L’échange

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Je reviens avec l’esprit de l’escalier, ou le recul philosophique, en ce « vendredi saint » (date commémorative du sacrifice par excellence), sur la mort héroïque du gendarme Arnaud Beltrame qui a secoué la France entière, et suscité déjà tant de commentaires… Il est bon qu’un tel acte, même s’il en éclipse d’autres, fasse durant quelques jours la une de nos gazettes de papier, de radio ou de télé ; réconfortant que pour une fois la bonté fasse plus de bruit que le mal (pâture ordinaire des médias), comme il semble important que l’échange proposé par le gendarme au tueur résonne longuement en chacun, et nous fasse méditer : et moi, aurais-je eu ce courage ? Qu’aurais-je fait devant une telle situation ?

Courage, héroïsme voire sainteté…, les qualificatifs défilent sans creuser suffisamment il me semble la teneur ou les conditions d’une pareille décision. Nous ne saurons jamais, évidemment, avec quelles pensées Arnaud Beltrame s’est ainsi proposé en monnaie d’échange ; ni même s’il a délibéré, ou calculé ses chances. Sa décision (impulsive ? réfléchie ?) semble le fruit d’une éducation, franc-maçonne puis catholique nous martèlent les journaux, et d’un terreau professionnel, l’armée, comme l’a justement rappelé Cynthia Fleury, la théoricienne du courage entendue deux fois cette semaine, sur France culture puis France 2. Une telle générosité ne s’improvise pas, ou disons plutôt qu’elle vient de loin, qu’elle couronne toute une vie d’abnégation et de service. Face à ce geste sublime qui à bon droit nous fascine, tellement il bouscule la logique de nos échanges ordinaires ou de nos réflexes, bien dégradés, j’aimerais pour ma part et très hypothétiquement proposer l’argument suivant.

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Même si personne n’attendait de lui qu’il aille jusque là, le gendarme était dans son rôle, sauver une vie humaine, mais surtout négocier, ce qu’il savait particulièrement faire, ayant déjà, à Bagdad en 2005 paraît-il, « exfiltré » dans des conditions difficiles une compatriote en mauvaise posture. Dans une situation comme la prise d’otages, on marchande, on tente par tous les moyens (verbaux) de calmer le jeu ; on s’efforce de ramener le fou, en face, prêt à mourir lui-même en faisant un carnage, à une vision plus rationnelle du rapport de force ; à une issue moins chaotique, où la terreur ne soit pas fatale. Je crois (j’imagine) que le lieutenant-colonel Beltrame put juger la situation qui se présentait à lui sinon viable, du moins « frayable » (je m’inspire ici des remarques de François Jullien sur le Tao) ; qu’il avait chevillée au corps cette conviction que l’autre, aussi désespéré ou furieux soit-il, demeure une personne, un sujet accessible à l’échange verbal, aux arguments et aux promesses : promesse de vie, de bon traitement s’il se laisse désarmer, d’un procès équitable, etc. Et pour matérialiser cet échange, pour faire monter son enchère, quoi de mieux que de mettre sa propre vie, son corps dans la balance ? Prends-moi et laisse partir cette jeune femme, je suis une meilleure proie, me tuer serait pour toi une affaire plus retentissante – mais songe aussi qu’au milieu de tout ce bruit nous pouvons nous parler, que mieux qu’elle, en me rangeant à ton côté, je peux garantir une issue moins catastrophique à tes gestes fous…

Le gendarme pariait, autrement dit, sur une communauté de la communication ou du calcul rationnel ; ou, pour le dire en termes moins « marchands » (car toute sa formation et sa culture semblent faire de lui, rétrospectivement, le porte-parole d’une vision non-utilitariste ni égoïste de l’échange social), il offrait au terroriste par un don sublime (répétons l’adjectif) de dépouiller sa terreur, de revenir à la simple humanité. Ecce homo, nous sommes également hommes et frères toi et moi, pourquoi cette mascarade de meurtres qui te défigurent, reprends ton visage d’avant, arrête de faire le con !…

Pour ramener l’humain chez celui qui s’enlise dans la bestialité ou la barbarie, il faut un électrochoc, un geste hors du commun. S’offrir désarmé au tueur peut, oui parfois et quelle que soit la folie qui déferle, provoquer ce réflexe salutaire du dessillement, de la conversion. La générosité, autant que la violence, peut s’avérer contagieuse (pas mécaniquement mais quelques fois, c’est un pari, les non-violents misent dessus). Je songe à l’épisode, sublime lui encore, du début des Misérables de Victor Hugo, où Mgr Myriel par le geste très simple du don, hautement paradoxal, des couverts d’argent auxquels il ajoute celui des chandeliers, refait du forçat Jean Valjean et pour toujours un homme… Hugo croyait à l’efficacité symbolique d’un pareil « recadrage thérapeutique », au point de le placer en ouverture et en ressort de son immense roman. Magnifique efficacité du don, loin de toute convention !

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De culture chrétienne autant qu’humaniste, Hugo comme Beltrame il me semble croyaient tous deux en un minimum de communauté partageable entre les hommes, ou à ce qu’on appelle depuis le XVIII° siècle les Lumières : que face à la pire terreur demeure une marge de « négociation ». Que le désespoir n’est pas fatal, la mort pas la seule issue. C’est pourquoi je ne parlerais pas de « sacrifice » dans le cas d’Arnaud Beltrame : il ne marchait pas vers la mort en s’approchant du tueur, mais il discernait un possible arrangement, un échange éventuel de raisons. Il croyait à la vie, et que cette vie chez l’autre l’emporterait – quand même, peut-être !

Hélas, nous avons appris au terme de ce terrible XX° siècle à quel point nos « Lumières » se sont avérées fragiles, et qu’il n’est pas rationnel de compter en toutes circonstances sur la rationalité (en dernière instance ?) de l’autre. La raison certes s’avère parfois contagieuse, mais plus encore le déchaînement de la terreur, de l’exaltation ou, bassement, de la bêtise. L’adversaire de Beltrame n’avait plus de visage,  plus ce souffle ou cette parole tels que deux hommes puissent se confronter, face-à-face ; au moment de ce qu’on voudrait appeler leur dernier dialogue, le tueur anonyme que les journaux n’appellent pas toujours par son nom (ce serait lui donner cette sépulture que les communes où l’on trimbale son corps lui refusent) semblait au bout du rouleau, recru de terreur – il venait de commettre trois meurtres –, inaccessible à tout échange, aussi sublime soit-il. Que faire face à la barbarie ? Parier qu’elle ne sera pas fatale, pas gagnante au bout de tout compte ?

