Quand tu étais petit garçon, tu nous semblais plutôt lent. En classe de CE2 ou de CM1, la question s’est posée de te faire redoubler : tu te plaignais de ne pas être à la hauteur, et particulièrement qu’au foot tes camarades ne te passaient pas souvent le ballon !… Ta maîtresse d’alors s’opposait à cette prise de retard, tout en formulant des doutes sur ta capacité à poursuivre très loin tes études, mais Françoise a insisté : laissons Brieuc donner du temps à son enfance, ne brusquons surtout pas son développement. Tu as donc « tranquillement » redoublé cette classe, et tu t’en es bien trouvé.
Un texte de François Jullien lu depuis m’a confirmé le bien-fondé de cette sage décision : dans notre croissance, nous sommes comme ces ruisseaux qui retrouvent un cours asséché ; l’eau y progresse de cuvette en cuvette, et jamais ne se porte en avant tant que chaque cuvette n’est pas remplie à ras-bord. Ainsi progressant dans le chemin de la vie, nous devons à chaque étape faire l’expérience de la plénitude – on n’avance à rien en sautant précipitamment une cuvette !
Je crois, et tes amis en témoignent ici même, que tu conduisais ta vie selon cette expérience de la plénitude. Arnaud le rappelle, pour toi chaque jour était le plus beau, jusqu’à cette dernière rando où la splendeur du Grand Colon, se souvient Mado, ne cessait de t’émerveiller. Ce dernier jour aussi fut « le plus beau de ta vie »…
Ton projet de vie n’était pas grandiose, tu ne faisais pas carrière au point d’y sacrifier ta famille, ni vos soirées entre amis. Ta mère et moi nous en inquiétions parfois, Brieuc se contente de peu… C’est que dans ce peu, tu savais cueillir la totalité du monde assimilable ou de l’instant qui passe ; tu n’allais pas chercher très loin ton bonheur, tu ne te donnais pas de buts chimériques. Pascale a rappelé cette photo de toi, prise à l’âge d’un an (printemps 1974 au chalet Siché de Saint-Martin d’Uriage) : l’énorme bébé que tu étais alors reste assis dans l’herbe, absorbé par la composition d’un bouquet de paquerettes que tu cueilles entre tes jambes. De même tu n’as pas été très loin cueillir Mado, rencontrée chez ton premier employeur Bernard Reverdy, qui t’avait d’ailleurs assigné pour bureau… la chambre de sa fille ! Et pour choisir votre appartement, tu as élu un quinzième étage de l’avenue La Bruyère, à trois-cents mètres de chez nous. Les grands écarts n’étaient pas ton fort, tu n’avais pas envie qu’on dise il-en-a-fait-du-chemin-dans-sa-vie, ta route était centripète, moins spectaculaire, plus discrètement dense.
Tu marchais, tu nichais de cuvette en cuvette entouré de ta femme et de tes deux filles et cette vie te comblait. Je comprends aujourd’hui à quel point tu nous enseignais le goût de l’essentiel, dans chaque moment. Et certes, tu auras peu vécu, une moitié de vie à l’échelle de ce que tu pouvais attendre, mais cette moitié que tu auras savourée, si intense, n’en fait pas moins une vie pleine, accomplie.
« Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard… » (Aragon) – pas dans ton cas ! Un instinct mystérieux mais très sûr te disait comment conduire ta vie, quoi en faire, à quel rythme ; tu semblais tenir tout ce que tu désirais à portée de main, en cercle autour de toi. Je ne t’ai pas communiqué cette sagesse, il me semble avoir l’âme plus inquiète, plus insatisfaite ; toi, tu vivais serein, toujours très calme face aux turbulences qui pouvaient affecter tes parents, tes enfants. Tu avais donc appris à vivre, de qui, quand, comment ? Tu existais en plein milieu ; d’où, sans doute, cette attraction que tu exerçais visiblement sur chacun.
Je me suis souvent demandé ce que voulait dire une vie longue, ou trop courte, éphémère. Existe-t-il une bonne mesure ? Je me rappelle avoir fait la connaissance concrète de ce mot, éphèmère, à Melun alors que je n’avais pas dix ans. Un beau matin de printemps, les rues de notre ville se couvrirent d’une neige paradoxale ; des millions d’insectes volants, plus légers que la libellule ou le papillon, étaient sortis de la Seine pour palpiter et tourbillonner en nuage au cours de la nuit, avant de mourir sur le sol. En foulant ces pétales aériens sur le chemin de l’école, j’apprenais ce mot bizarre construit sur trois lettres qui faisaient dans ma tête un battement d’aile, des éphémères, et je me demandais – je me demande toujours – quelle est au juste la bonne durée d’une vie : entre le lit du fleuve et le trottoir où les balayeurs s’affairaient, est-ce que l’apparition blanche avait assez vécu ? Une existence d’un jour est-elle aussi complète que celle qui dure une année, ou un siècle ? Certains, qui meurent jeunes, ont plus vécu que des vieillards ; quand on déplore la brièveté d’une vie, d’un moment de bonheur ou d’un amour, on raisonne platement selon le temps des horloges en oubliant l’ardeur des moments sensibles, ou ces intensités qui zèbrent nos vies et se laissent mal mesurer.
Les monuments et les œuvres par définition demeurent, tandis que les moments défilent. A défaut de vouloir vivre longtemps, nous devrions apprendre à coïncider avec ce qui passe, et aimer l’éphémère ; préférer le fugace, le vivace et le bel aujourd’hui, son coup d’aile au « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » (Mallarmé) ; ou, avec Fernando Pessoa, « Plutôt le vol de l’oiseau, qui passe et ne laisse point de trace, / Que le passage de l’animal, dont le souvenir demeure imprimé sur le sol (…) Passe, oiseau, passe, et enseigne-moi à passer ! ».
Nous ne sommes cependant ni ces papillons blancs ni ces oiseaux de passage, nous habitons, nous nous étreignons, notre mémoire dans la nuit du passé plonge ses racines et nous escomptons tenacement un futur, nous faisons des projets, des enfants… Au cimetière mardi dernier, c’est quarante ans de ta vie que nous enfouissions en terre, mais aussi quarante autres à venir, où tu aurais su si bien t’occuper de ta femme et de tes enfants, puis un jour de tes petits-enfants, quel grand-père tu aurais fait ! Que de jeux, que d’histoires murmurées à tes filles, que de tendresses échangées ainsi saccagées dans un grand éclair blanc… Celui qui ensevelit ses parents porte très normalement en terre ses souvenirs, tout un passé – mais enterrer un tel futur !
Avec Arthur et Gaspard (aujourd’hui âgés de 14 et 11 ans)
Louise (Merzeau), qui vient de perdre sa mère, de sa « Charente bien aimée » t’offre ces fleurs :
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