L’Inensevelie, chap. 2

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Je poste ici la suite de notre « feuilleton » (2/12).

Chapitre 2

Qui est cette femme qui s’élance à soixante-et-un ans sur les routes ? Quelles rencontres, bonnes ou mauvaises, lui font en chemin garder le silence ? Rancune explicable contre les conditions de son existence ? Rupture rageuse, quoique momentanée – « J’ai besoin d’y réfléchir quelques jours » – ou geste irréparable ? Ces questions tournent sans issue dans la tête de Pierre, et le renvoient à l’énigme plus générale de l’effacement de leur mère, du temps de sa présence même. Il sait maintenant à quoi employer ses séances chez Hache.

– Faute de retrouver matériellement sa trace, il me faut une bonne fois chercher quelle personne est ma mère, la regarder en face… Il faut, tenez, c’est un mot à elle. Depuis dimanche, je m’aperçois que je connais à peine cette femme, que j’ai grandi sans elle. Excusez-moi, les mots sonnent faux, cette femme ne convient pas si je veux parler d’elle…

–                    Voulez-vous dire que vous ne pouvez penser à elle comme à une femme ?

Pierre sourit des reprises ostensibles de Hache qui, dans ses très rares interventions, se contente de lui retourner ses propres mots suspendus à la pince à linge des guillemets, comme on met une culotte à sécher sur le fil, gros malin va, ton truc est un peu lassant !

–                   Si vous voulez. Rappelez-vous ce que j’ai dit ici à ma première séance, malgré le cadre que je trouvais ridicule (il se retient d’ajouter, « et ta binette qui ne me revient toujours pas », c’est vrai qu’il a plus d’une fois pensé déguerpir, il avait pourtant soigné son entrée), « Je suppose que je viens ici faire l’enfant », avant d’enchaîner je crois sur cette image, « La suite de ces séances me fait d’avance l’effet d’une entreprise aussi bizarre que lancer un pont sur la mer »… L’absence de pilotis voyez-vous, le mouvement incessant du flux et du reflux, avec ce sentiment d’être sans repère, sans prises devant la chose à dire. J’essaye comme on se jette à l’eau d’aller au principal, à l’évidence qui porte mon enfance… Porter, voilà un mot essentiel… (Pierre écoute le verbe s’enfoncer en lui, il croit deviner que par derrière Hache le déguste aussi.) C’est ça, ma mère ne me prend pas dans ses bras, ne me porte pas. Banal n’est-ce pas, qui supporte bien le sevrage ? A qui le sein n’a-t-il pas manqué ? (Pierre s’interrompt, le temps d’éprouver l’intimité éblouissante du blotissement contre une robuste doudou africaine, fantasme des peaux frottées, regret de n’être né négrillon, élevé dans la chaleur, la salive, les mouches…) Vers douze ans, je m’écrasais le nez avec la main dans l’espoir de leur ressembler.

–                   De ressembler aux seins ? (Hache n’est plus synchrone, il a raté un enchaînement.)

–                   Aux négresses ! Je les rangeais dans mon album de timbres, A.E.F., A.O.F., Côte des Somalies, Mozambique, Nyassaland…, je les passais en revue au lit, de toutes les couleurs entre leurs petits cadres de dentelles. Non, je voulais parler d’autre chose que d’une histoire ordinaire de sevrage, notre mère avec nous était stricte, je veux dire étroite, pincée, tirée à quatre cordons. (Il revoit la bouche aux petits plis rayonnants, comme l’étranglement d’une bourse ; certains jours, un anus.) Le contraire d’indulgente ou d’aimante. Il me semble qu’une mère c’est d’abord enveloppant, quoi qu’on fasse. Qu’on est toujours dedans, compris par elle, dans une entente complice… Chez nous le regard était incompréhensif, plus souvent soupçonneux qu’approbateur. Nous passions notre vie sous l’œil d’un juge. Le contact était querelleur, ou du moins tâtillon, il s’agissait de tout évaluer en fonction d’une certaine échelle sociale, d’autant plus sévère qu’elle était courte et apprise. Toujours les autres s’interposaient.

