Une récente restriction issue de la woke et de la cancel culture,dont j’ai déjà traité sur ce blog, nous accule à la tyrannie du particulier et aux assignations du genre : seule une lesbienne peut parler pour une lesbienne ou la comprendre, seul un acteur noir peut jouer au théâtre ou au cinéma un noir, et c’est à la victime, et à elle seule, de raconter et de scénariser ses épreuves, toute reprise par un tiers de sa parole ou de son cas frisant l’usurpation, etc.
L’idée ou l’idéal universalistes, jadis régulateurs, se trouvent supplantés par les revendications infinies d’un corps, d’une histoire, d’une aire géographique ou d’un récit qui font de chaque individu un être à part, autonome, non substituable ni représentable par aucun autre. Pour reprendre la distinction utilisée par Debray, la ligne-chair tend à éclipser dans nos débats, nos raisonnements ou nos imaginaires une antique et plus abstraite ligne–verbe à laquelle l’école et le jeu de nos institutions nous avaient (non sans peine) éduqués. Cette bifurcation, grosse d’une crise de la représentation, mérite examen.
Ligne-verbe, ligne-chair…
Cette distinction semble assez claire au théâtre ou au cinéma : les mots y sont donnés par le script ou un texte d’avance écrits, que l’acteur interprète en leur apportant la singularité de son énonciation ou de son expression, en bref son caractère et son corps. En psychiâtrie de même, l’hystérie de conversion ou les manifestations de somatisation montrent (par un symptôme ou une posture du corps) ce que les mots échouent à dire, ou l’esprit à se représenter : un eczéma, des crampes d’estomac, un accès de pelade « parlent » au-delà de ce que le patient peine à articuler… La ligne-verbe dit, la ligne-chair montre ; et ces deux registres du dire et du montrer n’ont pas la même sémiotique, l’un relevant de l’ordre symbolique, le second plus riche en indices… Il n’est pas vrai, selon l’illustre formule qui clôt le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ; ce qu’on échoue à dire, il reste à le montrer.
Une ligne-chair se trouve de même préférée ou surgit dans nos échanges de messages chaque fois que du corps, dans sa singularité ou son ineffable expression, est invoqué et sacré ultima ratio des arguments. Il est clair que mon corps, ma biographie ou (titre d’un dernier livre d’Edgar Morin) « ma voie » sont d’une absolue singularité, nul ne peut les emprunter, les endosser ni s’en réclamer à ma place. Mais cet ordre physique, que le latin exprime par le pronom ipse, constitue-t-il l’alpha et l’oméga de la personne ? Celle-ci n’est-elle pas insérée dans des communautés plus larges, qui vont jusqu’à l’humanité, à laquelle la Déclaration des droits de l’homme a accolé le pronom idem pour souligner entre les sujets, au-delà des différences de surface et de tous les particularismes, leur commune égalité (et leur égale dignité) ?
Celui qui s’enferme dans la ligne-chair ne veut pas voir si loin ; il invite en revanche chacun à exprimer la part la plus profonde, ou authentique, ou physique, de sa sensibilité ; il dénonce pour cela la tyrannie des mots, de la raison ou du débat ; il fait sien l’adage « des goûts et des couleurs on ne peut discuter », pour en appeler à l’ordre supérieur (ou inférieur mais imprescriptible) des corps, pour le coup muets mais tellement sensibles !… Cette tyrannie de l’authenticité, ou d’une ineffable « expérience des sens », heurte frontalement les efforts de l’argumentation, et coupe court à bien des discussions réduites aux affrontements des petits moi-je. Chaque fois que votre interlocuteur se retranche dans cette forteresse de l’expérience vécue ou du corps sensible en vous disqualifiant comme raisonneur, verbeux voire « intello », il est sûr de rallier tous les suffrages de ceux qui n’accèdent pas, plus que lui, à l’articulation verbale ou à la généralité du concept. Mettre en avant son corps, ses humeurs, sa propre histoire peut de prime abord paraître sympathique, mais cela tourne généralement à la défaite du logos ou d’une raison un peu partagée.
Donc au conflit ou à une mêlée de tous contre tous ? C’est ici qu’il convient, avec la sémiotique, de réintroduire et d’examiner les mérites comparés de l’ordre symbolique (en gros celui du langage articulé et des mots) ou d’une communication simplement indicielle. Notre langage superpose aux grognements, aux caresses, aux soupirs que nous émettons par nature une construction plus abstraite, doublement articulée et qui réclame toute une éducation, suivie d’un effort d’attention, de mémoire et de séquençage : l’ordre symbolique, qu’il soit constitué de phonèmes, de lettres ou de nombres, se chiffre et se déchiffre linéairement, et selon un code que nul locuteur n’a inventé ; ce monde symbolique est par excellence commun, tel que personne ne puisse s’en dire le maître, et on ne l’utilise qu’en lui obéissant.
