La destinataire de ce précédent billet, où je nommais son prénom, en a pris ombrage au point de faire, par La Croix, retirer mon texte. Celui-ci ne contenait pourtant rien que de sincère, et de respectueux à son égard. Je ne pense enfreindre aucune interdiction en le reproduisant, ainsi modifié.
J’aimerais, chère amie lointaine, partager un peu de tes pensées et de tes craintes, que j’imagine depuis le 7 octobre si fortes. Tu militais dans le mouvement « La paix maintenant », quel doit être aujourd’hui ton désespoir… Il n’y a pas d’issue pour les deux extrêmismes en présence, sinon toujours plus de guerre et de destructions, ils sont d’accord pour s’anéantir mutuellement, le beau programme quand on mesure ce que cela coûte à leurs populations respectives ! Je voudrais savoir de toi, par les contacts que tu maintiens avec les tiens, s’il existe dans ton pays un mouvement assez puissant pour s’opposer à Netanyahu, réclamer une trêve des bombardements, l’instauration de couloirs humanitaires…
Nous avions par nos études respectives quelques auteurs communs de prédilection, l’école de Palo Alto, Edgar Morin, René Girard ou François Jullien, que diraient-ils de la situation présente ? Qu’elle est le produit d’une épouvantable, d’une suicidaire symétrie. La vendetta remonte loin dans le temps, et elle semble inarrêtable, imprescriptible. Toutes les violences perpétrées chaque jour augmentent les raisons de l’augmenter ; du côté israëlien tout appel à la retenue n’est pas loin de passer pour de l’antisémitisme, de l’autre toute dénonciation des crimes du Hamas, inexcusables, inexpiables, relèvent de l’islamophobie… Quelle longue histoire ont ces griefs en miroir, comme ils viennent de loin ! Le degré de violence où les adversaires pataugent ranime d’un côté le traumatisme de la Shoah, de l’autre celui de la Naqba. Terrifiante régression, impasse totale.
Je n’ai pas beaucoup d’amis juifs en France ou dans le monde, encore moins d’amis arabes ou musulmans. J’aurais voulu parler de tout ceci avec Abdelwahab Meddeb, hélas si vite disparu, ou avec Antoine Spire, qui n’est pas ces jours-ci dans sa meilleure forme. Je songe à Leonard Cohen, disparu lui aussi mais que nous aimons tant, la littérature, la chanson peuvent-elles quelque chose pour nous en ces temps de détresse (« Warum dichter im durftiger Zeit ? » comme demande à peu près Hölderlin que tu connais bien). Que lis-tu qu’écoutes-tu ces jours-ci, à quoi accroches-tu tes raisons de vivre, ou d’espérer ?
J’ai souvent pensé depuis ce fatal 7 octobre que si beaucoup d’enfants d’Israël avaient ta culture, ton tempérament, nous n’en serions pas là. Et je ne peux m’empêcher d’employer ce nous, désormais interdit, tellement la situation nous embarque, nous solidarise. Que faire, à qui parler ? Comment (pour employer une expression chère à Watzlawick et à quelques thérapeutes) recadrer ou « sortir du carré » ?
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