–                   Hmm hmm…

–                   Ma mère a beau s’en défendre, elle pense en notable de province, asservie au qu’en dira-t-on… (Mot difficile, venu de la grand-mère et de la mère de Pierre où le redoutable animal n’était évoqué que par dénégation, nous nous moquons bien, nous autres, du Kandiraton.) Elle a gagné dans la société sa place et s’applique à la mériter, surtout ne pas descendre ! Elle n’invente pas son monde, elle le copie en respectant les conventions. Par exemple à la maison on mange bien, c’est-à-dire copieusement, mais sans originalité. Sa table est d’une scrupuleuse régularité, dans les horaires comme dans l’apparition des plats. Que de complications si je débarque sans prévenir, ou de fâcheries si, attendu, j’arrive en retard ! Le même ordre un peu étriqué règne dans l’habillement, ou la décoration de la maison. Ma mère n’est pas très douée pour les bouquets de fleurs. (Toi non plus mon vieux, ni ta femme, quand changerez-vous la botte séchée devant laquelle tu me fais poireauter depuis mars dans ton salon ?) Elle ne sait pas faire chanter une couleur dans une gamme de tons. Pas davantage, avec trois chiffons, se coudre une toilette qu’elle préfère acheter confortable, généralement chère et toujours un peu terne. (« Mon nouveau manteau est un peu excentrique, tu ne trouves pas ? » Non, ce n’est pas l’avis de Pierre ni de Serge, qui n’espèrent plus de leur mère une excentricité particulière.) Comment vous dire ? Elle a tracé autour d’elle une bonne fois le cercle polaire, et s’interdit d’en sortir. Elle a plié sa vie sociale à un tel protocole d’échanges et de réciprocités qu’elle n’a pratiquement pas d’amis. Les rites et l’obsession d’être en tout convenable ont nivelé ses goûts et bridé sa vivacité. On respire mal auprès d’elle, on craint perpétuellement la note fausse. Elle fige ce qu’elle touche. Pharmacienne de formation et faute d’emploi pour son diplôme, elle conduit sa maison comme l’officine qui lui a manqué, par étiquetages, stérilisations et phobie des mélanges. Un jour de colère à notre égard, elle m’écrit que nous représentons « le désordre incarné », je riposte en lui répondant trop durement qu’elle nous a toujours traités comme des bocaux de médicaments. Dans mes cauchemars, la maison resplendit comme une clinique de faïence, nous y vivons sur de petits chariots qu’elle pousse sans bruit entre l’aluminium,le nickel et le verre, bottés, chapeautés et baillonnés de voile blanche…

Pierre s’arrête court. S’il se lance à raconter sa mère, il en faudra des séances ! Quant à tout dire, il est loin du compte. Mais pour cette fois, Hache et lui se sont levés satisfaits. Le docteur dans ce cas lui palpe l’épaule ou le biceps. (Quand me pincera-t-il l’oreille ? maugrée Pierre en dedans, à la fois irrité et content.)

–                   A vendredi, voulez-vous ?

Le billet change prestement de poche et Pierre, perplexe, glisse sur le palier. Psychanalystes ? Gagnent à vous connaître.

 

*

Tout de même… Le peu qu’il a confié au tapir lui donne envie de continuer. Il n’est pas vrai qu’il ait vu en cauchemar la maison transformée en clinique mais qu’importe, ça l’est devenu au moment d’inventer cette vision en séance. Rentrant chez lui, il développe ce thème dont le rythme lui vient en pédalant : Mère aux mains de radium aux bras pharmaceutiques aux paumes de savon aux baisers placebo ô mère parcimonieuse aux paroles ouatées aux paroles excipientes aromatisées aux paroles liophyllisées aux désirs scellés comprimés tamponnés cachetés mère aux gestes dosés aux doigts gantés fuselés aseptisés ô mère sur ordonnance inscrite au tableau B Bayer Sandoz Roussel Uclaf matriculée URSSAF ticket modérateur tiers payant mère en tout modérée lèvres bébia peau de formol respiration d’éther ô pensées gelées toujours sous le thermomètre Vignettes tiroirs roulants prescriptions numérotées inspections précautions sagesse ô vérificatrice derrière ta vitrine tes armoires transparentes plus insaisissable aux doigts que la gouttelette du mercure distance orthopédique fumigations d’absence flacon après usage aussitôt rebouché ô prisonnière sous ta combinaison brillante anodisée gainée comme un suppositoire mère qu’on ne peut sans une grimace d’ironie dire propre Gardienne des bocaux je tends vers toi mes bras de fumée –