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La grandeur, la force poignante de ce fait-divers qui nous a collectivement tant remués, est de poser en pleine clarté cette question qui ne risque pas de se démoder. Arnaud Beltrame restera celui qui, face à un déficit apparemment total d’humanité, parie encore sur celle-ci : que l’homme ne peut pas tout-à-fait s’éteindre en l’homme, que le langage, que mon propre corps peuvent servir à échanger, à se rencontrer, à se toucher, à se calmer…

Mais il a perdu dira-t-on, par optimisme, par sa folle générosité ? Sa mort n’annule pas la vertu de son choix, elle avive au contraire en chacun une question éthique par excellence : si l’on ne peut raisonner la folie meurtrière par un appel au calcul, par un retour à la raison, il reste à lui opposer la « folie de la Croix », ou un pari qui excède tout calcul : la folie symétrique du Bien face au mal radical.

23 réponses à “L’échange”

  1. Avatar de olive
    olive

    Tre’s beau texte

  2. Avatar de tvinpsy
    tvinpsy

    je suis évidemment d’accord avec toi, Daniel. J’ai été très troublé cette semaine par une remarque d’une de mes patientes, infirmière, qui m’a dit : « ce Beltrame était un con ! » Fille de gendarme ayant beaucoup souffert, enfant, de l’abnégation et du sacrifice de son père, elle me faisait entendre à quel point le sacrifice d’une vie est aussi un sacrifice pesant sur une lignée : l’épouse de Beltrame, ses enfants et peut-être plus loin, souffriront sans doute du sacrifice de leur père. Cela n’enlève rien à la grandeur du geste mais au delà du sacrifice cela le rend aussi terrible.

  3. Avatar de euterpe16
    euterpe16

    Je n’ajouterai qu’un petit ruisseau en deux points au fleuve de commentaires de toutes sortes sur cet événement…et en un sens assez éloignés à la fois de la sobriété respectueuse et du recueillement méditatif que, parfois, les reportages télé retrouvent auprès de la foule des fameux anonymes…

    Alors voilà:

    1-« fait divers »: que ce soit dans la définition du Larousse (événement sans portée générale) ou se référent au texte de Roland Barthes (« structure du fait divers », Essais critiques, 1964), il paraît très difficile d’accepter cette expression comme qualificatif des faits tragiques où un lieutenant colonel de la Gendarmerie Nationale est mort en service. « fait d’histoire » me semblerait d’autant plus approprié qu’il s’agit bien d’un événement « politique » dans un contexte de lutte contre le terrorisme, et avec une reconnaissance de la Nation.

    2-« sacrifice »: la mort en service n’est pas un sacrifice. Elle est la forme ultime de la conscience professionnelle, là où se rejoignent la connaissance du risque inhérent au métier et la réalité. J’ajouterai qu’il en va ainsi pour de nombreux autres professionnels, à travers le temps et l’espace, dont on ne parle guère… Mais il est vrai que parler de la mort au travail reste comme une sorte de tabou où la raison n’a pas (encore?) trouvé les mots pour représenter cet « impensé »…

    Mais cela est une autre histoire…

  4. Avatar de alcali
    alcali

    Merci, Cher Daniel, pour ce beau texte, si juste. J’ai particulièrement aimé que tu analyses le geste d’Arnaud Beltrame en termes de don plutôt que de sacrifice, comme on l’entend partout. Dans le don tel que l’analyse Marcel Mauss (et ses successeurs de la Revue du MAUSS), il entre bien une part d’intérêt et de calcul. Mais il s’agit d’un intérêt supérieur, un intérêt pour l’amitié et la concorde, un intérêt à montrer qu’une commune humanité et une commune socialité sont possibles. Et il s’agit d’un calcul uniquement probabiliste. Le don est un pari de confiance qui risque toujours de se trouver démenti, comme ça a été le cas ici. La probabilité de rétablir un lien de commune humanité et de commune socialité avec l’assassin était particulièrement faible. C’est pourquoi le pari ne pouvait être tenté qu’en mettant en jeu ce qu’A. Beltrame avait de plus précieux, sa vie-même et sa présence auprès de sa famille. Seul ce que tu appelles si justement un don sublime avait une chance d’inverser le funeste destin. Tu as raison de faire le parallèle avec le geste de Mgr Myriel dans Les Misérables, si bien analysé par notre ami Michel Terestchenko dans son dernier livre Ce bien qui fait mal à l’âme (Don Quichotte). Dans ce cas de figure le don sublime d’A. Beltrame, ce pari perdu mais qui méritait d’être tenté, a fait un bien énorme à l’âme de tous les Français, et même au-delà. Il a été salué dans le monde entier.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui Alain, j’ai écrit ce texte dans la perspective ouverte par le convivialisme, et notamment par le MAUSS et tes propres écrits sur le don, c’est pourquoi je l’ai intitulé « L’Echange », un maître-mot des travaux de Marcel Mauss puis de Lévi-Strauss, ou de nos études de communication. Cet angle de vue remet le geste d’Arnaud Beltrame dans une perspective d’action, ni idéaliste ni sacrificielle ; sans doute était-il soutenu par une foi religieuse mais ce n’est pas l’essentiel, il croyait la situation « maniable » jusqu’à un certain point, il avait été formé pour cela, avait déjà réussi ce type de « mission » ou de défi – très aléatoire en effet et risqué, mais pas impossible. Je crois que cet épisode qui a remué la France entière, et au-delà comme tu le signales, est un cas de figure exemplaire pour les théories du don, que tu alimentes de tes travaux, et que les « convivialistes » pourraient encore y réfléchir avec profit. Mais c’est le public, très large, de cette actualité qui médite ce geste, avec des effets qu’on ne peut mesurer ni prévoir : le gendarme nous a fait un bien énorme en effet, qu’il ne faut pas laisser trop vite retomber ou s’éteindre.

