Les lecteurs qui me font l’amitié de suivre ce blog savent comment, lors de la mort par cancer de ma femme Françoise en 2016, j’ai clairement pris position ici pour l’euthanasie, et rappelé quelques principes à mon avis de base pour s’orienter dans ce (douloureux) débat. Le cas de Françoise, qui m’a opposé aux médecins et à l’équipe des soins palliatifs du CHU de Grenoble, ne faisait pas problème puisque c’est elle-même qui réclamait tout arrêt des soins, et appelait de ses vœux, en pleine conscience et devant témoins, le recours au pentobarbital de sodium, que je m’étais procuré mais que nous n’avons pas eu à utiliser, comme je le raconte ici.
https://media.blogs.la-croix.com/le-probleme-moral-de-leuthanasie-1/2016/07/19/
L’affaire Vincent Lambert, qui a touché cette semaine la France entière, ne fait à ce point problème que par le défaut de « directives anticipées » laissées par le sujet, ouvrant ainsi la longue série d’ordres et de contre-ordres arrachés tantôt par sa femme et tantôt par ses parents… Pénible, très pénible feuilleton que je me garderai de trancher, même si le lecteur devine quel camp aurait mon soutien. Je voudrais juste apporter, en marge de ce débat (qui servira peut-être ou pour finir, après tant de rebondissements, la cause des fins de vie volontaires en France ?), une observation : sur une photo aperçue de lui dans la presse, Vincent Lambert garde les yeux ouverts. Et c’est très impressionnant.
Que regardent ces yeux, dont nous savons par l’histoire des arts plastiques, de la poésie ou de la photo qu’ils sont communément célébrés comme le siège de l’âme ? Vincent Lambert regarde, et ne voit rien ; ce miroir aux reflets qui fonctionnent normalement dans les deux sens (du dehors, du dedans) demeure sans images. Mais, objecterez-vous, que savez-vous des états intérieurs de cet homme ? Comment pouvez-vous penser pour lui, ou substituer votre jugement au sien ?
Selon moi, Vincent Lambert ne pense justement à rien. Il ne manifeste aucune réaction autre que réflexe, il n’entre donc dans aucun partage, aucune relation. Si la clinique désigne (étymologiquement) l’état allongé d’un corps et sa relation au médecin (la fameuse relation clinique), Vincent Lambert demeure (depuis onze ans) en état de mort clinique. Inaccessible à toute rééducation, ou amélioration de son état, interdit de toute communication. Ses poils et ses ongles poussent, son estomac digère, point barre. Et c’est cela d’abord qui effraie, me semble-t-il, dans les images diffusées de cet état : un homme si proche, qu’on touche et manipule, mais infiniment loin et coupé de tous. Indéfiniment installé « entre la vie et la mort », ce qui définit aussi l’état du spectre, ou du zombie (dont on fait ces jours-ci des films).
Nous soutenons mal cet entre, nous n’avons pas pour lui de définition ni de catégorie mentale ; mais seulement de l’effroi, ou une vague pitié. La vie/la mort sont des concepts tranchés, clairement opposés croyons-nous – même s’ils se trouvent étroitement enlacés par tout processus vivant, qui se nourrit de la mort d’autres vivants, tandis qu’inversement nos morts nous doivent une vie posthume qui aide à soutenir la nôtre : chacun, à mesure qu’il vieillit, entre dans une société croissante de morts qui l’accompagnent…
Ce n’est pas de cela que nous entretient le visage de Vincent Lambert, mais d’une énigme : où se tient cet homme ? De quel côté des portes « d’ivoire et de corne » ? Insituable, il dérange ; il donne à voir le cadavre, sans s’y identifier tout-à-fait puisqu’il respire. Dirons-nous qu’il sent, jusqu’à quel parcelle, peut-être infime, de cette fonction vitale qui nous constitue ? Partage-t-il avec nous, a minima autant qu’on voudra, quelque chose du propre de l’homme ? Nul n’en sait rien, qui peut répondre ? Si vivre c’est communiquer, comme je m’en persuade par ma carière d’enseignant-chercheur dans cette discipline dite de l’info-com, si le propre d’un monde intérieur est précisément de remuer l’extérieur, d’y affleurer ou de s’y manifester par quantité de signes, je dirais que Vincent Lambert ne présente qu’un simulacre de vie. Mais le doute subsiste. Quoi qu’il en soit, le « cas Lambert » est bien digne de faire sensation (médiatique), et pierre d’achoppement pour nos débats éthico-philosophiques.
Nos médias (étymologiquement ce qui se tient entre) seront eux-mêmes et de plus en plus « entre la vie et la mort » : d’abord parce qu’ils se nourrissent de faits divers sanglants, la guerre entre les vivants ou la mort des autres font vendre… Ensuite, comme le remarque Derrida dans Echographies de la télévision, parce qu’une quasi résurrection des vivants post mortem, par le truchement de leurs voix ou de leurs images fixes et mobiles enregistrées avec une précision croissante, peut nous plonger, face à certains documents, dans la déroutante expérience appelée par Freud de l’inquiétante étrangeté. Qu’il définit par la confusion de l’animé et de l’inanimé (dans le cas de la poupée Coppélia), ou du vivant avec le mort. Nos médias, résume Derrida, seront de plus en plus spectraux : aptes à confondre cela ou ça, un mélange que notre culture s’efforce de démêler ou de partager par les rites de l’ensevelissement et du deuil. Un cimetière est une place rassurante, on y enfouit les corps pour qu’ils n’en reviennent pas. Jamais. Quelle horreur ce serait de croiser ici ou là leur fantôme ! Expérience limitée aux cauchemars, à Hamlet ou aux films de zombie.
Il faut donc que Vincent Lambert se tienne quelques temps encore entre la vie et la mort, dans l’effigie étrangement inquiétante du zombie. Et je me dis qu’il n’est pas le seul, mais qu’il nous renvoie un inquiétant miroir : combien d’entre nous voient sans voir, ou reçoivent comme lui quantité de soins sans aucunement les partager ? Combien se tiennent inaccessibles, rebelles et sourd à d’élémentaires communications de base, indifférents à l’événement, au monde commun ou partagé ?
Tu as bien mérité des médias Vincent Lambert, citoyen d’honneur de l’internationale des zombies !
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