Notre monde, disais-je dans le précédent billet, est largement grevé par une course en avant de la consommation : nous ne réparons pas les choses en général, nous les jetons impatiemment au premier défaut pour les remplacer par une marchandise de substitution plus neuve ou performante. Et c’est dans ce geste d’ignorance ou de négligence que beaucoup d’économistes voient le facteur essentiel de notre croissance ! (À la façon dont les profits du capital supposaient, pour augmenter toujours davantage, l’appauvrissement draconien des tâches dévolues, sur la chaîne de montage, à des O.S. sous-payés.)
Les attitudes, innombrables, de négligence contemporaine semblent impossibles à énumérer, mais notre (dé)confinement en offre des exemples saisissants, chaque fois qu’on s’exempte d’une solidarité de base, ou du souci élémentaire du bien commun. Cela commence avec le masque de protection abandonné sur les trottoirs (ils sont nombreux dans les villes, laissés à la charge des balayeurs) ; les difficultés à inculquer le tri des ordures ménagères aux Français rejoignent la résistance de certains à appliquer les gestes-barrière : dans la queue (mal respectée) d’un magasin, Odile s’est entendu dire, par un quidam à qui elle demandait pourquoi il ne portait pas le masque, « Oh vous savez, la contamination ça s’attrape surtout par la pensée… » Combien pensent intimement que ces mesures ne sont pas pour eux, évidemment et de toute façon protégés, ou à l’abri de tout danger ? La loi sans doute existe, ils ne la contestent pas, mais (comme suggère Kant) on peut toujours y faire une exception, pour une fois, ou dans mon cas… Et c’est ainsi que le diable réside dans les exceptions ou les cas particuliers, de sorte que le mal prospère.
Comment (dé)confiner les idiots ou les cons ?
Comment par exemple (problème classique dans nos études d’info-com) faire qu’une information ne se change pas trop vite en prescription ? Si l’on annonce, comme on commence à le faire ces jours-ci, un progrès dans les courbes de la contamination et un mieux-être dans les hôpitaux, comment empêcher que cette information ne se transforme aussitôt en invitation à se laisser aller, à reprendre ses habitudes en se précipitant dans le monde d’avant ? Comment éviter la ruée sur les plages, les pelouses du Champ-de-Mars, les berges du canal Saint-Martin ?
Comment l’ado privé de sa moto depuis deux mois ne va-t-il pas impatiemment l’enfourcher pour faire un maximum de bruit ? Comment les enfants qu’on ramène doucement vers l’école vont-ils y respecter les gestes-barrière ?
L’essence du soin, disais-je précédemment, c’est la reconnaissance et la culture du commun, ou d’une certaine continuité entre moi et les autres : par le soin je m’éprouve relié, solidaire, et je respecte (je cultive) cette relation qui me nourrit et me justifie en retour.
L’idiotie de la négligence inversement, c’est conformément à l’étymologie de ce terme, idiot, de se tenir à l’écart ou en deçà des formes du commun ; de confier à l’EHPAD ses vieux parents comme on met au rancart des objets déficients ; comme certains abandonnent leur chien sur l’autoroute pour le départ en vacances ; ou comme on s’en remet, devant un enfant en difficulté scolaire aux bons soins d’autres agents, sans y prêter soi-même trop d’attention. C’est, devant la dégradation évidente de la planète, de persister à penser « après moi le déluge » – tant pis pour l’eau, tant pis pour l’air, il y a pour cela des spécialistes -, d’adopter en toutes circonstances le comportement du dernier homme décrit par Nietzsche, celui qui n’a ni ascendance à respecter ni descendance à nourrir ou à soigner, l’individu enfin pleinement détaché, fier de sa liberté d’aller et de venir entre les avions, les contacts aussi nombreux qu’éphémères sur la Toile, ou les gadgets de la consommation…
Variante de la négligence précédente du quidam dans la queue : une dame se plaint vertement du prix des masques, elle n’en portera pas tant qu’on ne lui en fera pas cadeau, l’Etat n’a qu’à y pourvoir… Ce refus de s’impliquer, de prendre ses responsabilités ou d’agir par soi-même relève de la même indifférence au bien commun, on n’en fait pas partie, s’en occuper n’est pas notre affaire ou, comme demandait Caïn, « suis-je le gardien de mon frère ? »
Nous applaudissons chaque soir nos gardiens, et que deviendrait notre société ou notre simple humanité sans la foule de ces gardiens, de ces bénévoles anonymes ? Mais ceux qui s’exemptent de ces mesures de bonne garde, ou d’élémentaire sauvegarde, triomphent à bon compte : les frivoles négligents, fiers de leurs attitudes de survol, ne sont pas malades certes (ou peut-être), mais ils doivent leur santé au soin des autres, à la majorité qui, se protégeant, les protège. Ils se trouvent, sans le savoir ou en voulant l’ignorer, considérablement endettés. Une meilleure conscience de notre solidarité passera par la prise de conscience de cette dette.
La consommation distraite des uns s’oppose ainsi à l’engagement actif des autres. Comment restaurer le goût entre nous d’un agir humain incarné, qui ne se contente pas de survoler l’autre, mais qui le traite en alter ego ? Une bonne part de notre culture repose désormais sur la triple abstraction de la science, largement mathématisée, de la monnaie, qui aligne la valeur sur les échanges marchands, de l’individu qui se croit libre et mobile, en reniant toute forme d’interdépendance. Soigner oppose à cette abstraction montante un salutaire contre-poison ; à l’opposé de toute maîtrise technique, soigner demeure hasardeux dans ses voies, et dans ses effets. Cela peut toujours échouer contre des paramètres non-prévus, ni tout-à-fait maîtrisables, de même que du jardinage, de la chasse ou de la pêche on peut revenir bredouille – mais fort d’un surcroît d’observations ou d’expérience.
Entretenir ou réparer n’est pas de l’ordre d’une fabrication qui partirait de zéro, en suivant un plan ou une notice de montage : dans le soin, il y a de l’autre. Et donc, côté soignant, un constant retour sur soi, mon geste est-il le bon, ma perception adéquate ? Le soin implique une relation d’interprétation et de déchiffrement, une randonnée en territoire inconnu. Soigner est donc incompatible avec une clôture autarcique du sujet incapable de sortir de soi, ou de contextualiser son monde propre en l’ouvrant aux autres mondes.
Le savoir-faire pratique ou les soins ne peuvent pas davantage se résumer, s’enfermer une fois pour toutes dans un programme ou un protocole (livresque, informatique), ni se télécharger. Le tant vanté télé-travail n’y a guère de place, on ne pourra sur internet pas davantage appliquer à un corps un massage que, sur une planche, enfoncer un clou. Le processus du soin, en revanche, tend vers la conversation (situation pragmatique par excellence, où chaque intervention déclenche et oriente celle de l’autre sans aucune possibilité de survol, ni d’anticipation).
En bref et sans prétention de conclure, notre endettement à l’égard des autres et du monde ne saurait être minimisé. Parce que nous sommes dépendants d’un ordre d’objets et de sujets que nous n’avons pas créés, notre négligence envers eux s’apparente à une forme d’idiotie. Ou d’ingratitude.
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