  5. Avatar de Alternative13
    Alternative13

    Merci, cher Daniel, pour ce beau texte. Rien n’est plus juste que de voir dans le geste d’Arnaud Beltrame autre chose et qui est plus complexe que le sacrifice de soi. Une manière de faire face aux circonstances, d’agir en accord avec ses propres principes, avec son éthique professionnelle aussi, un effort pour frayer, en effet, un espace de communication et de vie et puis, lorsque cela s’avère impossible, le courage héroïque de ne pas reculer devant l’ultime tentative, finalement payée de sa propre vie. Il y a bien plus de richesse et de profondeur dans le bien qu’on le pense habituellement. Nul ne l’aura mieux montré que Hugo dans Les Misérables.
    La bonté de Mgr Bienvenu, dans son excès, arrache Jean Valjean à sa férocité, le convertissant presque malgré lui à ce long chemin de la rédemption qui est le thème principal du roman. Le bien pour qui le rencontre est une expérience impitoyable. Source du salut pour l’ancien bagnard, mais transgression insupportable des lois humaines pour Javert et qui le conduit au suicide. N’est-ce pas le défi de cette bonté que n’a pu accepter l’adversaire d’Arnaud Beltrame dans le long face à face qui les a tenus suspendus entre la vie et la mort trois heures durant ?

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Nous ne saurons jamais, cher Michel, ce qu’ils se sont dit au long de ce « colloque » en effet insupportable, quel film ou théâtre cela ferait si l’on avait le talent de reconstituer un pareil échange, de le scénariser ! J’en parle sans ironie, cet intense épisode médiatique est tellement fort, il est tellement inhabituel que le bien fasse ainsi la pâture des média… Je suis donc heureux qu’on le traite, ici même, dans la perspective convivialiste du don, qui excède les cadres utilitaristes qui nous accablent. Je crois que nous touchons à travers ce geste à une posture civilisatrice essentielle, que son échec apparent ne dément pas – au contraire !

  6. Avatar de maruku
    maruku

    Arnaud Beltram a pour le moins sauvé une vie. Au prix de la sienne. C’est bien sur ce geste sublime que quelques-uns se permettent des propos qui montrent leur noirceur personnelle, qu’il faut espérer temporaire.

    Objectivé par l’issue de la prise d’otages de Trèbes, ce geste d’Arnaud Beltram a été abondamment commenté comme une marche à la mort certaine, un auto-sacrifice. Certains cependant s’imaginent qu’il espérait trouver par là le moyen de tenter une action.
    Toi tu formules l’hypothèse que cette action qu’il a, de fait, tentée, a été celle de réveiller plus encore l’humanité du tueur radicalisé. Plus encore. En effet tu soulignes qu’il avait déjà obtenu un commencement de « ré-humanisation » : l’homme en face de lui avait accepté la libération d’un otage.
    Peut-être aussi, en poursuivant ton hypothèse, pouvons-nous penser qu’il espérait convaincre que, contrairement à la position actuelle qu’affirment le plus souvent les forces de sécurité :

    1) il est possible de négocier même avec des « terroristes radicalisés »
    2) il est possible de « ré-humaniser » ceux qu’elles considèrent comme devenus des barbares.

    Aux yeux d’un bien grand nombre, ce monde parait barbare. 800 millions de personnes sont laissées sur cette planète sans accès à une nutrition suffisante, des dizaines de millions envisagent de s’exiler. Quelque dizaine de milliers tentent d’arriver en France : peut-on dire qu’ils y sont accueillis avec « humanité » ?

    A mon sens le mouvement d’idées convivialiste (http://lesconvivialistes.org) fait ce pari qu’il est possible de « ré-humaniser » le Monde, de « ré-humaniser » la France, de « ré-humaniser » tous ceux qui se sont égarés, loin des principes qui peuvent mettre nos vies au service de la vie.

