langage », dont il serait plutôt l’antagoniste ou l’autre radical. Nous peinons à nommer tout ce que la masse aspire et gouverne en nous et entre nous, dans la mesure où nommer c’est déjà s’extraire et articuler, loin de cet ordre ou de ce désordre primaire. Tandis que notre intention, notre attention empruntent des circuits reliant un sujet à un objet, tout ce qui concerne la masse pourrait être qualifié de nobjet (non-objet) : la masse abolit les frontières secondaires de l’objet et du sujet.

Un important défi logique, épistémologique ou philosophique devient de savoir comment accommoder notre regard sur ce fond, avec quels mots, en mettant en avant quelles observations ? Ce pourrait être une des tâches, aussi, de nos études de communication.

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Franz-Anton Mesmer

Dans les limites de cette prise de parole, je proposerai quatre mots utiles, je crois, à méditer pour nourrir nos débats : masse, medium, milieu, mimétisme – quatre M satellites peut-être de la planète Mesmer ! Et j’essaierai de conclure, en empruntant à François Jullien, sur la fécondité et l’urgence d’une pensée de l’entre ou du « métaxu ».

Très brièvement : la masse est en moi autant que hors de moi ; sa force d’attraction, quand elle m’appelle du dehors, est de convoquer ou de ranimer intimement un plaisir de fusion, soit de désarticulation et d’indistinction, que je connais bien pour y succomber périodiquement, dans le sommeil, dans la rêverie diurne, dans le rire, dans les marées de l’émotion partagée ou de la transe.

Cette transe n’a rien d’exceptionnel, on l’observe a minima dans tout état d’attention un peu concentrée ou soutenue : conduire une voiture, c’est se trouver du même coup hyper-réceptif aux aléas de la circulation routière (capable d’identification aux autres conducteurs, d’anticipation voire de préscience ou de quasi-télépathie ou perceptions subliminales concernant le trafic)… Il y a transe dès que je dirige mon attention et ouvre mon corps à une source, lumineuse, sonore, olfactive ou tactile qui me traverse : la musique qu’épouse le corps d’un danseur, la polarisation amoureuse qui entraîne un sujet dans le suivisme de l’autre, le transfert psychanalytique qui est une autre façon de faire transe… L’action de la masse, et son extraordinaire force de gravitation ou d’attraction, s’observent dans chaque cas par le rapprochement automatique, non-intentionnel ni conscient de celui qui n’est plus tout-à-fait un sujet puisqu’il semble piloté, coordonné ou « agi » du dehors.

La notion de médium est encore plus obscure, puisqu’elle appartient à cette zone que Freud repoussait parmi les « boues noires de l’occultisme » (dans son débat avec Jung). Figure (ou non-figure) assez noire en effet, dissimulée, estompée dans la pénombre des cabinets de tables tournantes et d’invocation des esprits. Aux savants critiques qui voudraient examiner ou scruter l’éventuelle présence de ces « esprits », je rappellerai la mise en garde, mentionnée par l’anthropologue Paul Stoller, d’un sorcier africain confronté à un enquêteur venu à lui pour étudier les esprits : « One doesn’t study the spirits, one follows them ». Salutaire mise au point : il y a des réalités qui ne relèvent pas de l’objet ni de l’objectivité ou objectivation scientifique (ou plus généralement logico-langagière), il faut pour approcher ces nobjets les suivre, ou se laisser guider. Ce suivisme, inévitable dans bien des circonstances (mais qui pose à l’expérimentateur la question cruciale du « billet de retour »), ouvre la question elle-même assez abyssale du mimétisme.

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C’est René Girard qui lui a donné, à mes yeux, le traitement le plus étendu et fécond. Sans pouvoir du tout lui rendre ici justice par un exposé un peu fouillé, je rappellerai que le sujet amoureux est plus souvent qu’il ne croit soumis aux injonctions d’un médiateur (encore un mot en M, dangereusement proche du médium), sans le modèle duquel il ne saurait comment ni quoi désirer. On lira le détail de cette thèse dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961) : le romantique se croit autonome dans ses choix, sujet de ses désirs ou de ses placements libidinaux, alors que le romancier (réaliste) qui vient après-coup lui révèle, comme Flaubert dans Madame Bovary, à quel point ses désirs obéissent aux injonctions d’un modèle plus ou moins caché, ou accessible ; Proust (dans le cas notamment du snobisme), ou Dostoïevsky ont particulièrement exploré les enfers de la rivalité que provoque inévitablement la précipitation du sujet désirant sur son modèle-obstacle. L’intérêt (et la tache aveugle) de ces phénomènes mimétiques est qu’il semble impossible au sujet de mesurer jusqu’où dans sa vie il imite ; le suivisme est notre part automatique, inconsciente ou somnambulique – au point que je suis conjugue largement la première personne du verbe suivre.