Notre voix en revanche, ou notre écriture manuscrite, sont toutes capitonnées d’indices qui représentent autant de variations individuelles ajoutées par chaque énonciation en marge du code (et de sa contrainte) symboliques. C’est cette part indicielle que le chien perçoit, et comprend cinq sur cinq dans les phrases adressées par son maître ; l’indice, le seul canal de nos communications avec les animaux, demeure un signe toujours et encore physique ; il constitue, pour le dire plus précisément avec Peirce, « un fragment arraché à la chose », une odeur, l’inflexion d’une voix, une rougeur sur l’épiderme (ou dans le ciel), la fumée pour le feu, etc.
L’indice signifie par nature comme une trace, un reste ou un fragment, métonymique, d’un ensemble plus vaste ; il ne s’ajoute pas au monde mais est prélevé sur lui, ce n’est donc pas un artefact comme sont généralement les images (celles qui ne relèvent pas des empreintes), ou l’ordre symbolique des lettres et des chiffres. « Les mots sont-ils par nature ou par convention ? » On sait qu’en réponse à cette question débattue par Socrate, Hermogène soutient la seconde thèse, moderne ou conforme à la linguistique fondée par Saussure, tandis que Cratyle défend l’origine par nature ou par onomatopée de nos éléments de langage, en multipliant à l’appui de sa thèse de cocasses ou savoureuses étymologies… Pour lui le langage est d’abord physique, et provient du frottement des corps. Notre modernité vérifie la thèse d’Hermogène, mais ne réfute pas entièrement Cratyle, qui a raison pour ce qui relève de certains emplois de la parole(ce terme désignant le langage quand il se fait dans la bouche ou en situation d’énonciation), et par exemple dans ses usages poétiques, qui s’efforcent de remotiver les mots en corrigeant leur arbitraire… Plus généralement, nos communications esthétiquestournent autour de certaines composantes irréductiblement physiques des messages (de l’art, mais pas seulement) : formuler un jugement de goût, ou avec goût, en y mettant du style (qu’on peut définir comme le poinçon d’une expression singulière), c’est apporter un peu de son corps.
Cette communication esthétique qui infiltre largement nos échanges ordinaires y a toute sa place, et nous lui devons nombre de jouissances et de réussites dans les tournois de l’argumentation. On peut cependant s’alarmer, en marge de celles-ci, des progrès d’une communication qui ne serait qu’esthétique, ou soumise en dernier recours à la tyrannie des sens : ça me plaît/ça ne me plaît pas, c’est super, c’est géant, j’te raconte pas !, etc. Cette montée en puissance du corps avec ses indices risque non de stimuler mais de couper la parole ; ce nouveau cratylismevient supplanter les signes plus abstraits, ou symboliques, de la langue vernaculaire et en général de la représentation ; rivés que nous sommes au piquet d’attaches sensibles perçues comme ineffables, uniques et non substituables (non négociables), nous naturalisons notre culture, et nous payons cette restriction d’une érosion de nos performances logico-langagières.
… et crise de la représentation
L’ordre symbolique, en détachant nos sens de la présence réelle des choses, nous a ouvert un univers plus abstrait qui, sans être forcément plus riche, dédouble notre monde et le transcende. L’ordre des indices n’a pas cette vertu de coupure sémiotique, il nous laisse corps parmi les corps, en pleine immanence. La culture de masse, qui accompagne la diffusion de la culture véritable comme sa déformation ou sa grimace, montre bien cette allergie à la représentation, au détachement ou à une vie symbolique des signes, qu’elle rabat sur la proximité des indices et la chaude matérialité des corps. Fuyant les généralités et l’abstraction des concepts, peu favorable à l’interlocution contradictoire des débats, elle fonctionne par agglutinations : elle recolle, indiciellement, le signifiant au référent, elle valorise la présence et l’évidence physiques au détriment des douteuses représentations, elle préfère les décharges de l’émotion, de la rêverie ou du rire aux enchaînements de la raison, elle demeure toujours et en tous domaines attachée aux corps.
C’est son corps encore que mettra en avant un dictateur, pour s’attirer les faveurs du grand nombre, plus sensible au roulement des pectoraux qu’à de longs discours, et l’on sait l’usage sourcilleux de cette exhibition par un Poutine ou un Trump.
