
Notre âge démocratique prescrit à chacun de revendiquer hautement son « propre » goût, en rejetant la hiérarchie dominante ; il renforce donc la tyrannie du goût. En avoir n’est pas adopter celui de la moyenne, mais échapper au contraire au goût majoritaire, réputé facile ou vulgaire ; ce qui suppose un discernement, l’extraction d’une composante invisible à la sensibilité générale. Beaucoup reconnaîtront après coup cette valeur, mais seule une élite d’esthètes la sélectionne ou l’invente : le « bon goût » par définition demeure minoritaire.
Sa norme est donc à la fois cachée et contraignante ; contrairement à la loi que nul n’est censé ignorer, celle du (bon) goût demeure opaque, occulte et néanmoins pressante – pour ceux qui s’en réclament. Le plouc en effet non seulement lui échappe, mais il n’en soupçonne pas même l’existence. Faute d’accéder au jugement cultivé ou à certains discernements qui font LA distinction, sa sensibilité s’arrête aux injonctions publicitaires les plus évidentes ; prescrits par l’air du temps, les désirs du plouc sont média-dépendants.

Son cas permet de préciser celui du snob. Lui non plus n’élabore pas de désirs personnels, et son goût suit celui des autres, mais il déteste la vulgarité ; en proie à la phobie d’être replongé dans la masse, il vit obnubilé par l’existence d’un petit cercle, d’une caste ou d’une contre-société d’élus auxquels il n’a de cesse de s’affilier. Ses goûts fonctionnent comme carte de membre. Le snobisme met ainsi en pleine lumière les reptations du caméléon social, et les aptitudes variables de chacun à l’ajustement ; peu sûr de son premier mouvement, le snob ne désire et n’aime que selon autrui – un autrui strictement trié et minoritaire, preuve de son élection.

L’œuvre de Proust (commentée par Girard) montre les mille souffrances liées à ce désir mimétique, par exemple les mortifications et rebuffades qu’un Legrandin endure pour réussir sa tortueuse insertion ; processus sans fin car le snob, qui doit constamment tuer en lui sa première nature ou ses penchants spontanés, est toujours menacé de commettre une bourde ou une faute de goût dans le salon de ses tutelles, aux caprices étroitement codés.
Et le dandy ? Lui aussi s’acharne à réprimer ses premiers mouvements, mais il est à lui-même son propre club ; le snob a la passion de s’infiltrer, le dandy celle de paraître unique ; individu pétri de semblant, de calcul, il est en rébellion acharnée contre la ou sa nature qu’il refoule méticuleusement. Sa vie peut passer pour un championnat de culture (si l’on définit celle-ci comme la négation ou la répression de la nature) : avec la frénésie de briller, et pour cela d’étonner, il cisèle à travers sa personne un code opposé point par point aux penchants ordinaires et aux préférences des autres ; en multipliant les caprices, les préférences bizarres ou les comportements biscornus, il vise une contre-culture dont il serait l’unique tenant : ainsi, dans le monde bigarré des variétés, Marilyn Manson ou Lady Gaga. Plus près de nous, Cédric Villani (dont les toilettes extravagantes semblent peu compatibles avec le poste qu’il convoite à la mairie de Paris : comment élire à cette haute fonction un pareil personnage ?) ; mais son dandysme affiché ne se contente pas de paraître, Cédric veut convaincre, passion étrangère aux vrais dandys. Cette rage de ne ressentir comme personne semble une monstruosité sociale, mais le dandysme pourrait être promis à un bel avenir dans une société individualiste de masse où chacun est sommé moins de s’exprimer que de se distinguer, et d’afficher hautement sa différence ; de paraître à la fois original et nouveau.
Pas plus que le dandy pourtant, le snob ne reste indéfiniment minoritaires ; celui qui place ses raisons de vivre dans la distinction offre une cible de choix au mimétisme des autres. Toujours menacés d’être rattrapés dans leurs goûts, ils abandonnent précipitamment un terrain chèrement conquis dès qu’il devient common place : des vacances exotiques, un choix vestimentaire ou culinaire, un look ou une collection d’objets un temps excentriques… Les goûts ni la mode ne sont jamais stables ; le haut devient bas, tandis que les rebuts se recyclent et gagnent en valeur. La contre-culture punk, le trash, la « cruauté » au théâtre ou dans les arts plastiques ont promu des objets ou des comportements aux antipodes du beau ; on fête aujourd’hui le repoussant, l’idiot, l’abject ou l’obscène (le contraire de ce qui, pour le bon chic dominant, faisait scène). Mais le dégoût fait justement partie de notre faculté esthétique (définie comme la capacité de sentir), donc du goût.
Eloge du divertissement
On blâme généralement dans la culture de masse sa propension au divertissement. Ce spectre détournerait l’individu de tâches plus profondes ou essentielles, et au fond le priverait de lui-même : étourdissement, distraction, superficialité composeraient (aux yeux de nos doctes) autant de péchés capitaux, ou contre l’esprit.
Il est bien vrai qu’au rythme du teasing publicitaire et du flot médiatique, notre attention se trouve constamment sollicitée ou harcelée – et le mot même de presse traduit cette pression, qu’on peut juger décervelante. Vrai aussi que le nouveau capitalisme ne cesse d’assiéger notre libido en nous faisant miroiter des jeux, des objets ou des simulacres nouveaux et « révolutionnaires » seuls capables de combler nos désirs – le temps que dure l’achat et le passage en caisse ! Rien ne vaut parfois un bon livre pour échapper à la ronde infernale des news, des spots, des pubs et aux cascades des pixels et des décibels sur nos écrans. Tous les pédagogues se plaignent que les enfants ne fixent plus leur attention ; on a mesuré l’impatience du jeune téléspectateur par la fréquence du zapping, de même qu’on a noté, au cinéma, l’accélération du montage (un plan durait en moyenne vingt secondes en 1960, trois secondes aujourd’hui), ou l’apparition sur nos écrans de fenêtres multiples, de pop-ups ou de messages d’alerte : l’homme en tous lieux pendu à son smartphone illustre assez sa misère.