A laisser ses pensées courir sur ce registre, Pierre acquiert un élan dont bénéficie la séance suivante :

– Elle ne sait pas parler d’elle-même, et décourage en retour nos confidences. Son langage est plus dissuasif qu’expansif, je n’attends pas de sa part d’effusion. Elle se méfie de la littérature et elle ignore les arts en général, au-delà de leur fonction d’ornement ; elle se défie d’elle-même autant que des autres. Un rien l’énerve ou la contrarie, mais les mots tendres ou chaleureux lui font terriblement défaut. Je ne l’ai jamais vue enthousiaste, avec l’âge au contraire ses propos ont pris un tour acerbe, une tonalité morne où perce le ressentiment. Comme ta mère souffre, m’a dit Maud lors de notre dernière visite.

–                   Quand cela ?

–                    En juillet. Ce propos m’a surpris, comment n’y avais-je pas songé moi-même ? Je ne pense pas spontanément à la faiblesse de ma mère. J’ai hérité de mon éducation l’image d’une femme forte, dure à elle-même autant qu’aux autres, et à quelques égards implacable. Je ne connais pas, je ne veux rien savoir  de la détresse intime dont cette forte apparence est l’envers probable. Elle se défend c’est sûr. Elle vit suréquipée, crénelée et barbelée, elle fortifie son camp au-delà de ses besoins, de ses moyens, un jour elle va s’apercevoir que les murs, les piques et les chevaux de frise derrière lesquels elle se barricade la regardent et l’enferment, qu’elle est l’emmurée vive de ce donjon dont elle perfectionne la clôture. Elle n’aura plus qu’à se coucher d’épuisement au pied de ses défenses, vaincue à sa propre guerre, nul ne l’entendra appeler ni gémir, elle mourra sans bruit, dans son bunker éloigné de tous, oublié, retranché… J’ai cette militarisation en horreur –

–                   Oui ?

–                   Nous habitions un quartier proche des casernes. Le passage des camions bâchés, camouflés, aux phares toujours allumés, chargés de ces hommes en treillis armés et casqués, assis dos à dos, je ne peux pas dire ce que ça me fait, une nausée. Chose curieuse, le jour où je suis rentré triomphalement du conseil de révision avec mon billet de réforme, cette année-là les médecins militaires réformaient à tour de bras pour recruter les E.O.R., ma mère était furieuse et m’en a beaucoup voulu, l’armée venait de rejeter son fils ! …Je reviens à cette image du pont jeté sur la mer. Il y a là derrière des souvenirs précis. Nos premières vacances sur l’océan, à Barbâtre dans l’île de Noirmoutiers. Il fallait pour y accéder en voiture s’aventurer sur une chaussée glissante et provisoire, qui ne se découvrait qu’à marée basse. Son nom m’est resté à cause de l’angoisse, le gois. C’était en 49 ou 50 il me semble, nous avions fait la route dans une onze chevaux Citroën prêtée, ou achetée d’occasion pour l’été, qui avait déjà eu deux ou trois pannes en chemin : le radiateur fumant menaçait de prendre feu, et mon père y remettait de l’eau régulièrement. « Et si on retombe en panne là, en traversant ? – Alors il faudra grimper aux balises », répond Jean-Louis en montrant des poteaux régulièrement espacés, hérissés de crampons et surmontés d’une petite plate-forme. « Grimper en portant les valises ? » J’imaginais le gros carabe noir lentement pris par la mer, et nous là-haut parmi les mouettes, à guetter les secours…