  7. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire
    Cher Daniel, j’ai lu et relu ton blog L’echange et je trouve courageux que tu exposes ainsi tes idées et tes positions. Tu me demandes mon avis et je t’en remercie. Je te réponds avec franchise en te renvoyant le principal argument critique: celui de l’idéalisme. J’aurais bien tort d’ironiser sur ce point car l’ironie n’est guère de mise sur un sujet pareil, et d’autre part parce que la position que je vais essayer de soutenir pour te répondre n’est pas forcément plus assurée. Je dirais même, s’il y avait débat, que je souhaiterais mille fois que tu aies raison et que j’aie tort. Que vais-je dire pour t’argumenter? Que je ne pense pas un seul instant que le djihâdiste, le Nazi, le tueur en série, soit capable un seul instant de la «conversion » que tu proposes. Pour ce faire, il faudrait qu’il ait encore une once de raison. Or dans la position qu’il occupe, le djihadiste est déjà mort et il ne pense plus qu’à tuer le plus grand nombre de mécréants avant de mourir. Devant le geste sublime d’Arnaud Beltrame, le djihadiste ne voit qu’une victoire de plus, tuer un militaire. La prise est encore plus grosse. Il faut penser comment fonctionnent ces jeunes gens à qui on a complètement lavé le cerveau. Les paranoïas religieuses sont irréductibles à mon avis car comment convaincre quelqu’un qui a déjà donné sa vie pour son combat, pour son idéal de pureté religieuse radicale. S’il renonce à son idéal, s’il reconnaît ses torts, sa paranoïa s’écroule, mais alors il n’aurait plus qu’à se suicider. Les Nazis avaient-ils le moindre remord à Oradour sur Glane quand ils brûlaient les enfants dans l’église ? Les Nazis qui massacraient et torturaient dans les camps d’extermination avaient-ils le moindre remord ? Il fallait éliminer les «stucks», les pièces, les yudes et il fallait accomplir au plus vite et au mieux leur terrible travail. Je pense réellement que ces jeunes gens qui fonctionnent avec leur paranoïa ne peuvent entendre aucun argument et que même un Arnaud Beltrame ne peut y parvenir. Le colonel dont tout le monde salue le courage et l’abnégation croyait que sa raison et son humanité étaient crédibles. Mais on ne gagne pas devant un paranoïaque. Les paranoïaques ont toujours raison. Aussi je ne crois pas les djihadiste « accessibles au langage verbal », comme tu l’écris, ni à la raison. Je ne pense pas un seul instant que Beltrame pouvait convaincre le tueur « par son don sublime », ou « le dépouiller de sa terreur, de le faire revenir à la simple humanité », comme tu l’écris. S’il pouvait comprendre le « arrête de faire le con ! », il n’en serait bien sûr jamais venu jusque là. Fofana le tueur de Ilan Halimi déclare encore aujourd’hui dans sa prison qu’il ferait encore de même et qu’il faut tuer tous les juifs. Un forcené celui-là ! Non, s’offrir désarmé à un paranoïaque délirant «pour provoquer le réflexe salutaire de la conversion », comme tu l’écris, est je le crains une position idéaliste et donc bien peu opératoire. Bien peu réaliste, hélas. Cela me rappelle la mort de Yves Bertherat, un collègue assistant des hôpitaux psychiatriques, quand j’étais moi-même interne et qui a été tué par un malade délirant. Les infirmiers l’avaient pourtant prévenu. Mais Bertherat, un homme d’un exceptionnel courage et d’une grande bonté, croyait en la magie de la parole. Il pensait que parler avec cet homme allait le calmer, le guérir. En allant vers lui il reçut une balle en plein cœur. Les djihadistes ne sont pas Jean Valjean. ils vivent leur paranoïa religieuse qui les mène aux meurtres et au suicide. La deradicalisation est une activité extrêmement difficile. Les centres de déradicalisation ont presque tous fermé aujourd’hui et constaté leur échec. Que faire ? Résister. Pour moi Beltrame est un résistant. Pas seulement un saint.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Cher JF, quelle véhémence dans ton « pessimisme » ! Je ne serais pas aussi tranché ; mais je ne suis pas non plus en désaccord avec toi, et je souligne dans mon texte que l’optimisme des Lumières, que partagent Hugo, Beltrame et ceux qui croient à une commune humanité de la raison, a été cruellement démenti par notre XX° siècle. Est-ce une raison pour rejeter cet idéal régulateur (dirait Kant) ? Opposer le constat à l’idéal ne dément pas l’idéal, ni n’invalide celui-ci comme « idéalisme » : de même qu’il faut croire aux droits de l’homme, qu’il faut les exiger même s’ils sont partout bafoués, le geste d’Arnaud Beltrame, sa si pathétique tentative ne sont pas rien, même si l’échec fut au rendez-vous. Tu nourris ton commentaire pessimiste par des exemples en effet cruels, mais qui mériteraient discussion : les centres de déradicalisation ont jusqu’ici plutôt échoué mais ils étaient mal conçus, mis sur pied un peu trop vite… La paranoïa est-elle toujours inaccessible ? Je ne suis pas clinicien comme toi, je ne sais pas – mais je vais sur ce point lire Roustang, un auteur que j’aime bien. Je crois moi aussi, qui ne suis pas magicien, à la « magie de la parole », à ses détours et ses accomplissements parfois insoupçonnables. Bref, je refuse de désespérer et, faute d’avoir le courage de Beltrame, j’approuve son geste et l’exemple qu’il laisse au monde entier. Un nazi serait-il accessible à l’ébranlement, à la pitié ? Je colle ici ce que tu m’écrivais l’autre jour, ce récit qui apporte aussi une pièce au dossier :
      « Est-il possible avec un jihadiste qui ne voit plus l’être humain en face de lui mais un mécréant dont l’existence est insupportable ? Il n’est plus qu’une cible à éliminer, à égorger. Sa propre mort n’a de sens que s’il tue le maximum de mécréants. Pourquoi serait-il accessible à la pitié?
      Cependant, un vieil ami d’Isaac Celnikier, le mari d’Anne, qui fut peintre et dont avons fêté l’oeuvre la semaine passée à la bibliothèque polonaise de l’Ile St Louis, m’a raconté l’histoire suivante. « Isaac se retrouve dans le camp d’Auschwitz, seul devant un allemand (un nazi ou un simple soldat de la Wehrmacht, je ne sais et cela bien sûr change tout). Le soldat lui demande ce que sont devenues les femmes de sa famille. « Gazées, assassinées par vous » lui répond Isaac. L’allemand ne dit rien et Isaac dans une crise de colère (ou de démence?) continue. « Mortes, comme vos femmes et vos soeurs quand elles seront bientôt violées par les Russes ». L’allemand ne réagit pas, il ne tue pas Isaac et le lendemain lui apporte sous son manteau du pain et une couverture. L’histoire est vraie, Isaac l’a racontée plusieurs fois à ses amis et à Anne en particulier. »
      Tu déments toi-même, en nous racontant ça, ton radical pessimisme. Alors cher Jean-François, que faut-il penser au bout du compte ? Et que fallait-il faire ? D’accord pour voir en Beltrame un résistant, mais qui « résiste » le mieux, et comment ?

