Giacomo Leopardi (Elio Germano)
De Leopardi, je ne connaissais que la phrase placée par Jean Clair en exergue de son (beau) livre intitulé Considérations sur l’état des beaux-arts : « Le plaisir le plus solide de cette vie est le plaisirs vain des illusions » (Il piu solido piacere di questa vita è il piacer vano delle illusioni), phrase qui m’a souvent hanté sans que je puisse m’en figurer l’auteur. Le film de Mario Martone, l’un des plus marquants vus depuis un an, vient de combler cette absence, je vois, j’accompagne, j’entends Leopardi, cet exilé de la vie qui semble avoir si jeune épousé la mort, mais aussi la révolte contre les siens et contre les illusions de son époque.
Les films qui s’affrontent à la poésie sont rares, il y eut le beau Bright star de Jeanne Campion (2010), consacré à John Keats, et aujourd’hui ce Leopardi, comment montrer le dire poétique, comment scénariser la vie (intérieure) d’un homme qui ne fait apparemment qu’écrire ? Mario Martone, qui semble s’y connaître en vie intérieure, nous dépeint admirablement le milieu où se développe d’abord le jeune homme : une demeure aristocratique dans un village des Marches italiennes au début du XIXe siècle, somptueuses enfilades de bibliothèques, père autoritaire, journées vouées à l’étude, mère sotte confite en dévotions et en frivolités, « Je lirai mon fils dès que j’en aurai le temps »… On étouffe entre ces murailles de livres qui devraient stimuler l’esprit des habitants de la grande maison mais qui semblent n’être là que pour penser à leur place, ou donner l’illusion du savoir. La secousse révolutionnaire française puis les conquêtes de Napoléon ont fait retentir leurs grondements jusque dans ce petit village de Recanati, au temps apparemment immobile et où le patriarche-comte très respecté n’a qu’un désir, étouffer les velléités de la pensée critique en ranimant contre elle l’étouffoir de la foi et de la tradition.
On pense nécessairement devant ces images somptueuses au Guépard de Visconti tourné un peu plus au sud, dans une Sicile écrasée de chaleur et de religion. D’ailleurs Gattopardo et Leopardi ne se font-ils pas écho ? Le film de Martone pourtant me semble plus puissant, plus douloureux que son grand modèle ou prédécesseur, et son héros plus malmené par la vie atteint à des couches plus profondes, plus décisives de la révolte intérieure. Les deux films semblent issus identiquement d’une géode où une certaine Italie (de Stendhal, des petits duchés assoupis) vivrait dans un temps suspendu entre ses palais nécessairement décadents, le roulement des voitures à chevaux sur le pavé des ruelles, la dévotion villageoise, une histoire figée ou apparemment immobile dont tout nous empêche de dire que c’était le bon temps.
Depuis sa province étriquée ou cette fenêtre qui lui sert sur la rue d’observatoire, et d’écritoire, Giacomo voit tout, et sa pensée fait éclater l’étui mesquin où ses géniteurs voudraient la contenir. Ce qui bouleverse dans ce film, c’est l’évidence d’un corps malade, peu à peu prisonnier d’une affreuse difformité, et le rayonnement invincible de l’esprit ou de la parole aptes à s’en dégager. D’ailleurs, la poste aidant et non sans susciter l’appréhension de ses parents, les écrits du jeune homme commencent à circuler et un lointain protecteur le compare déjà au grand Dante. De fait, la puissante poésie italienne préfigure avec lui l’unité nationale, cinquante années avant sa réalisation politique. Leopardi change de pays en passant des Marches à Florence, puis à Rome, puis à Naples ; et tandis que sa santé, et sa silhouette, ne cessent de se dégrader, sa parole comme une navette tisse le vêtement de sa future patrie.
Elio Germano, qui prête son corps au poète, a réalisé une performance physique stupéfiante, car tout tourne ou repose progressivement sur cette bosse ou ce dos voûté, sur ce visage parfois tordu de douleur. Leopardi se change en larve quand il s’affaisse d’épuisement auprès d’un lac, ou de la mer ; en une gargouille grimaçante quand il affronte les quolibets de ses confrères réunis en académies, ou le chahut qui le chasse du bordel napolitain aux aspects de grotte fellinienne. On voudrait, comme fait son ami Antonio Ranieri lui-même poète (Michele Riondino), l’emporter comme un paquet pour l’aider à gravir les escaliers si durs des maisons de Naples. Mais quelle force d’âme pourtant, et quelle acuité dans ce fragile corps ! Ecorché, disloqué vif, Giacomo garde toute sa tête pour adresser à la statue de terre, allégorie de la nature que sa parole semble animer, ou au Vésuve dont il contemple avec une gratitude fraternelle l’éruption depuis sa terrasse, les vers qui roulent et montent obstinément en lui.
Cet homme qui, à trente-sept ans, mourut vraisemblablement vierge fut certes très malheureux en amour, notamment auprès de la comtesse Fanny (Anna Mouglalis) auprès de laquelle nous le voyons battre en retraite. Mais il fut aimé aussi et reconnu de quelques-un(e)s, et il goûta avec toute la gourmandise d’un plaisir pas si illusoire que cela aux glaces napolitaines (que son médecin lui interdit), ou à un costume vert de bonne coupe que nous le voyons emporter d’une boutique de tailleur. Il semble avoir promené sur les villes et ses compatriotes un regard acéré, constamment en alerte ; quel saisissant contraste son mordant, sa courtoise ironie font tout au long de sa courte vie avec la bosse !
Magnifiques scènes finales où Naples s’enfonce dans les fumeroles du choléra, comme si autant de sacrifices humains se consumaient au pied des palais ; où l’on éprouve dans un Pompei crépusculaire, bitumineux, tout le poids des cendres et la vie secrète qu’elles recouvrent ; ou surtout grandiose sursaut du volcan, réponse rageuse et bien digne du poète aux corsets et aux couches de sédiments qui d’un coup éclatent en lave. Nous n’assisterons pas à la mort de Leopardi, ce film ne faisant pas allégeance aux règles traditionnelles du biopic qu’il n’est pas ; nous l’abandonnons sur cette terrasse d’où il scrute cette renaissance grondante, parmi les cris affolés et les signements de croix des servantes ; nous le quittons sur ce cruel et terrifiant sursaut de vie et nous nous disons que ce malade chronique, comme Nietzsche, fut un grand vivant dont la voix, et le visage, n’ont pas fini de rouler en écho jusqu’à nous.
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