– Cette crainte en appelle une autre, la pêche aux crabes dans les rochers. On s’équipe d’un crochet, on attend le reflux, là encore on ne peut opérer qu’à marée basse, qui découvre les cachettes des gros crabes rouges. Je revois avec précision le combat, ou plutôt la mise en pièces de l’animal qui refusait de sortir. Comment, avec mon crochet, j’extirpais morceau par morceau la bête calée au fond du trou où je faisais craquer mon fer, le bouillonnement, l’écume du crabe, le froissement de sa carapace sur les pierres, les graviers où il tentait de s’enfoncer, et là-dessus le ressac des vagues, la marée qui remonte aux chevilles, aux mollets avec l’impatience meurtrière d’en finir sous l’œil minuscule de l’animal qui me fixe, et dont j’ai déjà dans mon panier la pince terrifiante, inerte. Pourquoi je vous raconte tout ça, docteur ? Parce qu’ici c’est un peu la pêche aux crabes, hein ? Mais qui fait le crabe entre nous, et la marée ? Non, il y a derrière cette extraction autre chose. Le fauteuil dentaire, sous le scialytique. « Pince, mademoiselle… » Mon père se penche, il entre dans la bouche et en arrache un morceau sanglant, l’enfant hurle, suffoque, éclabousse de rouge la serviette, on lui renverse la tête au-dessus de la cuvette…

– La chose m’est-elle arrivée ? Ou c’était ce que nous devinions depuis le couloir, derrière les portes toujours closes. Je revois sortir les plateaux rectangulaires, rouges ou noirs, avec leurs tampons d’ouate gorgés de sang entre les daviers, les presselles, ces fines pinces qui prolongent dans la bouche le mouvement des doigts qui ont réussi à poser au milieu, vilainement tordu, le chicot. Un jour notre grand-père Marcel est venu de Thiers se faire soigner par son fils, il était grand mutilé de 14-18, décoré de la légion d’honneur, c’était avant son remariage avec la gouvernante et que ça fasse des histoires à n’en plus finir… Il est assis dans le jardin après l’opération, crachant du sang, le pantalon relevé sur sa jambe artificielle qui brillait au soleil comme les couronnes d’acier de sa bouche, l’air satisfait. Il faudrait longuement raconter ce cabinet dentaire qui occupait chez nous les deux-tiers du rez-de-chaussée, ou plutôt les deux cabinets, séparés par la pièce de stérilisation, les vécés et le petit couloir toujours sombre au bout de la profonde entrée aux vitraux de couleur. Et comment les patients passaient de l’un à l’autre car celui de derrière, au nord, servait principalement aux anesthésies, c’est dans cette pièce un peu fraîche qu’on remisait le client le temps que la piqûre agisse. Il attendait dans le fauteuil en position légèrement renversée, la tête face aux hautes baies vitrées où s’appuyait le feuillage profond, calmant du grand tilleul aux paumes somnifères.

– Voilà, le décor est planté. Notre mère ménagère sévère, affairée dans les étages ou en bas dans « sa » cuisine, le père tout le jour dans son cabinet et entre les deux Mademoiselle… c’est-à-dire Macha, Marie-Charlotte Guénégaud. Qu’est-ce que nous en savions, nous les enfants ? Il faudrait distinguer entre les degrés du savoir, celui qu’on apprend à l’école, ou dans l’atelier de menuiserie de René, on en parle, on sait ce qu’on peut en faire ou comment l’améliorer. Et à l’inverse les connaissances qui ne se mettent pas en mots, qu’on ne communique surtout pas et qu’on ose à peine s’avouer, un savoir qui ne sert à rien ou pire qui vous empoisonne, fatal. Par exemple, assez tôt, j’ai su que mes parents ne s’entendaient pas.

– Je l’ai su comme en fraude et en marge du reste, ça ne collait pas avec ce que nous vivions par ailleurs, le rituel familial, la routine. Tout aurait bien marché s’il n’y avait eu ces terribles scènes, pas très fréquentes mais régulières, qui revenaient comme la lune, aux repas généralement. La présence des enfants ou de la bonne n’empêchait rien, cela préludait en sourdine, mais la mécanique inexorablement remontée éclatait jusqu’à l’assourdissant final, l’escalade des invectives et des accusations lancées, les chaises renversées, la porte claquée, la tempête qui changeait deux convives en fauves hirsutes, en effigies frénétiques de la destruction et de la haine. Nous, les enfants, subissions tête baissée et les yeux dans l’assiette ce saccage rituel, ou bien nous cherchions réfuge dans nos chambres, estomac noué, jambes molles. La voûte du monde s’effondrait. Au repas suivant à la même table, il fallait reprendre les propos anodins et faire semblant d’oublier. Car en temps ordinaire et aux yeux des autres, notre famille passait pour unie et sans histoires.