  8. Avatar de DRD
    DRD

    Cher Daniel,
    Merci pour ce beau texte. Il m’amène à me poser une question cruciale que je formulerais bêtement ainsi : qu’aurais-je fait dans la situation d’Arnaud Beltrame ?
    Sachant qu’il y deux grandes options possibles : le rapport de force et le rapport de sens. Ce qui est étonnant dans le choix d’Arnaud Beltrame, c’est que ce militaire, comme tel habitué au rapport de force, ait choisi le rapport de sens. Mais, comme il y a laissé sa peau, il est à craindre que ses collègues militaires en aient tiré cette leçon : « dans une telle situation, d’abord, on tire, ensuite on parle ». Bref, l’exemple du lieutenant-colonel Beltrame risque donc, pour ses collègues militaires, de devenir un contre-exemple, c’est-à-dire l’exemple de ce qu’il ne faut surtout pas faire. Il n’est donc pas exclu que sa sublime générosité amène finalement à davantage de férocité guerrière.
    Mais revenons à la question : qu’aurais-je fait, moi? Comme je ne suis pas militaire, il est probable que j’aurais aussi choisi le rapport de sens. À ceci près que le jihadiste Radouane Lakdim est tout, sauf Jean Valjean (la comparaison des deux me paraît très abusive). Jean Valjean veut rentrer dans la société. Radouane Lakdim veut absolument en sortir. À moins donc que j’aie perdu la raison ou que je sois saisi d’une « folie de la croix » (ce qui est peu probable dans mon cas), je ne peux en effet pas me conduire avec un jihadiste en action, parti dans l’escalade de la terreur et du meurtre, comme je dois me conduire avec un Jean Valjean. Pourquoi ? Tout simplement parce que Jean Valjean a été condamné au bagne pour avoir en tout et pour tout volé un pain ― ce qui, d’incarcérations en tentatives d’évasion, l’a finalement amené à passer 19 ans au bagne de Toulon. Si le rapport de sens peut fonctionner avec quelqu’un qui s’est rendu coupable d’un vol de pain parce qu’il avait faim, ce n’est pas nécessairement le cas avec un jihadiste armé et venant de tuer. Surtout si l’on se souvient des actions des autres jihadistes avant lui. Mon devoir moral est cependant d’essayer. D’essayer de lui parler, mais en ne m’exposant pas à sa vindicte, autrement dit en ne me livrant pas à lui. J’offrirais donc à l’autre de le considérer comme une fin en lui-même, en espérant que ceci l’incitera à adopter à son tour la même maxime humaine à mon égard. C’est le seul don que je puisse faire : parler et promettre la vie, un traitement non-violent s’il cesse de tuer, un procès équitable, etc… Devant ce don (de parole), l’autre a deux solutions : soit il l’accepte et nous ré-entrons dans le rapport de sens, soit il le refuse et s’engage dans le rapport de force. Ce que je suis alors contraint d’accepter.
    Pour le dire autrement, je ne crois pas que le convivialisme implique la candeur.
    Ceci dit, il est une autre dimension à cette affaire qui dépasse de loin le cadre de la raison pratique (que faire dans une telle situation?). Je la formulerais ainsi : comment se fait-il que des gens en Europe se retrouvent dans cette situation, contraints, pensent-ils, au rapport de force ?

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Cher DRD, J’espérais ton commentaire, et t’en remercie ! Ta distinction liminale rapport de force/rapport de sens est elle-même pleine de sens, et de conséquences pour nos disciplines, j’y souscris donc pleinement ; mais elle ne s’applique pas au métier ni aux pratiques du gendarme, qui bien sûr est formé sur les deux registres, puisqu’il ne doit recourir à la force (dans un usage « normal » de sa fonction) que si les ressources de sens se trouvent épuisées. En ceci réside il me semble son éthique de base : parler d’abord, présupposer l’humanité de l’autre avant de lui tirer dessus.
      Et certes, tu as raison de m’opposer que son adversaire n’était pas un Jean Valjean. A quoi je répondrai qu’il n’y a dans ces affaires que des cas, avec une opacité totale sur les réactions ou le monde propre de l’autre. Le don de parole (ou dans le cas des Misérables celui des couverts et des chandeliers) constitue donc un pari, assez risqué mais tellement admirable ! J’ai mis cet exemple de Jean Valjean au coeur de mon billet parce que le don est un puissant ressort d’humanité, ou d’humanisation, de catharsis ou comme on voudra dire… Ce saut hors de l’économie ou des échanges ordinaires est hautement paradoxal, mais comme tel créateur – pas à coup sûr nous le savons, sinon ce ne serait pas un « saut ». J’ai appelé mon billet « L’échange » pour l’inscrire justement dans ce cadre développé par le MAUSS, non que je croie les convivialistes « candides » mais parce qu’ils raisonnent au contraire sur une économie élargie. On n’échappe pas à l’économie, on parle d’économie des passions, des pulsions etc., à juste titre ; dans le cas qui nous remue si fort, il y a eu un échange suivi de marchandage, et cette « économie élargie » me semble très émouvante, et bien digne de notre intérêt. Bref, ce sujet pourrait nourrir la réflexion convivialiste en cours, et c’est pourquoi je suis heureux qu’Alain Caillé, Michel Téreschenko ou quelqu’un comme toi y participent, j’espère qu’il y en aura d’autres !… Car la question est épineuse, et ne peut se réduire aux mots qui tournent en boucle dans les médias, où le débat (mais non l’émotion peut-être) semblent déjà retombés.

  9. Avatar de Colibri
    Colibri

    « Là où croit le péril croît aussi ce qui sauve. »

    Hölderlin

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui Colibri, j’ai souvent cité moi aussi cette maxime chère à Edgar Morin. Hélas, elle ne doit pas nourrir un quiétisme, ou une tranquillité concernant quelque communication secrète ou équilibre spontané du bien/du mal… C’est vrai que du don de sa vie par le sergent Beltrame peut sortir un bien que nous ne savons pas mesurer, en terme d’ébranlement des consciences, de rappel au courage ou à la générosité devant la perversion terroriste ; cette économie reste secrète et nous ne pouvons qu’y croire, ou la postuler. Mais la croyance est au coeur de cette dynamique des consciences (pas seulement françaises) ainsi exposées à cet événement exceptionnel, le geste de Beltrame nous redonne une certaine foi en – comment dire, l’homme ? la vie ? nous-mêmes ?

  10. Avatar de Bruno Viard
    Bruno Viard

    Merci, cher Daniel, pour avoir provoqué une si intéressante discussion. Pour la faire rebondir dans une direction un peu différente, je rappellerai l’épisode de Jésus sauvant la femme adultère de la lapidation. La différence est que Jésus a affaire non avec un forcené mais avec une meute humaine. C’est pire ! Mais c’est justement en isolant celui qui lancerait la première pierre qu’il parvient en quelque sorte à le mettre dans une position équivalente à celle de la victime désignée, à enrayer le mimétisme de la violence et à obliger chacun à se livrer à une introspection élucidante, ce que n’a malheureusement pu réussir Arnaud Beltrame. Peut-être a-t-il manqué une diversion, comme celle que Jésus a provoquée en commençant à tracer des signes mystérieux sur le sable.
    Le but en tout cas est de briser le mécanisme qui fait des autres des boucs émissaires en faisant remonter ce que nous avons tous en commun, en l’occurence des pulsions accusatrices et violentes, et de provoquer un minimum de partage.
    Je me suis, de mon côté livré à un commentaire du discours présidentiel sur brunoviard.fr

