L’émiettement du commun

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La notion de commun est au cœur du souci écologique, mais son périmètre n’est pas facile à cerner (le climat, les océans, la Terre, les espèces en voie de disparition, etc.), comment faisons-nous (ou non) « communauté » avec ces ensembles dont nous sommes partie prenante ?

Mais le commun est aussi celui de la raison (chose-du-monde-la-mieux-partagée), ou d’une culture de l’argumentation et de la confrontation ; dans ce domaine aussi, force est de constater que  les espaces de débat reculent, tant les indices se multiplient de cet abaissement, ou affaissement, d’un logosque la philosophie des Lumières et le rationalisme classique posaient comme l’horizon d’entente de notre espèce : depuis Deleuze déclarant qu’il n’est pas philosophique de débattre, jusqu’à la caricature de débat public offerte par le premier duel télévisé entre Trump et Biden… Serait-il devenu moins facile aujourd’hui de s’entendre ? La multiplication des fake news, d’une vérité « à la carte » ou selon les circonstances, l’expression nue des sentiments préférée à l’argumentation, ou encore la montée du « politiquement correct » qui contamine nos campus après ceux des U.S.A. (par exemple les conférences empêchées de Sylviane Agacinski ou de François Hollande pourtant prévues en territoire universitaire), bref une vision étriquée de la culture, uniquement perçue comme rattachement à une communauté sans dialogue possible avec les autres, ne laisse pas d’inquiéter.

Bruno Latour l’a fortement souligné dans Où atterrir ?, le climato-scepticisme et la propagation des fake news par Donald Trump relèvent de la même posture, vous et moi n’appartenons pas au même monde, le climat de Paris n’est pas celui de Washington, et toute vérité de même se laisse ployer et manipuler au gré des circonstances, au diable les faits, il n’y a que des interprétations ! Le même Trump déclarant « Je vous aime » à la horde de ses partisans, avant de les lancer à l’assaut du Capitole, montre assez de quelle communauté lui-même se réclame.

Tentons un rapide survol : il n’y aurait rien de commun entre un homme et une femme, proclament certaines féministes, le badinage amoureux est une honte, la galanterie la première étape du viol. Si aux Etats-Unis un homme et une femme persistent malgré tout à s’approcher, ce sera bientôt en s’entourant de contrats et sous le contrôle de leurs respectifs avocats ! On a vu de même au théâtre l’acteur blanc interdit de représenter un noir ; ou, parmi les communautés LGBT, circuler la tyrannie du particulier et de l’assignation au genre, seule une lesbienne peut parler pour une lesbienne, etc. En se repliant sur elles-mêmes, ces petites communautés d’une scissiparité virtuellement infinie fragmentent l’idéal universaliste et la commune appartenance des hommes à une (possible) humanité ; cette idée ou cet idéal jadis régulateur se trouve supplanté par les revendications infinies d’un corps, ou d’une histoire, ou d’une aire géographique qui font de chaque individu un être à part, entier, non substituable, non représentable par aucun autre.

Dans ce nouveau monde ainsi émietté l’ouverture démocratique ne joue plus, la représentation est une tromperie, l’empathie envers l’autre ou le frayage avec l’altérité une dangereuse aliénation. Et la diffusion de l’idéal des Lumières, en lutte contre les mœurs barbares fomentées par la religion et des coutumes ancestrales, se trouve assimilée à l’arrogance du mâle blanc occidental toujours suspect de colonialisme. Paradoxe des bonnes intentions : c’est ainsi que les anti-racistes, en combattant contre l’universalité du genre humain assimilée à un rouleau compresseur, démolissent un des plus sûrs remparts contre le racisme. Ou que, au nom du respect des cultures toutes éminentes et par définition souveraines, on tolèrera jusque sur notre sol le mariage des fillettes et leurs mutilations sexuelles… Les deux sens du mot culture montrent ici leur divergence radicale, vers l’idéal émancipateur d’un universel ou vers le repli communautaire ; en enfermant chacun dans ses origines, en valorisant la défense des minorités, toujours plus nombreuses et plus exigeantes, fermées à tout ce qui n’est pas elles, il arrive que le monde de la culture creuse sa propre tombe.

