Epilogue
Son voilier est comme sa guitare, aux cordes bien tendues sur le bois vibrant. Chriss en joue du bout des doigts quand le vent porte ; il lui suffit, au moindre ris, d’abattre ou de lofer pour sentir l’étrave se cabrer et éplucher de son couteau l’écorce verte de la vague. L’eau joueuse s’ouvre en caressant la coque et se referme sur leur passage en mille friselis et chapelets de bulles, éphémères tourbillons qui ne laissent qu’un rapide sillage, une ride évanouissante sur la grande peau sans mémoire…
Cela va faire deux semaines qu’ils ont quitté les côtes du Cap Vert portés par les alizés, il en faut au moins une encore pour que surgissent à l’ouest les premières îles Caraïbes où ils vont enfin toucher terre, marcher sans devoir reprendre équilibre sur un appui mouvant, revoir des arbres, des bateaux car ils n’en ont croisé aucun depuis ces quinze jours passés seuls au milieu du soleil, des rouleaux uniformes et des vents. Clara, leur petite dernière, ne voulait plus les suivre, effrayée par cet océan sans mesure ; elle avait bien aimé descendre le long de l’Espagne, puis des côtes du Maroc où ils prenaient leurs repas dans des restaurants exotiques, visitaient des échoppes d’artisans et d’artistes ou causaient avec les familles amarrées flanc à flanc, quelle excitation pour les trois fillettes qui faisaient visiter leurs cabines à ces rencontres de voisinage, et échangeaient leurs jeux tandis que leurs parents ravitaillaient le bateau en eau, en fuel et provisions de bord. Sur ce voilier de quinze mètres, Chriss et Pascale ont quitté pour un an leur mouillage de Port-Camargue en laissant derrière eux leur maison, leur entreprise et leurs amis ; Pascale, la fille de Serge que nous avons quittée sous son fichu d’enfant, en novembre 1981 dans ce salon où elle disposait le couvert du brunch pour son oncle, a maintenant largement dépassé la quarantaine, mais sa belle situation de femme d’affaires aux côtés de son mari architecte ne les a pas empêchés de partir tous les cinq affronter la mer un beau jour, en mettant la clé sous la porte. Après douze ans de mariage, ils tiennent à vérifier que le vaste monde autant que leur vie restent ouverts.
A quoi rêvent les trois sœurs entre leurs DVD, leurs cassettes, les devoirs du matin expédiés au CNED et leur cargaison de Babar ? Si Jean-Louis et Yvette ne s’étaient pas croisés en 1941 à la faculté de Strasbourg, alors repliée sur Clermont-Ferrand, aucune des trois n’aurait ce joli visage. Comment l’histoire de leur arrière-grand-mère va-t-elle se faufiler jusqu’à elles et les toucher ? Le coup de feu sur la tombe de Fontainebleau a épuisé depuis longtemps son écho, le roman noir d’André et de Jeanne ne touche plus personne, d’ailleurs la syphilis se soigne aujourd’hui à la pénicilline, mieux que la frigidité peut-être ; quant à Jean-Louis, dont des mains étrangères à la famille ont dispersé depuis six ans les cendres, compte-t-il plus pour elles qu’un peu de sable jaune au pied des rochers de Franchart ?
Le monde où meurt Yvette est lui-même un monde mort, envoyé par le fond. Les trois filles de Pascale glissent avec insouciance sur ces fosses marines en se disputant un sac de bonbons ou une bande dessinée ; elle ne regarderont pas les films datant de cette incompréhensible époque, et les vêtements qu’on voit aux photographies de Malou les feraient rire si elles devaient les endosser : la camisole, les longues jupes et les hautes bottines à lacets de Jeanne ou de Marie-Louise au sortir de la première guerre ont l’âge des albums de la comtesse de Ségur, elles en parcoureront avec amusement les images mais les dialogues relèvent d’une langue étrangère, imaginent-elles ce que c’était qu’une bonne, la Grande Guerre, un corset ou Monsieur le curé ? La société des deux Yvette, des Julius ou Jean-Louis ne semble pas moins exotique avec sa dureté dans la répartition des tâches et de l’argent, comment se représenter d’ici Clermont-Ferrand ou Antignac sous l’Occupation, le vélo sur lequel l’étudiant en médecine, pour le repas de son mariage, avait rapporté de La Grange à Thiers un mouton ficelé vivant, les petits agendas où les deux femmes consignaient leurs moindres dépenses, les salons Louis XVI où l’on recevait, les deux lits séparés des Chatoux, le pèlerinage de Lourdes ?…
Ce monde était encore organisé en villages étriqués, blottis sous leurs clochers, et l’on changeait de pays en se rendant de Blégis (qui ne s’appelle pas Blégis) à Fontainebleau, de l’autre côté de la forêt. Le temps de même, alors soigneusement clos, s’est brutalement accéléré ; il ne courait pas si vite de la génération de Marie-Louise à celle d’Yvette, entre lesquelles ni le vocabulaire ni les rêves ne semblent avoir substantiellement changé de nature ou d’échelle ; et le docteur Hache lui-même, prisonnier de son décor désuet et de ses jeux de mots, se trouve aujourd’hui classé parmi les robes à panier et les faces à main. Dans ces existences calfeutrées, l’épisode d’Emmaüs avait ouvert quelques mois une brèche vite refermée, c’est avec Serge ou Pierre que les corps, les projets et les images du monde ont pris durablement leur essor, et qu’une autre vie a commencé de battre.
Voici que leurs enfants et petits-enfants vont se suivre, mais ne leur ressembleront pas ; avec l’impiété de leur âge et la merveilleuse injustice de l’oubli, ils inventeront des formes de vie inconnues de Pierre, de Serge ou de Babeth, que ceux-ci n’imaginent même pas. Rien de prévisible ne se dessine encore sur le petit visage de Clara scrutant avec appréhension la mer, on n’y voit rien d’écrit, aucune ride sur ces traits poupins, sinon l’attente anxieuse d’une terre ferme tout le temps de cette traversée où Chriss les entraîne. La caisse de résonance du voilier met en musique les rythmes alternés du vent, des grincements du mât dans la coque et des coups de boutoir des lames tabassant la quille ; sensible au moindre son, Chriss règle le pilote automatique, il peut lâcher la barre, rajuste le thau pour protéger leur carré de l’ardeur du soleil, puis à l’abri de celui-ci s’empare de sa guitare. Chaque soir, il met à jour le journal du bord. C’est ainsi que Pierre a reçu par un mail circulaire les premières images du périple entrepris par sa nièce et sa petite famille, les sauts des dauphins jusqu’au bastingage, les dorades tirées de la mer pour le déjeuner, l’application des trois fillettes penchées sur leurs gribouillages.
Novembre 2012, cela va faire trente-et-un ans jour pour jour que lui-même extrayait, avec quelle émotion, sa mère d’entre les jouets du grenier… Qui cela concerne-t-il encore, qui se penchera pour la déchiffrer sur la tapisserie aux figures mitées de Blégis, ou de Fontainebleau ? Dans les yeux rieurs de ses nièces ou sur la peau burinée des parents, face aux feux follets dansants du ciel avec les vagues, Pierre vérifie que cette histoire n’éclabousse plus personne. Au fil de cette eau vorace si semblable aux fosses du temps, toutes nos traces finissent ensevelies. Les turbulences nées du bateau n’intéressent pas longtemps la mer où les visages d’Yvette, de Macha, de Marie-Louise ou de Jeanne achèvent de se dissoudre.
Fin de L’Inensevelie
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