Le dernier film de Bertrand Tavernier, Quai d’Orsay, montre Alexandre Taillard de Worms, clone transparent de Dominique de Villepin quand il dirigeait les Affaires étrangères, faire grand usage (et éloge) du stabilo, qui dans les mains du ministre lui sert à ne pas lire, ou si peu, les successives versions des discours que lui prépare sa dernière recrue, un jeune chargé de mission aussi dépassé par son rôle qu’ébahi par le patron.
« Nous ne faisons, déplorait déjà Montaigne, que nous entregloser… » Le siècle du stabilo, des dépêches d’agence, du JT ou du tweet a mis fin à ces patientes gloses, nous ne faisons que nous entre-dépecer.
Il arriva à Umberto Eco de souligner (c’est bien le cas) l’importance de ce modeste accessoire de bureau dans l’évolution de nos manières de lire : fini les longues dissertations, les grands récits, les thèses et autre « sommes philosophiques » ; le stabilo sert à mettre tout grand ensemble en pièces pour n’en garder que la nervure, une citation ou une maxime que la presse et les opinion makers aussitôt reprendront au vol, comme un bout de bidoche jeté aux chiens. Less is more… A quoi bon commenter savamment un texte dans ses marges ? Le surligneur distingue, mais sa pointe trop grosse ne permet pas d’écrire pour répondre ou pour développer, il n’a d’usage qu’abréviatif. L’important n’est pas de lier une pensée mais de la changer en projectile, en mitraille sonore, et pour cela de la fragmenter. « Trop de graisse, du nerf ! », ne cesse de rugir le ministre en balafrant de jaune les pages toutes fraîches, et incorrigiblement longues, de son « chargé de la langue » Arthur Vlaminck.
Ce film résume en une jolie vignette l’épuisant exercice de la pensée médiatique : comment faire pour être cité, repris et commenté par les folliculaires, comment intéresser ceux qui faute de temps, de goût ou de culture décrocheront de n’importe quel texte s’il dépasse une page ? Le bien nommé Taillard n’est pas nécessairement inculte (et l’on connaît la passion de Villepin pour les poètes, et pour sa bibliothèque napoléonienne), mais Tavernier veut d’abord faire rire en nous peignant la comédie d’un Quai au bord de la crise de nerfs, ou la mécanique infernale du pouvoir quand elle s’emballe et que les portes claquent dans un envol de paperasses à chaque entrée ou sortie du trépidant ministre (surjoué par un Thierry Lhermitte frôlant lui-même l’explosion). On écrit beaucoup autour du patron, on ne cesse de lui glisser des fiches qui résument toutes sortes d’articles, de livres et de rapports dont croulent les bureaux qu’il traverse en courant, mais lui ne règne que par sa parole, aussi erratique et fébrile que définitive – hilarante réception du prix Nobel de littérature joué par Jane Birkin, qui se taît modestement à la table d’un interlocuteur déchaîné par la fièvre de faire des mots.
Un livre bien pratique pour ce volcan qui éructe en oubliant d’argumenter, ce sont les aphorismes d’Héraclite, un philosophe qui semble s’être appliqué avant la lettre la pensée-stabilo puisqu’on peut y glaner toutes les idées et leurs contraires, numérotées sans souci de cohérence apparente. Profondeur et vertige, éclat de ces énigmes vrillant la nuit ! Taillard les martèle en exemple à son souffre-douleur, et lui enjoint d’y puiser de quoi orner ses discours. Quelques formules bien frappées empruntées aux philosophes ou aux poètes sont un peu, à l’ONU, la réponse du faible au fort ; à défaut d’y peser, elles donneront l’illusion de penser.
En diplomatie comme dans toutes les affaires, une image outrée du pouvoir s’accroche au monopole du « final cut », bien incarné par Taillard de Worms brandissant son stabilo comme un sceptre, un phallus – une guillotine ! En face du flamboyant histrion, une version moins frénétique mais plus efficace sans doute s’incarne en Claude Maupas (merveilleux Niels Arestrup jamais meilleur qu’ici), vieux sherpa des Affaires qui prend le temps méditativement de conseiller, d’écouter, de déminer… Ces deux figures antithétiques forment une paire savoureuse à l’écran, mais politiquement peu faite pour nous rassurer sur l’état de nos élites et la bonne marche des affaires, pas seulement étrangères, en ces temps de déroute.
Laisser un commentaire