–                   Hmm… Ces scènes dites-moi… avaient-elles une raison particulière… déclarée ?

–                   Autant que je me rappelle, ça démarrait sur des bêtises, trois fois rien, un mot dit pour un autre, des histoires de famille, d’argent. J’ai compris plus tard qu’ils se renvoyaient l’un à l’autre, par là-dessous, un motif inexpiable d’insatisfaction, une exigence ou une faim née de la condition du mariage alors que le mariage aurait dû l’assouvir. Cette frustration impardonnable, il n’en fut jamais question à mots découverts. Il n’est pas difficile de la deviner, au vu des événements qui ont suivi – à certaines allusions cruelles ou désabusées qui surgirent entre eux, ou plus rarement de notre mère vers nous. Il y a fort longtemps que notre père a pris pour maîtresse l’assistante de son cabinet ; s’il m’est impossible de savoir à quand remonte cette liaison, j’ai un souvenir précis de sa découverte : j’avais l’âge de lire Tintin et j’attendais avec impatience la livraison de mon journal hebdomadaire. Un jour, voulant entrer dans le cabinet que je savais vide de patients pour m’enquérir du courrier, j’aperçus de profil celle que nous appelons Mademoiselle, ou plus affectueusement Macha, gloussant et sautillant, nue, dans l’entrebaîllement de la porte ; la masse impressionnante de deux seins ballotant me fut un coup de poignard comme si, de mes propres mains, je venais de déchirer sur eux la blouse blanche ordinairement strictement tendue. J’ai reculé précipitamment en comprimant mes battements de cœur, la pièce tournait autour de moi quand mon père a fini par sortir, rhabillé et très pâle, me demandant ce que je désirais. La fois suivante, j’avais seize ans et j’étais moins impressionnable ; c’était à Lourdes, où notre père se rend chaque année comme médecin du pèlerinage diocésain, en emmenant son infirmière, avec laquelle il s’enferma cet après-midi-là dans notre chambre d’hôtel. Pauvre papa, j’ai su depuis par mes frères que ses trois fils l’auront à tour de rôle surpris dans des situations variablement cocasses ou grotesques, mais il fit face chaque fois, en nous opposant la plus grossière dénégation. Cette liaison fut le secret de notre adolescence, mais non sa fable. Cela fait plus de vingt ans que le mensonge dure, et que nous n’en soufflons mot. En faire mention était impensable, et notre mère renforça tant qu’elle put le tabou, réfutant et rabrouant durement Serge qui s’était permis, il n’y a pas très longtemps, de lui demander « comment elle supportait une situation pareille ».

– Les gens connaissent bien pire, il suffit de lire les faits divers pas vrai docteur ? La plupart, ceux qui n’y figurent pas, ont su se montrer accommodants. Survivre, c’est arrondir les angles. Le malheur chez nous, c’est que ça ne s’arrange pas. Yvette se ronge, et elle enrage, à preuve ce jour où elle avait croisé dans le jardin sa triomphante rivale, sortie étendre le linge de la stérilisation ; à table au dîner, elle exigea à la face de Jean-Louis que « Mademoiselle » n’y reparaisse plus, « sinon, ajouta-t-elle, je lui arracherai les yeux ». Au mouvement des doigts qui accompagna ces paroles, nous avons su qu’elle en était capable.