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Une direction inspirée par le MAUSS (Mouvement Anti-Utilitaire en Sciences Sociales) qui n’a pas fini de montrer sa pertinence. Ses partisans plaident pour une économie non-restreinte, ou élargie aux conséquences efficaces par exemple du don, un sujet sur lequel je reviendrai bientôt sur ce blog, car il semble urgent de mieux le comprendre.
      L’épisode de la femme adultère dans l’Evangile me paraît relever d’un autre paradigme, résumé par le nom de René Girard que j’admire également, car lui aussi n’a cessé de réfléchir aux moyens d’endiguer la violence, notamment sous sa forme mimétique. Dans cet exemple (« Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre… »), la parade opposée par Jésus à la meute mimétique des lyncheurs est géniale, car dans la violence, il n’y a que des mimes, personne ne veut être le premier et tous ne font que suivre, en s’exemptant de leur propre violence par celle du voisin, le jet d’une pierre n’est qu’un triste suivisme ! L’injonction de prendre l’initiative ou d’être le premier désamorce le courant magnétique (mimétique) fatal, personne ne consent et les mains lâchent les pierres…

  11. Avatar de JFR
    JFR

    Cher Daniel,

    Merci pour ta réponse et ton argumentation. Je lis sur ton blog beaucoup de remarques, beaucoup d’interventions. Elle ont toutes leur valeur et invitent à penser. Je m’interroge sur cette « véhémence » et ce « pessimisme » que tu relèves dans mes propos et qui très certainement m’habitent. L’intérêt des réactions qui fusent sur ton blog est bien de sortir d’une certaine prudence et de réagir à vif. Je me souviens d’un certain « Thomas », qui intervenait avec vigueur et excès et qui semble avoir disparu après un hilarant « Bon débarras ! ». Dommage ! Il enfonçait le clou et défonçait les murs. Il ne ne risquait sûrement pas l’unanimité. Je suis loin d’avoir son insolence, son éloquence et son talent, mais j’aimerais cependant, comme lui, lancer quelques philippiques en examinant tes arguments comme ceux de tes commentateurs. Cette trop belle unanimité, en effet, me gène et me dérange. On admire le colonel Beltrame, on célèbre le héros, le don qu’il a fait de sa personne, c’est très bien, on valorise l’échange avec le djihadiste, on imagine les mots qu’il a pu employer pour essayer de le convaincre, mais on n’a pas l’air de comprendre quel ennemi est en face de lui, de nous. Que faire devant les fous de dieu, les radicalisés du salafisme, lorsqu’ils ont pris la décision de perdre la vie pour leur idéal de pureté religieuse absolue ? Croit-on encore possible d’établir avec eux un échange sur nos valeurs républicaines ou sur les Lumières ? On semble ignorer la dimension suicidaire de cette mise en acte et les individus totalement radicalisés auxquels on a à faire. Autant discuter avec un pilote japonais jetant son avion sur les navires américains pendant la bataille du Pacifique, autant discuter avec les kamikases du 11 septembre au moment où leur avion s’écrase sur les Twins towers. Mohamed Merah, lorsqu’il assassina froidement la petite Myriam, 7 ans, la fille de Jacob Monsonego, le directeur de l’école toulousaine Ozar Hatorah, les frères Kouachi qui assassinèrent onze personnes au journal Charlie Hebdo, dont ma consoeur, la psychanalyste Elsa Kayat, étaient-il accessibles à la parole et à tous ces beaux arguments qui se développent sur ton blog au moment de leurs actes ? Elsa Kayat pourtant savait parler, savait convaincre, elle savait guérir aussi, mais elle était juive et était donc cible privilégiée. On ne lui laissa aucune chance.
    Tu rappelles les mots qui célèbrent Beltrame : le courage, l’héroïsme, la sainteté. Et tu développes ton argument : « Dans une situation comme la prise d’otages, on marchande, on tente par tous les moyens (verbaux) de calmer le jeu ; on s’efforce de ramener le fou prêt à mourir à une vision plus rationnelle du rapport de force ». (…) Le colonel Beltrame « avait cette conviction que l’autre, aussi désespéré ou furieux soit-il, demeure une personne, un sujet accessible à l’échange verbal, aux arguments, aux promesses ». (…) « Le gendarme pariait sur une communauté de la communication ou du calcul rationnel, (…) il offrait au terroriste par un don sublime de dépouiller sa terreur, de revenir à la simple humanité. Ecce homo Nous sommes également hommes et frères toi et moi, pourquoi cette mascarade de meurtres qui te défigurent, reprend ton visage d’avant, etc… ». « C’est pourquoi, ajoutes-tu, je ne parlerais pas de « sacrifice » dans le cas d’Arnaud Beltrame. Il discernait un possible arrangement, un échange éventuel de raisons ».
Cependant, tu reconnais : « Mais hélas, l’adversaire de Beltrame n’avait plus de visage, plus ce souffle ou cette parole tels que deux hommes puissent se confronter face à face ». (Le tueur) « venait de commettre trois meurtres, inaccessible à tout échange, aussi sublime soit-il… ».
    J’ai critiqué précédemment ce qui me semble un idéalisme dans cette position et dans certains des propos tenus sur le blog, en m’appuyant sur l’expérience qu’ont les psychiatres des paranoïaques délirants (la mort d’Yves Bertherat) et sur l’observation de la détermination froide du djihadiste qui sait qu’il est déjà mort lorsqu’il prend la décision de passer à l’acte. Les paranoïas religieuses enferment le sujet dans ses certitudes. N’y a-t-il pas quelque idéalisme à penser le convaincre ? N’y a t il pas quelque angélisme à penser le convertir ? Et ne risque-t-on pas d’assister à une bataille d’idéaux entre celui qui prétend « aimer l’autre comme lui même » et va jusqu’à vouloir « aimer son ennemi », et celui qui veut éliminer tous les mécréants de la terre au nom de la pureté religieuse ? Je te renvoie aux pages bien connues de Malaise dans la civilisation qui discutent cette question de la destructivité humaine face à la culture en n’oubliant pas de citer Hobbes.
    Oui, je me méfie de ceux qui croient qu’il suffit de parler à l’assassin pour le convaincre qu’il est dans l’erreur. A suivre certains commentaires du blog, on verse, me semble-t-il, dans un véritable angélisme. Les mots devraient plutôt être employés en amont. Il faut à tout prix interdire cette bipartition rampante entre deux populations, entre deux communautés. Mais connaît-on vraiment les territoires perdus de la République ? Ces territoires livrés aux imans salafistes qui imposent actuellement leur loi en refusant celles de la République ? On ne cesse pourtant de les décrire à la télévision. Dans ces quartiers les enfants sont déscolarisées, on ne va plus à l’école le vendredi, les petites filles sont voilées dans la rue dès l’âge de trois ans, on ne célèbre plus les fêtes de la République mais seulement les fêtes musulmanes, celle de L’Aid et du ramadan. Si l’Etat ne fait rien, si nous ne faisons rien pour éviter la radicalisation de ces quartiers, si l’on n’y entend plus nos discours républicains, à quelles fêtes sanglantes devons-nous nous préparer ?
    Tu évoques cette belle histoire d’Isaac Celnikier, ce peintre dont on expose les œuvres aujourd’hui à la Bibliothèque polonaise, dans l’Ile St Louis, à Paris, et dont tu rappelles qu’il du sa survie à la prise de parole. Isaac répondit, en effet, un jour, au soldat allemand qui l’interrogeait sur sa famille à Auschwitz : « Ils sont tous morts, tués par vous dans les chambres à gaz », en ajoutant « comme vos femmes et vos sœurs, quand elle seront violées par les Russes, bientôt, en Allemagne ». Il lui rappelait que le peuple allemand aurait un jour des comptes à régler pour ses crimes. Désespoir ou provocation ? L’allemand ne le tua pas et lui apporta le lendemain du pain et une couverture. Isaac n’a jamais su pourquoi cet homme ne l’avait pas abattu. On pense également au film Le pianiste de Roman Polanski. La culture parfois l’emporte sur la mort.
    Mais voici la suite de l’histoire d’Isaac que nous raconte sa femme. Isaac était un combattant. Au ghetto de Bialystok où il se trouvait en Pologne, il s’était procuré un revolver, un Mauser, avec une jeune femme qu’il connaissait, Ghina Fryedman. Ce revolver hélas fut volé mais, quelque temps plus tard, Ghina attaqua un soldat allemand avec un couteau, refusant d’être une victime passive, au moment de son arrestation. Elle préfigurait l’insurrection du ghetto de Varsovie. Isaac a célébré cette femme dans ses tableaux en la figurant comme la Judith de la Bible qui offre sa vie pour sauver son peuple. Sa fille porte aujourd’hui en troisième prénom celui de la combattante. Pour « e », pour « eux », comme l’écrit Georges Pérec dans La disparition.
    Cette mémoire, est pour moi le vrai pouvoir de la parole. Elle fonde notre éthique d’aujourd’hui. Nous devons instruire les jeunes gens des cités avant qu’ils ne deviennent eux aussi des criminels. C’est là tout l’idéalisme dans lequel je veux bien me reconnaître. Instruisons nos frères avant qu’ils ne passent à l’acte. « Construire une école, c’est fermer une prison », dit Victor Hugo. Sinon à la place de Jean Valjean, nous aurons l’Enfant grec.
    « Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil…
    Tout est désert…
    Que veux-tu bel enfant ? Que faut-il te donner ?…
    Ami, dit l’enfant grec, dit l’enfant aux yeux bleus,
    Je veux de la poudre et des balles. »

