J’allongerai la liste des bizarreries rencontrées dans l’œuvre et le personnage d’Aragon par une dernière ( ?) trouvaille, faite dans ce qui est devenu le tome 1 des Œuvres romanesques complètes de la bibliothèque de la Pléiade, alors que j’éditais le texte (peu connu) du Mauvais plaisant, recueilli depuis aux pages 591-627 de cette édition. Vous ne les connaissez pas, ce titre ne vous dit rien ? Précipitez-vous ! Non destinées à la publication lors de leur rédaction, écrites comme pour soi et à l’intention conjointe du seul Jacques Doucet, avec lequel Aragon avait alors signé le « Pacte du Double », elles dérangent par leur sujet (la géographie minutieusement décrite de la prostitution dans le quartier Montmartre) autant que par la relation d’intimité, parfois désespérée, que l’auteur noue à travers son écrit avec un improbable lecteur.
Le manuscrit en fut expédié d’Antibes à Jacques Doucet, comme je le relate dans la Notice et la Note sur le texte, en deux liasses distinctes, le 3 septembre 1926, soit au plus fort de la liaison qu’Aragon entretenait alors avec Nancy Cunard. Enfoui dans les papier du mécène-collectionneur, il ne devait en ressortir qu’en 1973 quand Aragon fit une visite au fonds Doucet de la bibliothèque Sainte-Geneviève, pour y visiter sa propre archive et en tirer quelques photocopies. Celle du Mauvais plaisant permit à Jean Ristat de publier ces précieuses pages dans le numéro 5 de la revue Digraphe (1975), avec une postface du vieil Aragon que mon édition reproduit. Rien de curieux jusqu’à présent, sinon l’éblouissement reçu d’un texte particulièrement singulier.
Aragon garda par-devers lui la photocopie, qui entra donc, avec le reste de ses papiers, dans le legs solennel qu’il fit de ceux-ci à la Bibliothèque nationale en 1977, où les chercheurs peuvent les consulter – quand Jean Ristat veut bien les y autoriser, ce qu’il ne fait presque jamais. Je n’avais pas besoin de cette copie, ayant eu accès à l’original pour établir le texte, mais je tombais dessus un peu par hasard. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir que ces trente-cinq pages d’une belle écriture serrée avaient été retracées, à même la photocopie, de la main d’Aragon. Je m’exprime mal ? Entendez que le document montrait un texte palimpseste en deux états, l’un de 1926, l’autre de 1973, mais qui étaient exactement le même, et de la même main, à quelques bavures près. Oui, l’auteur avait repris la plume pour la mettre dans l’écriture précédente, en épouser chaque mot, chaque méandre, comme on remet ses pas dans un ancien chemin – avec quelle émotion parfois ! Mais ce chemin-ci, patiemment reonnu, comptait tout de même trente-cinq feuilles d’une écriture dense, et racontait de bien curieuses choses…
On connaît le goût d’Aragon pour la réécriture, et les mystifications qui s’y rattachent : il prétend avoir récrit Les Communistes et c’est partiellement vrai, mais pas « de fond en comble » comme il l’affirme dans sa postface du Monde réel. Il dit avoir récrit Les Voyageurs de l’impériale après l’abominable falsification opérée sur son manuscrit, et sa première édition en 1942, à laquelle il n’avait pu alors s’opposer (j’explique et je discute les conditions de cette romanesque aventure éditoriale dans le tome 2 de la Pléiade). Il prétend encore qu’il existait deux versions d’Aurélien – mais la première semble bel et bien perdue. Etc.
Car il y a un monde entre récrire et retracer ! Si la première opération se comprend, mais appelle discussion (voyez le copieux dossier présenté par Bernard Leuillot sur le texte des Communistes), à quoi rime la seconde, digne de Pierre Ménard « recopiant » le Quijote ? Fallait-il être nostalgique de sa propre jeunesse pour ainsi mot à mot, lettre à lettre, repasser d’une plume sourcilleuse le manuscrit d’un jeune homme de 28 ans ? Et puiser dans les feuillets ainsi retrouvés d’indéchiffrables échos…
Aragon exagère. Mais ce procédé du repassage, dont je ne connais pas d’exemples chez d’autres écrivains, pose une loupe grossissante sur une conduite familière, que tous ses visiteurs semblent avoir subie, et qu’évoquait mon texte précédent consacré à Castille : Aragon infligeait à ses hôtes de passage la lecture de ses propres textes, installe-toi petit, oui dans ce fauteuil, tu es bien assis, je peux commencer ? On se trouvait, au début, flatté, l’auteur vous prenant à témoin de sa dernière production, que de prévenance, quel honneur ! Mais cela pouvait durer des heures, au bout desquelles on n’en pouvait plus – et quel moyen de protester ?
La voix repassant le texte semble moins étrange que la plume, mais les deux opérations se rejoignent dans un essai cocasse-pathétique de se reprendre, de se reconnaître, une sorte de narcissisme désespéré dont je devrai ici reparler : fallait-il être fêlé, si peu sûr de sa propre identité, pour ainsi en accrocher la vérification vocifératoire aux oreilles du premier venu ? Flaubert testait son écriture dans son fameux gueuloir, Aragon doublait la sienne dans ces lectures kilométriques pour vérifier – quoi ? La Mise à mort (1965) où lui-même raconte cette scène d’une lecture infligée à François Nourissier a pour sujet, plus grave que la fêlure, la schize psychotique d’un homme devenu double, ici décrite de première main. L’auteur sait de quoi il parle ! Mais ce n’est, bien sûr, qu’un roman – cela vous rassure ? Vous n’avez pas envie de descendre avec lui dans ces parages du vertige, de la perte de soi, de la folie qu’on enferme ?
Cher vieil Aragon… Il m’intéresse vraiment par ses démons, qui ne sont pas feints, et en dépit desquels – ou avec lesquels ? – malgré tout, il créa.
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