– Un autre jour nous écoutions Jacques Brel chanter On n’oublie rien, il aura marqué mon bachot ce disque-là ! « Ça c’est bien vrai » approuva ma mère, une flamme dans le regard. Une autre fois encore, à propos de sa nuit de noces, elle eut ce mot précis dans un soupir, « on en attendait tellement, et on n’a rien »… Dois-je parler de cette – oui pourquoi éviter le mot, il est plausible si j’en crois certaines allusions – de cette frigidité de ma mère, qui s’entend d’ailleurs au-delà du sexe, comme une réticence générale à accorder sa présence ou sa chaleur, à se risquer, à donner ? En s’interdisant d’exprimer son désir ou de manifester sa sexualité autrement que dans ces paroxysmes dévastateurs où ils se jouaient l’un à l’autre la scène de leur frustration, de leur exaspération, je crois comprendre que ma mère m’a longtemps rendu insurmontable l’expression de la mienne. Le désir que m’inspirait une femme se doublait aussitôt du sentiment qu’elle-même ne pouvait aucunement le ressentir. La non-réciprocité dans ce domaine était pour moi d’évidence. Et si je faisais donc les premiers pas, j’étais sous mon masque humain un monstre à ses yeux incompréhensible, une sorte de bête que l’autre allait traiter en conséquence. D’où d’interminables travaux d’approche avec double jeu, ruminations conjuratoires et pour finir regrets cuisants, toute la stratégie du timide que j’ai été durant ma longue adolescence. J’ai changé sans doute, j’ai vérifié au rebours du schéma maternel que les sexes n’étaient pas voués à l’éternelle séparation, à l’idéalisation ou à la guerre – et cette révélation, bien tardive, m’a précipité dans d’autres conduites. J’attends du sexe un peu trop, si ce lien manque ou se relâche c’est toute ma vie qui se défait…

–                   C’est très bien, cher… Ce récit m’intéresse beaucoup. Vous le reprendrez, n’est-ce pas ? C’est cela, à mardi. Merci.

 

*

 

Pierre a pris goût à se raconter. Il retrace pour Hache la formation supposée de ses émotions, il s’efforce de débrouiller l’héritage, ce que l’enfant doit à ses parents et qu’il répète d’eux, et ce qu’il rejette de toutes ses forces ; ce qu’il croit haïr et ce qu’il persiste à aimer. La disparition maternelle fouette son désir de faire le bilan, ou le ménage dans ses sentiments.

Disparaître… Laissons flotter le mot sans lui donner son sens fatal. A l’âge qu’elle a, soixante ans passés, une femme refait-elle sa vie ? Un homme à la rigueur, à preuve son père qui aimerait tant convoler avec Mademoiselle. Mais le monde de ces gens est ainsi fait qu’une femme s’y trouve pressée comme un citron si elle n’a pris, avant cet âge, la précaution de se constituer une assiette indépendante. De quelles ressources disposait leur mère en cette fin de septembre ? Matériellement, peu de choses. Dans les discussions orageuses qui empoisonnèrent l’été de l’année précédente, son mari l’avait menacée, en cas de divorce, de ne rien lui laisser. Devant la menace juridiquement peu tenable, elle avait reculé. A sa filleule Elisabeth qui lui prêchait la séparation, elle répondit en souriant tristement qu’elle ne pouvait l’envisager, n’ayant rien en propre.

C’est vrai, Jean-Louis a toujours décidé pour elle. Depuis leur mariage il l’a mensualisée, lui accordant une somme fixe pour les dépenses ménagères, l’habillement et divers frais d’entretien. L’ensemble est calculé trop juste pour lui permettre de manœuvrer indépendamment. Lui jongle avec divers capitaux qu’il réinvestit dans des parcelles de forêts, et dans l’aménagement indéfiniment étendu et repris de leur maison d’Auvergne. C’est son pays, non celui d’Yvette qui aurait préféré à ces achats de bois celui d’une maison en bord de mer. Quiberon lui plaisait particulièrement et il y aurait eu là-bas, quand la famille y campait en vacances à la fin des années cinquante, plusieurs occasions à saisir. Mais lui préférait les opérations forestières, qui engloutissaient tout. Avec son diplôme de pharmacienne, elle espéra longtemps s’établir à son compte ; non certes en achetant une officine, beaucoup trop coûteuse, mais en acquérant des parts dans celle où, plusieurs années durant, elle s’embaucha dans ce but comme associée. Le jour où les parts furent à vendre, Jean-Louis qui détestait ces velléités d’indépendance n’eut pas d’argent pour les acheter ; et elle, fatiguée de faire la vendeuse sans autre perspective, renonça pour reprendre à la maison son emploi de servante soumise.

