Vous êtes venus en masse, très chers amis, accompagner Brieuc et nous entourer à la cérémonie si douloureuse du funérarium, où votre présence nous fut indispensable. Je nous revois, Françoise et moi, recevant vos mots balbutiés quand tout fut fini ; le rideau des larmes ne vous empêchait pas de nous toucher, de nous embrasser, et c’était l’essentiel. Plusieurs venaient de Bordeaux, de Marseille, de Paris, que nous connaissions à peine, « pour Brieuc j’aurais traversé l’Atlantique » nous confia Guillaume qui arrivait de Bruxelles où il travaille à la Commission européenne, et y repartait le soir même.
Fleurs déposées par Louise sur ce blog
La salle du funérarium ne contient que deux-cents places (dont cent-cinquante assises) et vous demeuriez nombreux au dehors, à stationner devant les baies vitrées d’où le haut-parleur diffusait la cérémonie. Pourquoi venir parfois de si loin quand on a si peu à dire – car la mort coupe presque totalement la parole, et les mots de condoléances se ressemblent ? J’ai songé que votre foule était semblable à une manifestation ; dans la manif aussi on ne sait trop quoi dire, une fois épuisés les slogans, mais ceux qui payent de leur personne pour descendre dans la rue bouillonnent d’une colère ou d’une émtion essentielles, qui s’articulent moins qu’elles ne se montrent. J’y suis en personne, clame le manifestant, et c’est ma présence qui compte (et que les reportages comptabiliseront contradictoirement, 100000 prétendront les organisateurs, 20000 corrigera la Préfecture de police…). Une manif ne pense pas, elle pèse ; excédés des jeux symboliques de la re-présentation (syndicale, parlementaire ou médiatique), les intéressés court-circuitent celle-ci par leur présence physique, irrécusable, en obstruant les rues, la routine ou le train-train ordinaires.
On a beau échanger des lettres, des couriels ou des coups de fil, voire envoyer des fleurs, il arrive de même un moment dans les affaires humaines où ce qui compte vraiment, c’est d’y être pour quelqu’un, au-delà des mots et de tous les signaux équivoques de la présence. « Pour Brieuc j’aurais traversé l’Atlantique » – point barre ! Tes funérailles ont pesé lourd, tu as « entraîné » cet après-midi là (il y a deux semaines aujourd’hui) deux-cent cinquante à trois-cents assistants, parmi lesquels Michel Destot, lui-même ému car grand montagnard, et sept ou huit élus du Conseil municipal.
La frustration de ceux qui viennent en foule est intense, évidente car quoi se dire, quoi faire dans un moment pareil face au cercueil, au trou de terre ? Et pourtant cette incapacité révoltante semble justement la chose même à montrer, à manifester : on accourt à l’enterrement du mort pour constater qu’il est trop tard, qu’on n’y peut plus rien ; l’élan de la vie, son ressac s’arrêtent là, au bord de cette boîte vernie. Les témoignages bouillonnent, balbutient et refluent en larmes, en gestes inaboutis : nous ne montrons ou n’échangeons, réciproquement, que notre incapacité, notre vulnérabilité ou notre stupidité devant l’irréparable. Nous n’aurons su dire, ou pu faire, nous n’aurons donc été que cela. La maladresse, l’étranglement de la voix deviennent l’essentiel du message ; des condoléances réussies seraient nécessairement maladroites ou ratées. Comme serait suspecte de fraude une déclaration d’amour trop élégante ou fleurie. Et c’est pourquoi les paroles que m’inspire la berceuse de Cohen me hantent, nous sommes tous des bébés face à ta mort.
Tous les messages (très nombreux) que nous recevons ne franchissent pas l’épreuve de l’authenticité. Avant de ranger ces lettres dans une boîte, j’y réponds par un faire-part montrant Brieuc souriant, entouré de sa femme et de ses fillettes ; quand l’adresse manque, j’envoie sa copie numérique par mail mais je sais que le chagrin veut du grave, du lourd (une lettre dûment affranchie), et que les échanges d’octets ne valent pas le papier. Classer ces lettres ? Des plus touchantes aux plus détachées ? Certain messages frappent en effet par leur froideur, leurs formules convenues. Combien disent « s’unir par la pensée » mais dont nous sentons bien, sitôt ces mots écrits, que leur conscience va bifurquer, s’alléger de ce fardeau inutile ? Car que veut dire s’unir ? « En pensées » ?
Je ne crains pas, écrivant ceci, de froisser tel ou tel car les lecteurs de ce blog font justement partie du premier cercle, de ceux qui accompagnent et qui cherchent Brieuc au-delà des mots et des images que je m’efforce ici de trier. D’articuler. « Obsèques », ce beau vocable tiré du latin désigne le cortège de ceux qui méditent et qui pleurent. Qui cherchent Brieuc… Oui, d’une certaine manière ceux qui portent son deuil n’arrêtent plus de le guetter, le cœur battant au moindre signe, comme sa petite Alice (deux ans) sursautait dès qu’il avait quitté la pièce, « où il est Papa ? ». Nous cherchons Brieuc, nous n’arrêterons plus de te chercher. Tes photos (qui affluent elles aussi en grand nombre) m’étonnent, Brieuc en rando, Brieuc dans les soirées d’amis, nous te découvrons différent là où nous ne pouvions te suivre. Nous mesurons la profondeur ou la diversité de ta vie, qui ne nous était pas réservée.
L’intérêt de ce blog – que Françoise dans son grand désespoir a pu me reprocher – est de maintenir autour de toi une espèce de chapelle ardente. Beaucoup viennent y piquer leurs fleurs, leurs cierges, ajouter un mot ou une image, cela finira par faire une prairie votive, une tapisserie tissée de pensées et de baisers (merci Louise pour cette « jachère, véritable tourbillon de fleurs en liberté. Elles sont dans ma Charente aimée, mais je ne sais pourquoi, elles m’évoquent aussi les prairies en montagne que je ne connais pas. Vous savez mon amour des photos, c’est donc pour moi de « vraies fleurs » que je dépose sur la tombe de Brieuc, avec toute mon affection »). Merci d’avoir déposé à côté de notre chagrin un peu de ton propre deuil.
Les deuils font la chaîne, ils s’épanchent entre eux et s’épaulent ; le partage est la seule issue. Que partageons-nous si intensément, si maladroitement au cours de ces jours sombres sinon la conscience de notre propre finitude ? Nous vacillons au bord du néant mais nous savons que pour quelques temps encore notre vie désigne l’ensemble des forces qui lui résistent, qui retardent l’engloutissement. Les fleurs disent cela à leur manière, quel éclat provisoire ! Mais après quinze jours, il va falloir jeter à la voierie ces merveilleux bouquets. « Passe, oiseau passe, et apprends-moi à passer ! » (je re-cite Pessoa) Fleurs, larmes, amis, apprenez-nous à perdre, à nous déprendre…
L’amitié, l’amour véritables ne sont pas forcément des ajouts ; ils creusent en nous, ils nous fragilisent et nous rendent friables. Vieillir, pleurer un mort ou le veiller, c’est aviver la conscience de ce qui éperdument nous manque, l’évidence du vide au cœur du tourbillon de nos vies.
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