Dans le film La Femme d’à côté, tourné par François Truffaut dans la région de Grenoble en 1981, avec Gérard Depardieu et Fanny Ardant, cette dernière, couchée dans un lit d’hôpital où elle est entrée pour dépression, déclare au psychiatre qui la visite (joué par mon vieux copain Philippe Morier-Genoud) : « J’écoute uniquement les chansons, parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs, elles ne sont pas bêtes. Qu’est-ce qu’elles disent ? Elles disent : Ne me quitte pas, Ton absence a brisé ma vie, Je suis une maison vide sans toi, Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, ou bien : Sans amour on n’est rien du tout ».
Les chansons disent tout ! Ou l’essentiel, comment, pourquoi ?
Mathilde (le personnage joué par Fanny Ardant) énumère quelques énoncés nés de la relation amoureuse qui, dans leur banalité même, n’en sont pas moins poignants ou essentiels à dire pour celui ou celle qui les vit. « Plus elles sont bêtes (ou, disons, communes) plus elles sont vraies » : la chanson recueille ou accueille cette part indicible de notre intimité que nous hésiterions peut-être à articuler en face du partenaire, mais que le texte et la musique étroitement combinés mettent à la portée de chacun, pour constituer le fond ou l’idiome communs de nos sentiments, de nos idéaux ou de ce qui nous meut – au point que « chanson d’amour » ne désigne pas une catégorie mais plutôt un pléonasme : quelle chanson, parmi toutes elles qui accrochent quotidiennement notre oreille, ne parle pas d’amour, de ses joies et surtout, ou principalement, de ses tourments ?
Mieux que les mots simplement (quotidiennement) parlés, la chanson articule nos sentiments, et dans cette mesure en effet elle véhicule de l’indicible. Ou du difficile à formuler autrement. Et c’est pourquoi elle se communique si aisément, de bouche à oreille et avec un fort sentiment de reconnaissance : reprise par chacun la chanson furtivement nous exprime, nous confesse, nous expose ; elle précipite, condense ou accouche nos affects. Une soirée entre amis qui se réunissent pour chanter constitue donc une forme particulièrement enviable de sociabilité.
Rémunérer le défaut des langues
« Tout dire », nous savons bien que c’est impossible, mais ponctuellement, furtivement, il nous arrive d’éprouver ce sentiment de comblement, de bouche ou de gorge pleine. « Comme chanter change la voix », écrit Aragon dans son poème « Les oiseaux déguisés » (mis en musique et interprété par Jean Ferrat) : avec le renfort de la mélodie notre voix s’épanouit, elle s’accomplit ; elle ne nous laisse rien de plus à désirer. Nous sentons bien que la voix parlée demeure déficiente ou approximative, qu’elle accueille la paraphrase, la correction ou la reprise ; avec la chanson en revanche, ou encore mieux avec les coulées ou les fusées lyriques du grand opéra, la voix humaine atteint un état de plénitude tel qu’on ne lui oppose aucune réfutation, aucune objection.
Pour paraphraser Mallarmé, le chant « rémunère le défaut des langues », c’est-à-dire ou d’abord cet arbitraire inéliminable de toute diction : pourquoi appelons-nous <Cheval> ce que l’allemand nomme <Pferd>, ou l’anglais <Horse> ? Tout lexique est ainsi bâti sur une absence (dont Mallarmé se désolait) de nécessité, sur un hasard ou une contingence convenue des sons (ou du signifiant) ; dans la prose ordinaire nos mots glissent, ils n’accrochent pas.
Le chant, qui commence avec la rime et le rythme d’un enchaînement entre les sons de la prose courante, fait basculer notre écoute du hasard dans la nécessité. Donc dans l’assentiment. Un poème s’il est bien fait s’impose à l’oreille, il fait loi. Captifs de sa vibration nous ne raisonnons plus, nous résonnons. L’important devient de vibrer (comme nous y invitait jadis une radio périphérique). Et cela commence très bas dans la prose ordinaire, au niveau déjà des allitérations ou du martellement. Comme le relève Aragon dans Traité du style, « Pilules Pink Pour Personnes Pâles, allez donc contredire ça ! ». Ou Dubo Dubon Dubonnet, pour puiser aux mêmes slogans : l’évidence de la forme sonore ou signifiante nous séduit, nous enchante, en nous rendant tout disposés à y croire. Et à en répéter, en colporter la formule, pour le plaisir du bon mot qui a su si bien pénétrer notre mémoire.
Croire au chant
Et c’est pourquoi, antique fonction de la poésie, on mettait, du temps où l’écriture était rare (cherté des supports, majorité des illettrés), les énoncés importants, ceux qu’on voulait inculquer et imprimer dans le corps social, sous forme de mélopées, de phrases rimées ou de formulaires. Nos slogans ou nos proverbes les plus courants s’en souviennent ; on ne conçoit donc pas de religion sans hymnes, sans le murmure tenace des neumes, sans la sourdine ou le prestige éclatant de la poésie ; la publicité puise à ce trésor et le disperse, la chanson en maintient la vivacité et le culte, mis au service de communautés plus restreintes mais toujours adorantes et croyantes… Pour les gens de ma génération, Johnny, Jacques Brel ou Brassens constituent autant de sectes ou de chapelles.
Les mots une fois enchâssés dans la musique et mariés à une mélodie, ont donc ce pouvoir étrange et merveilleux de nous rendre, toutes barrières critiques abolies, réceptifs et crédules. Nous suivons sans leur poser trop de questions l’air ou le musicien qui semblent nous promettre un salut passager hors de notre condition ordinaire, mais qui peuvent aussi (comme le preneur de rats) conduire la horde des enfants à la rivière… Pour le meilleur ou pour le pire, la musique nous inspire, nous exalte, nous mène. Et c’est pourquoi les grandes orgues des partis totalitaires, fascistes ou communistes, n’ont pas dédaigné cette ressource : le militant qui adhérait à ces formations, à la grande époque, n’en connaissait pas forcément en détail le programme, mais il venait d’abord rejoindre une chorale d’enthousiastes chanteurs.
Je songe en particulier à Aragon, à Jean Ferrat, aux chœurs de l’Armée rouge : leurs chants ne se refusent pas, ils sont irréfutables.
(à suivre)
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