Cette existence somme toute rangée a deux fois frôlé la mort volontaire. La famille n’en parle jamais. En 78, à la suite d’une altercation plus violente que les autres, Yvette a voulu mourir. Elle est montée dans la chambre d’amis près du grenier, où elle s’est couchée après avoir absorbé une dose de barbituriques. Celle-ci était-elle mal ou trop bien calculée, elle est restée insuffisante. Yvette a dormi longtemps avant que Jean-Louis n’appelle un confrère, qui décida immédiatement son transfert en réanimation. Cet épisode violent est demeuré mystérieux. De la clinique sa mère a téléphoné à Pierre mais sans rien dire du drame, jouant la perte de conscience, l’accident. Il a su par ses frères combien elle avait été secouée psychologiquement, et la conduite passablement enfantine du père, ne voulant d’abord rien savoir, puis la traitant en irresponsable.

C’était pourtant la deuxième fois qu’elle montait ainsi aux extrêmes. La première, en 59 paraît-il, ils étaient trop jeunes et n’avaient rien remarqué. C’est leur père ces jours-ci qui leur révèle ce « passé de suicidante » d’Yvette, en racontant par téléphone à Pierre qu’elle avait dans ce but truffé les placards de la salle de bain de drogues variées, comme un écureuil remplit ses caches ; naturellement il lui a confisqué son arsenal de poisons, mais ne l’a-t-elle pas ailleurs reconstitué ? Il ferait mieux de s’interroger sur les raisons d’un comportement aussi lourd de supplications ou de menaces, mais Papa qui se flatte d’accompagner chaque année à Lourdes les malades, et d’alléger leurs peines à force de patenôtres, n’est pas spécialement attentif aux prières de ses proches. Pour parler poliment, il s’assied dessus.

Est-ce d’être née en août sous le signe du Lion ? Avec son allure fière, sa haute taille, ses cheveux gonflants et son profil impérieux, Yvette peut faire illusion. En ville certains jours, elle circule avec l’allure d’une frégate amirale, et en impose aux commerçants. Quand on la connaît mieux, ou si elle évolue loin de son milieu, elle étonne au contraire par son manque d’assurance. Un trait bien caché de son caractère, c’est la crainte de ne pas être à la hauteur. D’où ses replis sur la maison, son zèle ménager et la progressive restriction de son espace vital. Ayant élevé trois enfants, elle n’a pas su les remplacer ; elle a continué à gérer la grande baraque, les repas et le linge conjugal, et pris ce job sans avenir à la pharmacie. Pour son malheur elle n’est portée ni à la rêverie, ni à une forme particulière de vie intérieure ; pauvre en curiosités intellectuelles, ne lisant guère, elle fuyait les débats d’idées où Pierre et Maud tentèrent plus d’une fois de l’entraîner ; lors de leur dernier passage, elle avait mis fin à leur conversation par la proposition d’éplucher en silence les haricots. De son propre aveu, elle a perdu la foi il y a quelques années et laisse à Jean-Louis, qui a la religion ostentatoire, le soin de pratiquer pour deux – ou de conduire avec Macha le pèlerinage diocésain de Lourdes ! Elle n’a pas, comme Pierre l’espérait, profité de sa tranquillité pour se remettre au piano, et le vieux Pleyel sur lequel lui-même a déchiffré ses partitions de jeune fille se trouve relégué au grenier, désormais inaccordable.

Circonstance aggravante, ses parents ont changé d’adresse il y a six mois. Ce déménagement s’imposait tant l’ancienne demeure était devenue trop lourde pour deux, trop chère à entretenir, mais il l’a bien sûr fatiguée. Remuer et mettre en caisses les meubles et objets de quatorze pièces, et de trente-trois années d’existence, l’a fortement déracinée : Yvette tenait à sa maison, au sens physique du terme, elle en avait fait sa coquille, son squelette. Bien différente d’un appartement dont on dispose en passant, une pareille bâtisse vous possède. Derrière sa haute et large façade gris-lépreux qui ne payait guère de mine, ornée de la plaque noir et or elle-même écaillée du cabinet médical « sur rendez-vous », celle-ci recélait un espace étrangement compliqué, labyrinthes de couloirs et d’escaliers se perdant dans les étages, menant sur quatre niveaux à des pièces en forme de sous-logements, chaque chambre s’entourant de réduits satellites, salles de bain, débarras ou vécés pour garantir à chacun un maximum d’autonomie, le tout prolongé sur l’arrière par un jardin lui-même tarabiscoté mais d’une profondeur fabuleuse : on entrait chez les Argimbault depuis le centre ville et l’on débouchait en pleine campagne entre les hauts murs, les plantations potagères et les frondaisons emplies de cris d’oiseaux.

