« Less is more »
par Daniel Bougnoux
Jamais, serions-nous tentés de penser face au déluge médiatique quotidien, nous n’avons été mieux informés. Comparé au monde villageois de nos aïeux, combien le nôtre semble ouvert par les écrits, les écrans mais aussi les voyages, le commerce ou les connaissances !… L’offre des parcours disponibles sur le World Wide Web a de quoi donner le vertige. « Quand on proclama que la Bibliothèque contenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. (…) À l’espoir éperdu succéda une dépression excessive », écrit Borges dans sa prémonitoire « Bibliothèque de Babel » (1941).
Cette ouverture bien réelle doit en effet être nuancée de deux façons : d’immenses taches blanches persistent sur nos cartes (que savons-nous de l’Afrique, ou de nos prisons ?) ; ensuite, l’information se limitera toujours aux messages que nous savons traiter. Quelques signaux pertinents nous touchent, auxquels nous réservons des réponses appropriées, hors desquels s’étend l’immense empire du bruit, c’est-à-dire des messages qui nous échappent, et où d’autres organismes puisent leurs informations pour construire leurs mondes propres. Traitement, pertinence, bruit, mondes propres… Ces notions nous rappellent que l’information n’est pas une chose, mais la projection mentale d’une interprétation. Celle-ci supposera toujours notre disponibilité : nous prélevons très sélectivement sur le monde de l’énergie, sous forme de nourriture (appropriée), et de l’information sous forme de nouvelles, de connaissance ou des signaux que nous savons déchiffrer (en restant indifférents à ceux qui ne nous concernent pas). D’un organisme à l’autre, l’information varie comme les régimes alimentaires ; un chien et son maître semblent habiter la même maison alors que leurs mondes propres, et les informations pertinentes pour chacun, demeurent incommensurables.
Définir l’information par sa pertinence revient à rappeler qu’elle est une grandeur négative, obtenue par soustraction. Comme le sculpteur arrache la forme de son œuvre à la matière brute, nous soutirons par analyse ou filtrage la bonne forme de notre information aux bruits environnants. Less is more : d’un moins (de messages), nous tirons un plus de sens (« faire sens »supposant toujours une adéquation entre la forme du message et l’ouverture sélective de notre monde propre).
Face au torrent médiatique, notre première réponse est donc une relative indifférence : au kiosque débordant de publications, nous achetons « notre » journal, que nous parcourons à notre guise : personne ne lit le même journal. Or, cette parcimonie risque d’augmenter avec les « nouvelles technologies ». Dans un monde désormais ancien, les médias distribuaient les mêmes programmes pour tous (information appelée push : télévision limitée à quelques chaînes, journaux quotidiens à quelques titres bien identifiés) ; nous partagions dans cette mesure les nouvelles des autres. Les bouquets numériques et les nouveaux parcours à la carte proposés sur la Toile fragmentent ce monde commun, chacun pouvant à présent ignorer le monde des autres en ne traitant que les messages pour lui pertinents (information pull). Ce n’est plus le déluge et l’encombrement qu’il faut craindre avec ces nouveaux outils, mais une privatisation dommageable, et une restriction des individus aux seules curiosités touchant leurs propres mondes.
Existe-t-il une bonne mesure ? Entre le trop et le trop peu, le réglage délicat de son information est l’affaire de chacun.
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