Une autre thèse, le primat absolu de la relation, posée en principe par la pragmatique et qui mériterait ici aussi d’être développée, confirmerait ce point : pour nous émanciper comme figures de sujet, notre éducation a dû commencer par faire de nous des élèves disciplinés ou des moutons dociles ; la jeunesse est l’âge de tous les mimétismes, de multiples faisceaux d’influence nous ont d’abord guidés, informés, façonnés – et c’est tout le paradoxe de l’éducation – avant de faire de nous éventuellement (mais pas automatiquement) des êtres libres.

La notion de milieu ne serait pas moins curieuse à développer, notamment dans sa relation aux médias, qui sont un peu l’écosystème ou l’environnement (nourricier ou crétinisant, comme ou voudra dire) de nos pensées. Il convient par principe, avec von Uexküll, de distinguer le milieu de l’environnement : ce dernier peut être survolé ou étudié globalement, comme une réalité identique pour tous les vivants qu’il héberge, alors que l’étude du milieu (ou la mésologie) se montrera sensible aux significations que chaque vivant spécifiquement lui soutire. Un milieu est une imbrication de mondes propres, compatibles entre eux mais radicalement différents voire totalement étrangers et fermés ; chaque organisme, depuis l’amibe jusqu’à l’homo sapiens, est en relation de symbiose avec ce biotope et réagit à lui très sélectivement, ou de façon propre. Une active bio-sémiotique, à tous les étages du vivant, innerve donc la relation du sujet et de son milieu (le sujet commençant très bas dans l’organisation, dès le calcul d’un soi ou d’un non-soi, on peut avec Bateson accorder cette qualité de sujet à l’amibe autant qu’à une forêt de séquoias). L’écologie est la science de l’environnement, alors que la mésologie serait celle des milieux ; ceux-ci ne seront jamais ni tout-à-fait objectifs ni tout-à-fait subjectifs, mais (Augustin Berque) trajectifs : un composant du milieu n’existe que s’il fait sens, ou ressource, pour tel vivant qui l’habite. Le milieu et son habitant ne sont pas séparables mais se découpent l’un par l’autre, récursivement, dans une relation de résonance ou de co-vibration ; le milieu tourne dans l’individu vivant comme une clé dans une serrure, ou réciproquement ; ils se reconnaissent, ou pour mieux dire ils naissent et grandissent ensemble.

Peut-être Platon a-t-il esquissé cette problématique du milieu (qui échappe aux prises de l’ontologie traditionnelle des êtres substantiels ou sujets maîtres de leurs objets) en introduisant dans le Timée la notion de chôra ; terme assez obscur, qu’il explicite en donnant l’exemple de la ville entourée de ses vergers,  jardins ou pâturages qui constituent son enveloppe nourricière ou sa matrice ; un autre équivalent pourrait concerner, dans notre terme chorégraphie, l’espace des mouvements d’un corps, ce qu’il est capable ou libre d’embrasser au cours de ses mouvements. La chôra serait le fonds (avec esse) de la figure, l’ensemble des ressources qui la maintiennent en vie.

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Cahier de l’Herne François Jullien (février 2018)

Fascinée par les figures (les sujets, les objets) qui seuls se détachent, notre pensée peine traditionnellement à nommer ou examiner le fond(s), ce qui se tient entre, ce colossal et énigmatique empire du milieu. « Ne sachant penser l’ ‘entre’, metaxu, (les Grecs) ont dû penser le meta de la ‘méta-physique’ » (François Jullien, De L’Être au vivre, p. 181). Et d’ajouter que le vivant évolue dans le Tao comme le poisson dans l’eau : le Tao désigne la voie, cet entre qui laisse passer sans distinction d’objets ni de sujets, de figure ni de fond, de commencement ni de fin. La respiration, avec son alternance d’états où chacun préfigure et appelle l’autre, donnerait un modèle de cette tension qui régénère, ou maintient dans l’essor par transitions continues.

C’est à capter cet essor que s’affaire l’artiste chinois, quand il s’efforce de peindre entre il y a/il n’y a pas : une présence-absence, un plein saturé de vide, une apparition au bord de l’évanouissement… Je songe, en suspendant mon propos à ces références apportées par Jullien, qu’un colloque aussi est un moment fertile en manifestations de l’entre, un lieu où l’on se tient entre et où l’on s’entre-tient. Souhaitons-nous beaucoup d’interactions qui mettront les paroles échangées ici sous tension ! Car nous n’aurons pas trop de ces deux journées pour vérifier la richesse paradoxale de ce renversement : accommoder notre regard ou nos paroles sur ce metaxu, le dernier et le plus énigmatique de ces mots en M qui nous forcent à réviser toute notre métaphysique.

Ou encore, puisque Claude Fintz dans sa présentation du colloque a insisté sur l’apport des œuvres de l’art à cette réflexion, je dirai pour finir qu’on reconnaît les œuvres véritables non à quelque accomplissement ou perfection surnaturels de la représentation, mais à ce que, déchirant localement le compact visage de la réalité, elles fissurent quelque peu celle-ci pour lui donner du jeu, y laisser passer du vent, une respiration salubre dans laquelle nous pouvons évoluer. L’œuvre de l’art, comme l’amour, ouvre et réveille de l’entre entre les corps.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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