Nous blâmons le divertissement en souvenir peut-être de Pascal, dont la fulmination marqua nos études. Pourtant nous pourrions trouver chez Montaigne un éloge de la diversion, chère à Epicure, qu’il oppose à la dramatique conversion, trop lourde à porter si nous considérons notre faiblesse, et la variation de nos humeurs. Nos désirs ont pour corollaire l’illusion ? Sans doute, mais c’est que « nous pensons toujours ailleurs ». On lit aussi dans les vers de Lucrèce une réflexion sur la prévention des peines d’amour, que le disciple d’Epicure propose d’effacer par la frénésie érotique – que celui (ou celle) qu’un chagrin d’amour momentanément écrase baise, qu’il baise autant qu’il peut car sa mélancolie ne résistera pas aux plaisirs de la chair ! Confronté à la perte de son cher La Boétie, Montaigne mentionne le même remède pour écarter les pensées du deuil et de la mort.

La morale, robuste et bien réelle, de ces sages qu’on stigmatise au XVIe et XVIIe siècles comme libertins n’en jugea pas autrement : « Qui ne sait que l’âme s’ennuie, si elle demeure dans la même assiette ? » (demande Saint-Evremond). Le moi dès qu’on le fixe engendre l’hypocondrie – avis aux amateurs d’analyses interminables, sur le divan ou ailleurs. L’homme diverti s’absente de soi sans doute, et se projette, mais c’est pour quitter un état de macération triste (un mauvais simulacre) au profit d’une mobilité supérieure : pour échanger sa part sombre contre une tranche plus lumineuse de mouvements ou de vie, car « la nature se varie en l’homme ». Là où Pascal, toujours prompt à identifier la vie à la déception, blâme notre agitation, le libertin revendiquera des variations, à entendre peut-être au sens musical du développement en tous sens d’un thème ; si une vie bonne consiste à naviguer avec à propos entre les deux écueils de l’ennui (quand rien n’arrive) et du dégoût (par excès de mouvement), le philosophe-artiste du libertinage tresse la morale avec le goût. Et lui aussi pourrait dire, avant Leopardi, que « il più solido piacere di questa vita è il piacer vano delle illusioni » – des illusions qui sont le sel de cette vie, et lui donnent toute son énergie.
Qui sera juge de la force que m’apportent tel livre, tel film, telle chanson ?… Question de moments, de résonance avec une histoire singulière, et de corps : à chacun, pour enrayer l’ennui et sortir de soi, de composer avec ses frayages.
Vers une démocratie du goût ?
Demandons-nous enfin, par égard pour les déclinistes, si nous allons vers une standardisation grandissante, ou au contraire vers l’ouverture de niches inédites et de goûts diversifiés ? Nous remarquerons d’abord que l’exigence du goût n’émerge qu’au stade d’une consommation qui a dépassé la satisfaction des besoins de base les plus impérieux : un affamé n’a pas de préférences culinaires. L’esthétisation de nos marchandises témoigne qu’un certain régime d’abondance est atteint. Les biens fonctionnent donc moins sur le marché selon leurs qualités intrinsèques, mais comme signes d’appartenance, de prestige ou de distinction (attestée par la marque, la griffe ou la signature) ; en bref, nos désirs ont supplanté d’assez loin nos besoins. L’individualisme de masse semble favoriser cette ramification des désirs et l’extension de la palette des goûts. L’industrie s’y prête, en « personnalisant » l’offre de ses objets de série : l’automobile ou le prêt-à-porter déclinent mille variations à la carte… La mondialisation, de même, approvisionne les supermarchés de saveurs inédites venues du monde entier : en marge du Macdo réputé tuer le goût, nous cuisinons et mangeons de façon sans doute plus variée (et plus sûre) que nos aïeux. Le nouvel âge individualiste, où chacun s’autorise de ses propres évaluations, a fragmenté sans retour le monde un ou commun, hiérarchisé par l’ordre théologico-politique.

Un tournant esthétique a morcelé de mille façons les anciennes transcendances ; et la promesse d’autonomie (vivre selon sa propre loi), utopique dans le champ politique et social, trouve un semblant de réalisation dans la ou les cultures : en s’hybridant, en se métissant, celles-ci produisent des modes et des saveurs originales et toujours plus déviantes vis-à-vis d’une norme centrale ou verticale, désormais obsolète.
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