Le choix de leur nouvelle maison ne s’est pas fait sans drame, mais ils sont heureusement tombés d’accord sur un pavillon situé à la périphérie de la ville, dans le quartier résidentiel du Côteau, dominant la Vesne, une demeure assez élégante au bout de ce long jardin paysagé qui la sépare de la rue, d’ailleurs très calme. Ils vivront dans les trois pièces du rez-de-chaussée, de plain-pied avec les pelouses. A l’arrière, dans un second bâtiment, une annexe au-dessus du garage logera les enfants quand ils viendront les voir. Derrière encore, un potager en friches mais que leur père va reprendre en mains. Pierre découvre tout cela par une belle après-midi d’automne, la vente n’est pas encore signée mais sa mère, avec l’accord de la propriétaire qui y habite toujours, a tenu à lui faire visiter les lieux. Il a tout vu, du lumineux séjour-salle à manger jusqu’au minuscule grenier de l’annexe, chapeautant la grande pièce où ils auront leur chambre. Et il a senti Yvette heureuse et détendue ; matériellement, cette maison peut signifier la fin de leurs difficultés financières, le reliquat de la transaction payant les éternelles dettes de son père ; elle, va se lancer dans la décoration des pièces, refaire les tapisseries, remanier le jardin. Ensuite elle aimerait qu’ils partent en voyage ; Jean-Louis ralentira son rythme au cabinet, ils prendront le temps de sortir, de visiter les enfants, ils vieilliront ensemble.

« Dans ton installation, ne va tout de même pas trop vite en besogne, plaisante à moitié Pierre en la quittant. Sais-tu qu’il faut toujours laisser chez soi une pièce inachevée ? Car s’il arrive que ta demeure soit parfaitement terminée, on dit que le premier invité qui demande à y entrer, c’est la mort. » Lui aussi a cru aux projets de cette calme après-midi de Toussaint.

Mais en février le déménagement a eu lieu, il a beaucoup fatigué Yvette qui n’a pas refait les tapisseries, des querelles se sont élevées autour de l’aménagement du jardin, et six mois plus tard beaucoup d’objets traînent encore dans les caisses, qui dans l’annexe montent jusqu’au plafond de « leur chambre ». La vita nova escomptée tourne à l’aggravation de l’ancienne. Au lieu de liquider ses dettes, Jean-Louis a demandé à sa femme sa signature pour de nouvelles prises d’hypothèques. Elle a cette fois refusé, exigeant de connaître les comptes qu’il lui dissimule, d’où une pénible guerre d’usure. Ils ne voyageront pas, il préfère maintenir le rythme de son cabinet, désormais séparé du foyer et où il a sa vie avec l’autre. Elle, reste seule à l’attendre, éloignée de son ancien quartier, dans cette demeure privée d’échos.  Et les rares, les improbables amis se sont encore espacés. Jeanne, la femme du photographe, est morte d’un cancer à la fin de septembre ; Yvette lui a rendu visite sur son lit d’hopital, où elle l’a vue affreusement décharnée. On l’enterrait trois jours plus tard, il paraît que cette mort l’a beaucoup affectée.

Pierre imagine sa mère au retour de l’enterrement, renouant dans sa nouvelle cuisine le fil des tâches interrompues. Le terrible n’est pas de mourir mais de consentir à cet amenuisement des perspectives, à l’angine atroce des journées. N’avoir obtenu, n’avoir été au bout du compte que cela ? Deux jours plus tard elle-même disparaissait. Avalée par l’absence, escamotée dans sa petite auto… Franchement, ce soi-disant départ vers de nouveaux horizons, il faut se pincer pour y croire !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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