La culture de masse, qui accompagne la diffusion de la culture véritable comme sa négation, ou sa grimace, montre bien cette allergie à la représentation, au détachement, à la vie symbolique des signes, qu’elle rabat sur la proximité des indices et la chaude matérialité des corps. C’est ainsi que dans certains procès en blasphème intentés par l’intégrisme religieux, un texte est pris au pied de la lettre ; ou que le second degré, l’humour, le sens du jeu sont perçus comme autant d’offenses par des inquisiteurs féministes, anti-racistes ou LGBT. On ne plaisante pas avec l’offense(grief devenu péché capital) ; la culture de masse gèle une parole qui ne joue plus. La susceptibilité ou l’allergie à l’autre y devient telle qu’on voit surgir sur certains campus américains des safe spaces, des lieux et des cours où l’étudiant est sûr de ne pas faire de mauvaises rencontres, de croiser des images ou d’entendre des propos qui pourraient choquer sa culture ou ses convictions.

Or qu’est-ce que la culture, sinon l’aptitude à sortir de soi, à se laisser surprendre, voire contredire par le monde des autres ? Qu’est-ce que l’information (au rebours de la croyance) sinon la vérité provisoire qui résulte du jeu d’enquêtes contradictoires, essentiellement révisables et toujours sujettes à caution ? Qu’est-ce que la vérité enfin, sinon cette étape d’un tournoi où une première thèse a affronté sa négation, l’a surmontée ou réfutée pour se poser en nouvelle thèse, laquelle à son tour… Telle était du moins l’enseignement dialectique d’un Hegel, qui ne concevait pas comme valable, vivante ou vraie une affirmation qui n’aurait pas essuyé le feu de sa contradiction. Où en sommes-nous aujourd’hui, assignés, définis, repliés que nous sommes dans nos petites communautés et dans les jeux frileux de l’entre-soi ?

Des clans en lutte éloignent la conception d’une société rassemblée sous l’idée d’une commune humanité, ou d’un bien commun visant l’universel ; cette régression du général au particulier, ou du bien aux maux dont se réclament les victimes, risque d’entretenir une guerre de tous contre tous : une addition de minorités ne fait pas une volonté générale.

Contre les forces de la dislocation, du morcellement de la raison, de la privatisation de la planète, contre le nombrilisme de ces petites communautés réduites aux affects, comment et avec quels outils réagir ?

La médiologie (qui analyse aussi la formation des milieux et le nouage du nous) ne devrait pas être tout-à-fait sans réponse ni propositions… J’aimerais travailler ces questions en reprenant une vieille problématique, celle de la communication contre l’information : ce couple rigoureusement antagoniste/complémentaire tire en sens contraire, l’information vers un partage (contrôlable) des savoirs avec pour horizon l’universel, dont l’idéal est proposé par la connaissance dite scientifique, la communication inversement vers une restriction de ces messages à des zones spécifiées et d’avance closes, mais porteuses d’identités et de forts liens mutuels. On ne peut entièrement sacrifier l’une à l’autre, et toutes deux ont leur séduction : l’information, inséparable de l’effort de connaître et qui implique donc le dialogue et la contradiction, propose aux hommes de s’entendre sur le plan (qui vise l’universel en lésant bien des intérêts particuliers) de l’objectivité et de la raison. La communication, moins tortueuse ou plus immédiate, replie ou scelle notre communauté sur l’évidence de la connivence ou le sentiment du faire corps.

Pourquoi l’universel fait-il si peu lien, y compris à l’université ? Pourquoi les vérités de la com s’arrêtent-elles aux frontières du groupe ou de la tribu ? Vieilles, très vieilles questions toujours à reprendre…

L’irruption au Capitole, le 6 janvier, d’une foule ivre de rancune contre ces-élites-qui-nous-représentent-si-mal, et parmi elle cette image, qui a fait le tour du monde, d’un homme affublé de cornes et de peaux de bêtes (agitateur du mouvement QAnon arrêté depuis), jusque dans le bureau de Nancy Pelosi, en disent long sur la crise de la représentation : le jour même où l’élection en Georgie faisait basculer la majorité au Sénat, la profanation de ce sanctuaire de la démocratie met en pleine lumière l’irréconciliable affrontement entre ceux qui jouent le jeu de l’élection, et les adeptes du complot et des fake news martelées dans chaque discours par un président-dictateur.

