Je reprends ici, en vue du colloque de Cerisy (mais après dix jours d’une absence due à une randonnée à vélo entre amis dans le Val de Loire), une brève revue de quelque points cruciaux, dans l’œuvre ou la vie d’Aragon ; courte évocation des saillies qui font de lui, à mes yeux, un personnage décidément à part, ou assez différent…
Cette enquête ne peut manquer d’inclure les apparitions carnavalesques au cours desquelles notre auteur, dans son grand âge, s’affubla d’un masque pour paraître à la télévision (notamment lors des entretiens avec Jean Ristat filmés par Raoul Sangla), mais aussi à la fête de l’Huma, voire dans les rues de Paris où il s’enfonçait la nuit, gesticulant.
Les gazettes firent chorus, et une critique féroce évoqua à son endroit la sénilité, ou (Maurice Nadeau) la rouerie d’un homme qui avait désormais trop de choses à cacher. Or l’aveu paradoxal du masque ne cachait rien d’Aragon, il mettait au contraire en pleine lumière un malaise identitaire bien repérable au fil de son œuvre, ou de sa vie… Cette lancinante vacance du moi trouva pour finir son expression la plus crue, ou nue, dans ce masque blanc (ou parfois rouge, ou affublé de traits de crayon) assez grotesquement plaqué sur son visage. Pourquoi ce brutal travestissement ?
L’Inconnue de la Seine dans Aurélien
On le rapprochera sans doute des citations de Stendhal et de Michel Foucault concernant le masque aux dernières pages de Blanche ou l’oubli(1967), ou déjà de la farandole des masques dans Anicet (1921) ; on songera au drame du visage et à sa décapitation dans « La Femme française » (titre d’une splendide et cruelle nouvelle du Libertinage, 1924), puis dans Le Paysan de Paris à la longue et superbe conclusion sur l’Acéphale ; dans Aurélienà la péripétie du bris et du retour du masque (car ils sont deux) ; et surtout, dans La Mise à mort (1965),à la perte du visage d’Anthoine dans les miroirs, qui donne à ce roman son argument principal… Chacune de ces références mériterait une patiente glose, mais leur énumération suggère que nous tournons autour d’un symptôme majeur, à la fois effrayant et jubilatoire : celui qui parle s’applique un masque avec délices, il jouit d’être et de n’être pas celui qu’on croit derrière le masque. « Quel est celui qu’on prend pour moi ? » François Taillandier a repris ce vers, tiré de l’épisode de Couvrelles dans Le Roman inachevé de 1956 (Aragon y évoque sa confrontation, en août 1918, avec la tombe fraîchement creusée d’un soldat enterré sous sa propre identité), pour écrire son bel essai sur Aragon (Stock 1997).
D’une façon générale, celui qu’enchantèrent les ressources du « mentir-vrai » dans le roman, ou le poème, eut en horreur les tentatives d’explication, ou de définition, que la bonne volonté critique des professeurs ou des biographes plaquèrent sur lui – Pierre Daix en sut quelque chose ! L’effacement des traits et la crise d’identité désigneraient-ils la tentation d’opérer une table rase, sociale, psychologique et morale pour effacer le vieil homme ? Un recul pris face aux doigts douteux posés sur son corps ou son œuvre, l’envie irrépressible de compliquer le jeu ?
Le goût ou l’affichage du masque débouche, d’un autre côté, sur le théâtre, tentation récurrente ou asymptote de son art comme dit le titre de son dernier roman (Théâtre/roman, 1974). Le théâtre est le lieu par excellence où s’exaspère le trouble identitaire, mais la scène attire aussi parce qu’elle légitime et érige glorieusement le double. « Où cela commence, où cela finit-il, moi ? » (Théâtre/Roman). Or l’art du théâtre ne fait sans doute qu’expliciter et relancer le travail toujours du mentir-vrai au vif des écritures précédentes, notamment des romans quand ils glissent au « carnaval », au « bordel » ou à la crise psychotique (schizoïde ?) de La Mise à mort…
On aimerait, beaucoup ont réclamé d’Aragon qu’il s’explique. « Voici le temps, enfin, qu’il faut que je m’explique » (préface d’Aurélien) ; « J’abats mon jeu » (recueil d’une série de gloses notamment consacrées à La Semaine sainte, 1959). Attention, ces titres (ironiques) nous égarent ! Aragon ne croit pas à « ces idées claires dont nous avons stupide fierté », pas plus qu’il ne se réclame d’une identité qui se mettrait en fiche, en carte, en journal intime ou en autobiographie, lui-même est bien trop compliqué pour cela.
Les amateurs de cette œuvre, peut-être, se reconnaissent à une certaine culture du secret, du double-fond, des énigmes, des vertiges et prestiges de la nuit. « A bas le clair génie français ! », écrivait en sa saison dada l’auteur du Libertinage. Ce titre ne vous dit rien ? Quel dommage ! Vous en trouverez l’édition critique au tome 1 des Oeuvres romanesques complètes préparées par votre serviteur dans La Pléiade, un (petit ?) recueil qui peut constituer encore aujourd’hui pour son lecteur une aventure de première force. Les jeux de masque y sont cruels, jusqu’à cet arrachement du visage d’un homme (anonyme) par la femme (« française »), aux dernières pages. Lisez, rêvez-y, et reparlons-en…
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