Mais d’une façon générale, toute notre culture semble aimantée ou invinciblement attirée par les performances physiques, si l’on songe à la place tenue par le sport dans nos grilles de programme ou, dans un ordre voisin, à la consomation d’images et de films pornographiques sur la Toile : une immense part de l’attention accordée aux médias se trouve ainsi rabattue sur une ligne-chair qui ne manque jamais d’arguments autrement éloquents, face aux discours venus des élites et de la chaire !
Ces attaches physiques peuvent aussi servir de caution aux affirmations primaires et à la persécution des fanatiques ; c’est ainsi que, dans certains procès en blasphème intentés par l’intégrisme religieux, un texte ou un geste seront pris au pied de la lettre ; ou que le second degré, l’humour, une blague seront perçus comme autant d’offenses par des inquisiteurs féministes, antiracistes ou LGBT. Un espace de respiration, de semblant ou de jeu se trouve ainsi frappé d’interdit, toute une vie symbolique des signes en est décapitée. Ces groupuscules s’entourent de patrouilles armées d’articles de code, de foi, de tribunes qui propagent la chicane et traquent les suspects. On ne plaisante pas avec l’offense (grief devenu péché capital) ; ces cultures groupusculaires gèlent une parole qui ne joue plus. La susceptibilité ou la crainte de l’autre y deviennent telles qu’on voit surgir sur certains campus américains des safe spaces, des lieux et des cours où l’étudiant est sûr de ne pas faire de mauvaises rencontres, de croiser des images ou d’entendre des propos qui pourraient choquer sa foi, ou ses convictions.
L’universel malmené
Dans ce nouveau monde ainsi émietté, saturé d’allergies et de phobies des contacts, l’ouverture démocratique se referme, toute re-présentation s’apparente à une supercherie, l’empathie envers l’autre ou le frayage avec l’altérité à une dangereuse aliénation. Et l’idéal des Lumières, qui luttait contre les mœurs barbares fomentées par la religion et d’ancestrales coutumes, se trouve assimilé à l’arrogance du mâle blanc occidental toujours suspect de colonialisme. L’irruption au Capitole, en janvier 2021, d’une foule ivre de rancune contre ces-élites-qui-nous-représentent-si-mal, et parmi elle cette image, qui a fait le tour du monde, d’un homme affublé de cornes et de peaux de bêtes (agitateur du mouvement QAnon arrêté depuis) jusque dans le bureau de Nancy Pelosi, en disent long sur notre crise de la représentation : le jour même où l’élection en Georgie faisait basculer la majorité au Sénat, la profanation de ce sanctuaire de la démocratie mit en pleine lumière l’irréconciliable affrontement entre ceux qui jouent le jeu de l’élection, et les adeptes du complot et des fake news martelées dans chaque discours par un président-vociférateur.
Une idée universelle s’est alors trouvée alors battue en brèche, comme l’a déclaré solennellement Emmanuel Macron au vu de ces images, dans son allocution nocturne postée depuis l’Elysée. Il faudrait pouvoir développer ici les tribulations de cette invention de l’universel, née notamment en Grèce (mais pas seulement), et son déclin dans notre nouvel éco-système. En commençant par souligner le paradoxe des bonnes intentions : on voit ainsi des anti-racistes combattre l’universalité du genre humain, où ils dénoncent le cheval de Troie d’un Occident colonisateur, démolissant du même coup un des plus sûrs remparts contre le racisme. On voit, au nom du respect des cultures toutes éminentes et par définition souveraines, admettre jusque sur notre sol le mariage des fillettes et leurs mutilations sexuelles… On tolère, au nom de la tolérance, des discours fanatiques ou particulièrement intolérants. La culture dans chaque cas se retourne en clôture, la communauté en communautarismes. Et les deux sens du mot cultureaffichent leur divergence radicale, vers l’idéal émancipateur d’un universel ou vers le repli tribal ; en enfermant chacun dans ses origines, en valorisant la défense des minorités, toujours plus nombreuses et plus exigeantes, fermées à tout ce qui n’est pas elles, il arrive que le monde de la culture creuse sa propre tombe.
Je trouve très éclairant, pour nos études de communication et par exemple pour nourrir les débats et querelles à venir autour de la campagne électorale et des styles de nos différents candidats, de garder en tête cette alternative (qui n’existe que de façon polaire, et admet tous les métissages). Nos deux « lignes », typiquement antagonistes-complémentaires, concourent également au bon acheminement des messages et aux succès de nos communications. Mais si le corps empiète trop sur les ressources de la parole, un horizon d’entente se dérobe, et les hommes éveillés (« woke ») qui, selon la formule d’Héraclite « habitent le même monde », risquent de retomber dans la guerre de tous contre tous.
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