« C’est une idée universelle qui est battue en brèche », a solennellement spécifié Emmanuel Macron dans une allocution nocturne postée depuis l’Elysée. Les tribulations de cet universel ainsi menacé feront l’objet d’autres billets à venir sur ce blog.

5 réponses à “L’émiettement du commun”

  1. Avatar de M
    M

    Bonjour en ce beau dimanche d’hiver, au coin du feu ou presque!

    Juste avant de lire, ce toujours judicieux billet du maître des lieux, un correspondant m’écrivait :

    « Y gustà à ùn no sé qué, que se halla por ventura… »

    Pour les gens de La Croix, quelle aubaine!

    Digression? Allez savoir!

    Comment avec la lucidité la plus mordante donner suite au propos de Monsieur Bougnoux, qu’il nous faut bien classer, par la force des choses, dans le camp des élites? Votre serviteur, n’en doutez pas, chers amis de ce blogue, se situe sans nulle conteste dans celui des gaulois.

    Il est, si je puis dire, dans la cohorte de ces révoltés d’outre-Atlantique qui furent rejetés, grâce aux cacardements des oies du Capitole, volatiles mentionnées par Tite-Live dans son « Histoire romaine ».

    Autrement dit, je vis avec des cornes de vache mais loin de moi la mauvaise idée d’aller, de ce pas, casser la moindre vitre d’une blanche maison de France ou d’ailleurs

    Il est de bon ton, ici, en cet espace où l’on peut s’exprimer librement dans le respect des idées des uns et des autres, fussent-elles contradictoires, de mentionner des anagrammes étonnantes qui nous font réfléchir à plus d’un titre.

    Peut-on imaginer un « Vercingétorix, roi des Gaules » capituler et par l’entremise de toutes ses lettres (25 exactement) s’écrier à genoux :

    « Digne vers toi, glorieux César »?

    Nenni! Jamais, oh, non jamais!

    Et pourquoi diable, ne pas aller vers une compréhension mutuelle, au sens spinozien de l’expression, puisque nous en avons les moyens dits « intellectuels »?

    J’entends l’objection, votre honneur! : – » Vous vous moquez du monde, Astérix, votre troupe de visiteurs inattendus n’est pas du genre à se glisser aux affinités révocables des nouveaux collectifs, mais plutôt à éteindre nos lumières en état de veille que mes incursions dans l’obscur avec mon ami grand manitou de la médiologie, aident à maintenir!  »

    Mais vous oubliez, cher interlocuteur qu’il y a aussi du gaulois dans la tête du banquier aux mains blanches et de l’envie dans le ventre du boquillon criard qui voudrait tant voir fils ou fille aux bonnes places du Colisée bureaucratique!

    Arrêtons, de grâce, les interprétations manichéennes et voyons plutôt si le sentiment celtique, lié à la terre, à la nature, ne pourrait pas quelque part nous réunir sans cérémonie autour d’un chêne, palsambleu! Et de trouver des lucioles « guideuses » sur les sentes de notre randonnée inachevée, telle la quête de Karl, n’est-ce pas?

    Vous en connaissez un rayon en matière d’information pour avoir parcouru plus d’une fois, la méthode de notre cher Edgar, et pour l’avoir travaillée avec une belle ardeur dans vos humanités. Mais quid de l’information-organisation, cher Daniel?

    Notre contribution à l’universel, c’est quoi au juste? Un jour, un chef de fédération nationale de syndicats où l’on casse pour obtenir, m’écrivait une belle lettre sur ladite contribution, avant de devenir ministre. Un autre jour, la dame que vous nommez dans votre billet m’envoyait gentiment sa « Politique des sexes »…Et alors? Rien n’a changé…

    Je termine par une question à la fin du message de mon correspondant de ce jour:

    « Jusqu’où notre beau pays va-t-il descendre ? »

    Un savoir « émietté » fondé sur la discussion et l’échange d’arguments, c’est bien!

    Mais ça ne fait pas tout…La preuve.