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Encore une fois, Jean-François, je ne vois pas un tel écart entre nous. Je n’ai pas écrit que la parole était la solution automatique (ce serait en effet idéaliste ou angélique), mais que le lieutenant-colonel, par sa formation, sa religion, et son expérience précédente, put penser qu’il avait par là une marge de manœuvre, qu’il valait le coup de tenter… J’essaie de reconstituer ce qu’il a pu penser, pour mettre sa conduite à l’opposé d’une attitude sacrificielle : il a cru (il a dû penser) que la situation était sinon maniable du moins frayable… Sa mort lui donne tort ? Non, car d’avance il ne pouvait le savoir, la situation, l’issue n’étaient pas automatiquement fatales. Et le don (de ses mots, de son courage et ultimement de sa vie) n’est pas une attitude absurde ni angélique, il y a des fois où ça marche… J’ai écrit ce billet pour me mettre (et nous mettre) dans la situation d’incertitude qui était la sienne en entrant dans ce super-U ; pour essayer de mieux comprendre (au lieu de l’encenser aveuglément) le bien-fondé de son geste. Petit P.S. sur « Thomas » : je ne le regrette pas, il devenait insultant, au point que je n’ai pas validé son dernier « commentaire », carrément injurieux et qui passait la mesure…

  12. Avatar de Colibri
    Colibri

    @Daniel Bougnoux, il me semble qu’il y a une constance dans l’histoire de l’Humanité: chaque fois qu’il y a des hommes capables du pire il y a des hommes capables du meilleur. L’espèce humaine a une vitalité de chiendent. Et à ce jour a survécu à tout. Même au pire.

  13. Avatar de JFR
    JFR

    Mon commentaire :
    Merci pour ta réponse, cher Daniel. Ce blog offre cet immense avantage de pouvoir prendre la parole et peut-être de se libérer un peu soi-même. L’émotion que nous vivons actuellement est telle qu’elle nous amène à échanger et à échanger encore. Belle expérience que ce blog qui invite au langage, à la communication et à la réflexion. Merci encore. Dommage pour « Thomas » qui trouvait là peut-être un exutoire à ses angoisses… A bientôt pour un nouveau Randonneur. JFR.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Un ami ancien et très cher, mais qui désire garder l’anonymat, m’écrit cette vigoureuse philippique en m’autorisant à la poster ici :
      J’ai bien aimé ton texte, dont je diffère seullement en ceci : ce n’est pas la mort du colonel Beltrame qui a été héroïque, c’est son courage à aller la risquer, quelques heures auparavant, avec cependant alors un solide espoir que ses anciens camarades du GIGN sauraient le tirer de là — son téléphone laissé allumé prouve cette stratégie. Enorme courage, oui, exceptionnel dans nos forces de sécurité, toujours très promptes à se replier au moindre caillassage, et superbe leçon d’honneur pour ses collègues. Mais courage du vivant, et pas gloire du mort. Il n’aurait jamais dû mourir, vérité patente qu’on étouffe sous les fleurs. Célébrer le mort parce qu’il est mort, c’est détourner les yeux de son assassin et des motivations dont il se réclamait à grands cris.

