Michèle-France, religieuse violée pendant vingt ans
Quiconque a vu, avec un million quatre de téléspectateurs, le documentaire diffusé mardi soir sur Arte, Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Eglise, de Marie-Pierre Raimbault et Eric Quintin, ne peut qu’avoir été atterré, ou profondément heurté par la dégradation morale que le célibat des prêtres, et le vœu de chasteté des religieux et des religieuses, entraîne parmi les pasteurs du « peuple de Dieu ».
Avis de gros temps ces jours-ci sur l’Eglise : la sortie du film de François Ozon Grâce à Dieu, consacré aux ravages causés par les comportements pédophiles du père Bernard Preynat et plébiscité par toute la presse ; la mise en librairie du livre de Frédéric Martel sur cette même criminalité de certains prêtres à travers le monde, Sodoma ; la condamnation du cardinal Barbarin pour avoir couvert Preynat (dont le procès est en cours d’instruction) ; et enfin, cette même semaine, ce documentaire qui donne la parole aux religieuses « abusées »…, cela fait beaucoup, et jette un jour sordide sur l’institution. A quoi bon persévérer dans le déni, ou dans un lourd silence ? Une parole enfin se libère, des faits d’une extrême gravité entrent dans l’espace public et provoquent au débat : qu’en penser ? Comment, au-delà de la stupeur et de l’indignation, réagir ?
Je m’interrogeais, en écoutant les témoignages si timides et si forts de la religieuse abusée par les deux frères Marie-Dominique et Thomas Philippe, sur la proximité et la possible confusion entre l’amour charnel et l’amour divin. La stratégie du confesseur ou du directeur de conscience, pour séduire sa proie, fut de l’amener à accepter certains gestes pour aider son âme à « monter » à la rencontre du Seigneur. Ce chemin de la chair est en tout contraire à l’enseignement de l’église catholique, qui impose une impitoyable séparation entre les jouissances du corps et la vie de l’âme ; pourtant, ces vœux ou cette voie de la chasteté ne se rencontrent pas avec la même rigueur chez les protestants, les orthodoxes, les juifs ou les musulmans, qui ont la prudence de ne pas exiger de leurs ministres du culte de pareilles mortifications.
L’extase de Sainte Thérèse, par le Bernin
Il est certain que cette séparation de l’amour profane et de l’amour divin n’a rien d’évident, pour le profane justement, qui peut avoir le sentiment, parfois, de monter au ciel par la voie des sens. Un couple qui s’aime, au comble de l’extase physique amoureuse, entrevoit quelque chose qu’il lui arrive d’appeler « Dieu ». Et le Bernin, dans sa célèbre sculpture de Sainte Thérèse en extase, a-t-il figuré autre chose qu’une femme visitée par la jouissance de l’orgasme ? La ligne de séparation durement tracée par l’exigence de chasteté faite aux prêtres et aux religieuses n’a donc, dans la réalité des émotions vécues, rien d’absolu ni de clair, et l’on conçoit qu’un tentateur joue sur ces ambivalences de la chair pour tromper sa victime.
La religieuse violée par les frères Philippe insistait pour sa part, pour expliquer sa défaite ou son absence de défense devant ses abuseurs, sur l’autorité presqu’infinie qui s’attachait, en toutes occasions, au personnage de son « directeur ». L’Eglise est l’affaire des hommes, liés entre eux par une solidarité à toute épreuve, et les femmes devant eux pèsent moins lourd encore que dans la société civile ou profane : elle est donc devenue le refuge du machisme, ou le miroir très archaïque des relations entre genres. Je me sentais devant lui, énonce la malheureuse victime, comme l’oiseau devant le serpent. Paralysée, hypnotisée. Ce n’est pas la curiosité face à une tentation interdite qui explique son consentement, encore moins la recherche d’une quelconque jouissance transgressive, car le plaisir ne semble pas avoir été au rendez-vous de ces rapprochements sexuels ; c’est la peur de désobéir à une autorité suprême, paradoxalement incarnée ici par l’homme qui désobéit à ses propres vœux. Un homme qui joue sur le velours, si grands sont l’abaissement, la résignation, la disponibilité de pénitentes dressées par toute leur formation à mortifier leur chair.
L’obligation massacrante de l’obéissance explique donc cette paradoxale soumission, et le silence coupable qui la suit. Le récit télévisé des religieuses, mais combien réticent pour certaines, en donne un tableau particulièrement éprouvant, avec par exemple la mention de ce vieux curé qui leur imposait des fellations sans prendre la peine de se laver… Pour, en pareille situation, ne pas devenir folle, la nonne avait pour seul recours de recadrer de tels actes comme une épreuve ou une vérification de sa fidélité – à quoi hélas, ou désormais à qui ?