    Peut-être, saurez-vous nous élever par une ballade heureuse qui s’explique en chantant…

    A ce bon heur!

    M

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Vous me classez dans le camp des élites, cher M, cela m’honore même si je ne fréquente pas du tout le monde médiation-politique, et vous dans le camp des Gaulois ? L’amateur d’anagrammes et d’orthographe que vous êtes, le féru d’épistémologie bachelardienne ou de théâtre giralducien aura du mal à se glisser dans la cohorte avinée des assaillants du Capitole ! Mais je sors, au moment de vous écrire, de regarder un documentaire TV sur nos chers Gaulois, peuple très sous-estimé sur lequel des découvertes archéologiques récentes projettent une lumière nouvelle, ces gens-là fabriquaient des bijoux, des armes de guerre sophistiquées, avaient des villes organisées pour l’échange et fortifiées pour la guerre, ils ont tracé ce que nous appelons abusivement les « voies romaines », évidemment les vainqueurs ont fait main basse sur leur degré élevé de civilisation. Bref, mon Randonneur a trouvé avec vous un interlocuteur que j’estime, et que je me garderai de renvoyer aux ténèbres de la forêt primitive et aux chasses de sangliers.

  2. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour!

    On peut bifurquer, Messires, sans pour autant se perdre dans la forêt!

    Votre commentaire, M.Bougnoux, me fait penser à un documentaire diffusé sur RMC découverte, autour de la ville éduenne de Bibracte, mise en valeur par l’industrie du numérique.

    Rendre au sens commun? Oui sans doute.

    La valeur créative de la pensée symbolique et la profondeur de la connaissance scientifique sont-elles suffisantes pour nous faire accéder à la connaissance de notre monde quotidien, le seul qui nous préoccupe, en fait?

    Quid de notre sens commun inné antérieur à cette culture?

    Les « gaulois » émeutiers du Capitole ne se posent peut-être pas toutes ces questions…

    Et le Pr J-P Savignac est-il censé y répondre?

    Les béotiens du temps de la puissance athénienne avaient bien des qualités et des poètes aussi!

    Et nous, enchaînés, dégoûtés par ces flots d’images et de paroles, que peut-on faire?

    Le mur…peut-être!

    Kalmia

  3. Avatar de Gérard
    Gérard

    Bonjour!

    En relisant tous ces commentaires d’un savoir en « miettes » pour employer le mot d’Ignacio Ramonet et de Michel Maffesoli, je me demande ce que je pourrais bien ajouter…

    Et dans le doute, je me suis permis, séance tenante, d’aller quérir conseil du côté de chez quelqu’un, dont le propos judicieux passe allègrement en cet espace de liberté.

    Son silence m’incite, aux aurores, à vous parler du film d’hier soir, sur France Cinq, celui de R. Redford « Au milieu coule une rivière ».

    Tout est dit en filigrane en ce « drame » lié à l’enfance, à la nature, à la culture.

    Se sentir possédé de la nécessité évidente de transsubstantiation (J’espère que le mot est bien écrit et si faute, il y a, je ne l’ai pas fait exprès « pour faire peuple »), à l’instar d’Edgar Morin dans « L’esprit de la vallée », n’est-ce point reconnaître quelque part que « la vraie vie est ailleurs », là où par une merveilleuse anagramme « la rivière suit sa vallée »?

    Oui mais, si avec la lucidité la plus mordante, on ne touche pas de sa main les côtes de cette « incertaine réalité », laissez-moi écrire que tous ces mots ne sont que poussière, du vent, une illusion qui passe…Rien. Que du vide, c’est évident!

    Histoire d’eau avec ce mot « rivière », le plus français de tous les mots, disait Gaston Bachelard (L’eau et les rêves)

    Et de bouteille à la mer…

    Combien de gouttes d’eau peut-on mettre, vrais honnêtes gens, si cultivés, dans la dive bouteille vide?

    Bonne journée

    Gérard

  4. Avatar de m
    m

    « La notion de Justice est irrésistible. Une goutte suffit » (Jules Romains)
    Comme dans cette bouteille qui, alors, ne sera plus vide.
    Puisse l’échanson Marc Beigbeder, quelque part, en goûter le suc !

    m

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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