      Ce que je n’accepte pas du tout, ce sont deux choses :

      1 Cet homme est mort pour rien, victime certes du terroriste, mais aussi des scrupules ineptes de nos dirigeants. Le GIGN pouvait parfaitement abattre le tueur AVANT qu’il n’assassine leur collègue, et il ne méritait pas mieux. Le Ministre de l’intérieur sur place pouvait en donner l’ordre, à défaut le préfet ou le patron du GIGN. Mais nous vivons dans un monde dévitalisé où les chefs ont peur d’encourir les cris d’orfraie des belles âmes. Alors on temporise, on négocie, on essaie de prendre le coupable vivant pour « lui demander d’om venait son arme et s’il avait des complices » ! Faridondaines d’eunuques. Ce type avait été arrêté deux fois pour port d’arme, avait tué trois personnes de sang froid et courait toujours ! Il fallait non seulement l’abattre froidement, mais qu’il sache que des répréseailles terribles allaient tomber sur ses proches et ses semblables djihadistes. On compte 293 rentrés de Syrie en liberté : ils auraient dû le soir même se trouver tous en camp d’internement à régime sévère. Tant que nos ripostes consisteront à offrir en oblation symbolique la poitrine d’un gendarme intrépide, puis gémir collectivement sur sa dépouille, les terroristes auront la vie belle. C’est à nous de frapper, et de frapper fort, dans leurs réseaux, et s’il survient une erreur, autant que ce soit chez eux que chez nous : c’est eux qui se déclarent en guerre, non ? Tant que nous continuerons à faire mine de nous protéger et à organiser des deuils, des marches ou des préventions doucereuses (genre déradicalisation), nous serons les dindons de la farce. Arnaud Beltrame est mort aussi par la faute de notre lâcheté collective, portée à son point culminant dans l’esprit de nos élites. Alors qu’on ne nous joue pas la comédie de la panthéonisation.

      2 De ce mort, on fait un instrument de culte national excessif — Panthéon, Invalides, encensement, à des fins évidemment politiques : dériver l’attention loin du coupable au profit de la victime, rassembler le bon peuple des Charlie autour d’une communion des pleureuses, des franc maçons aux catholiques, des militaires aux mères de famille : il était l’icône idéale. C’est tout juste si on ne remercie pas les salafistes d’avoir donné à la France une nouvelle figure genre d’Estienne d’Orves ou Jean Moulin. Quelle belle trame il offre à un récit anesthésique ! But unique de tout cela : ne pas avoir le courage de regarder la réalité en face, et prolonger de quelques années encore notre belle âme sirupeuse d’anciens soixante huitards confits en dévotions humanistes. Quelle honte collective pour nous tous, que de consentir tous les jours à nous infliger à nous-mêmes l’humiliation de nous laisser fouiller et contrôler partout, juste pour ne pas avoir à convenir que le danger provient uniquement de quelques milliers de jeunes musulmans qu’on n’a pas le cran de réduire à résipiscence. Nous devenons une nation de pleutres, prêts à accepter toutes les déculottées pourvu qu’on ne porte pas atteinte aux vaches sacrées de la bien-pensance commune et que le culte mémoriel des éplorés soit rituellement célébré en grande pompe. Or tous ces efforts ne servent absolument à rien pour conjurer le mal qui les motive : ne pouvant tout protéger, les mesures de sécurité restent aussi superflues qu’onéreuses, alors que, sachant d’où partent les coups, il serait à la fois économique et efficace d’aller sabrer dans ces milieux, quitte à froisser un peu leur environnement. Mais on n’a même pas osé demander à quelques-uns des cent ou deux cents CRS qui quadrillaient la ville de Treme d’aller secouer les puces aux jeunes de la cité d’où était originaire le meurtier, lorsqu’ils ont caillassé des journalistes venus y faire un tour. On craignait sans doute trop de froisser leur susceptibilité ! Je suis de même ahuri qu’à propos de NDDL Le Monde par exemple parle de «deux camps», alors que l’État fait tout bonnement exécuter une décision de justice minimale contre des squatters. Ou qu’on n’ait pas encore évacué Tolbiac à coups de pied dans le cul des zozos qui y jouent aux étudiants en grève. La dérive mentale est encore bien pire dès lors que l’on a affaire à des islamistes, tant on a peur d’appeler un chat un chat. Disons, calmement mais haut et fort, que la menace en France a exclusivement partie liée avec l’Islam et fichons la paix aux 60 millions de Français, aux 60 millions de touristes, qui ne relèvent manifestement pas de cette appartenance préoccupante. Comment traite-t-on une épidémie, sinon en isolant les malades contagieux? Si cela contrarie les musulmans, qu’ils règlent le problème eux-mêmes, on verra ensuite.

  14. Avatar de Colibri
    Colibri

    « L’effondrement de l’absolutisme, le développement du libéralisme et de la démocratie, la montée d’une civilisation technique qui triomphe de tous ses ennemis et voit naître les signes avant-coureurs de sa propre désintégration, tels sont les traits sociologiques dominants de cette troisième période d’angoisse. Ce qui domine dans tout cela, c’est l’angoisse du vide et de l’absurde. Nous sommes sous la menace du non-être spirituel. La menace du non-être moral. »
    (Extrait du livre « Le Courage d’être » de Paul Tillich aux éditions « Labor et fides », page 91)

  15. Avatar de sergent
    sergent

    Pour la gendarmerie côté purement technique il semble que l’opération commando improvisée de Beltrame soit jugée comme une énorme connerie, extrêmement dangereuse pour l’avenir, mais bon jusqu’à présent on a surtout entendu les experts en bondieuseriesi si ça peut lui valoir la béatification pourquoi pas!

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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