L’enquête d’Arte, en balayant des pays comme le Canada, la ville même du Vatican, la France ou divers pays africains, révélait l’ampleur et la profondeur du mal qui ronge partout l’Eglise. Un comble d’abaissement semble atteint quand les victimes, engrossées, sont forcées par le prêtre d’avorter, en contradiction ici encore avec l’un des tabous les plus solennels de l’Eglise ; ou pire quand, en Afrique, la malheureue sœur enceinte et traitée comme une pestiférée par sa communauté s’en trouve exclue et se clochardise, ne trouvant personne pour l’accueillir et la relever dans son chemin de croix… Comment aller plus loin dans l’inversion, la perversion de l’Evangile et le reniement des engagements chrétiens ?
Circonstance aggravante, l’arrivée du sida circa 1985 aurait précipité les sévices sexuels infligés aux religieuses, femmes réputées « sûres » alors que les prostituées présentent pour les prêtres en quête de sexe un risque accru de contamination.
Le documentaire d’Arte montrait à quel point la religion peut dégrader en l’homme la simple humanité, bien loin de le grandir ; et l’extrême solitude des victimes, en proie au conflit des lois, que peut-il se passer dans leur tête quand l’abuseur est aussi le confesseur, le « directeur » de leur conscience ? A quelle instance d’appel se confier quand la hiérarchie ne répond pas, ou pire nie et se détourne ? Les abus ici recensés n’aboutissent pas à la formation de couples, et le plaisir ne semble jamais partagé ; l’abuseur règne en maître sur ces femmes qu’il persuade, descendant les degrés de l’abjection sexuelle, qu’elles gravissent les marches du ciel !
Le pape François
Sur plusieurs fronts l’Eglise se trouve aujourd’hui blessée, ses pasteurs demeurés honnêtes frappés de suspicion… Quelles paroles ou mesures mettre en œuvre pour réparer ce drame ? Je ne vois, pour sortir de cette impasse et remotiver les vocations, que la suspension du célibat des prêtres : le pape François ira-t-il jusque là, au grand scandale de la Curie ? La disjonction spécifiquement catholique entre la vie sexuelle et la vie spirituelle a prouvé ses conséquences infernales ; quel fondement allèguera-t-on, dans les textes sacrés ou canoniques, pour la maintenir contre vents et marées ? Quel évangile prescrit la chasteté ? Comment justifier cette loi, sinon par une tenace haine de la chair et des élans du corps ? Il semble urgent que l’Eglise redonne à eros sa place, sans l’écraser ni l’exalter exagérément.
François Ozon
Le sujet du film d’Ozon n’est pas le traitement infâmant du corps des religieuses, mais la dégradation des jeunes garçons par un prédateur unique, le père Preynat (très justement incarné à l’écran par Bernard Verley, qui n’en fait pas un monstre, mais un vieil homme pathétique). Et le cinéaste s’est d’abord attaché à filmer la libération de la parole, en nous montrant sa difficulté, ses mille complications : dans le cas du viol (assez rare, et dont le critère rappelons-le suppose la pénétration, orale ou anale), ou dans celui d’attouchements et de baisers, la victime se retrouve en pleine confusion. Quel est cet homme qu’on appelle père, et qui prolonge sur le corps de l’adolescent les caresses reçues du père biologique ? Comment dire la honte, porter plainte, dénoncer avec des mots au risque de redoubler le traumatisme ? Beaucoup de livres, de témoignages, et quelques films déjà, se sont affrontés à cette parole difficile, ou empêchée, je songe notamment au remarquable Le Viol du silence de mon amie grenobloise Eva Thomas qui analysait très finement les impasses du témoignage, ou de la simple remémoration…
Les victimes, plus nombreuses qu’on ne croit (ce que montre aussi Ozon) de pareils sévices n’ont pas de mots pour les dire, elles souffrent d’abord d’un effondrement des repères symboliques (qu’entraîne justement la honte) et, de proche en proche, des outils symboliques eux-mêmes : déposer plainte (généralement prescrite), s’ouvrir aux parents, à la police, aux médias, sont des recours efficaces mais, ici encore, des chemins de croix ou des parcours de combattants. Ozon filme très bien les solidarités difficiles, mais essentielles entre les victimes d’une part, et avec leurs familles ou leurs proches ; le traumatisme de retrouver son abuseur, de lui parler à bonne distance avec le secours de la médiatrice, ou de l’avocat car cette parole éventuellement cathartique ne s’improvise pas. El les faux-fuyants accablants de la hiérarchie, essentiellement ici le cardinal Barbarin qui commet, en pleine conférence de presse dans l’amphithéâtre des évêques de Lourdes, ce lapsus qui donne son titre au film : « Grâce à Dieu », ces lamentables affaires sont enfin prescrites… Le personnage même de Barbarin, aujourd’hui condamné, semblait voici deux ans intouchable, et d’ailleurs inabordable, que de chemin parcouru par les promoteurs de l’association « La parole libérée » !
Et quel plus bel accomplissement, pour un film, un livre, d’accompagner cette parole difficile, entravée, et de l’aider à faire surface, et pleinement débat sur le forum ?
La télévision autant que le cinéma font parfois œuvre, salutaire, de clarification et de combat. Seuls les Tartufe et les bigots (plus nombreux encore une fois qu’on ne croit, jusqu’au cœur des familles) y trouveront à redire.
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