L’Inensevelie, roman (chapitre 11)

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XI

 Sans appel, elle s’est condamnée sans appel à son propre tribunal invisible, et elle a froidement exécuté la sentence. Elle est partie sans un adieu, sans laisser à l’intention des siens le moindre indice ni billet d’explication. Dans ce cachot où elle s’était elle-même emmurée la parole demeurait baillonnée, privée d’objet ou de portée.

Pourquoi a-t-elle pour finir consenti à cette privation, à ce désespoir calme ? Elle avait perdu la foi comme on dit, moins la religion dont se prévaut bruyamment Jean-Louis que cette confiance tranquille qui donne envie de se lever chaque matin, de bousculer les habitudes ou d’avoir des conversations ; ce qui lui reste de vie se recroqueville dans ce réduit où elle végète sans murmurer sous son masque d’indifférence, bouche sévère peu capable de toucher les autres, ni en retour d’être touchée. A force d’édifier jalousement ses défenses, elle habite le blanc des cellules d’isolement sensoriel où il ne sert à rien de crier, de l’extérieur aucun écho ne filtre, « les siens » n’évoque qu’une présence désaffectée, coquille bonne à jeter.

Elle n’a plus confiance en Jean-Louis, dont elle ne divorcera pas puisqu’ils l’ont déjà fait, leur couple s’est arrêté de battre. Ils vivent ensemble comme on dit banalement, l’un à côté de l’autre sans échanger de signes. Chacun à bonne distance émiette ses pensées, la présence d’Yvette n’émeut pas Jean-Louis, la présence (espacée) de Jean-Louis n’est pas pour Yvette une surprise, un monde qui l’emporte ni une occasion d’épanchement. La rivière de sa vie stagne dans un bras mort où quelques épaves surnagent en boucle ; les projets ont perdu tout éclat, les souvenirs sont blessure au présent, les mots sans écho n’entraînent plus de sous-conversation – « entre eux » est devenu vacant, négligé. Enfermés dans leur quant-à-soi ils se côtoient sans se toucher, de jour comme de nuit faisant lits séparés ; ils croient tout savoir de leur couple, une vilaine odeur de chaussettes, une habitude irritante de renifler ou de traîner dans la salle de bains, l’autre est devenu sans mystère, ils ont épuisé le sujet. Jean-Louis s’est retiré d’Yvette, sa vie l’entraînant ailleurs ; et Yvette qui avait d’abord appelé Louis Jean-Louis, le baptisant de ce prénom pour signifier un nouveau départ et l’ouverture d’une chambre à eux dont il serait la voûte, eh bien Yvette a insensiblement cessé d’appeler Jean-Louis, dont la vie n’émeut plus la sienne, ne la concerne plus. Privé de courant, à sec, leur couple échoué sur le sable achève lentement de se désagréger.

Un jour, Pierre est tombé dans le grenier familial sur le carton à chaussures d’une correspondance, rempli de lettres signées d’Yvette à Jean-Louis, rangées avec leurs enveloppes par ordre chronologique et datées d’avant leur mariage. La passion qui s’y étalait l’empêcha de parcourir plus d’un ou deux feuillets, la jeune fiancée y brûlait pour son bien-aimé, elle lui demandait « comment vivre loin de toi un seul jour », elle pressait pour finir son corps contre le sien et le couvrait de baisers…  Pierre referma précipitament la boîte, comme il l’avait fait de la porte du cabinet dentaire en surprenant Macha nue ; une mère délirante de fureur amoureuse lui était aussi intolérable que le spectacle furtif des deux autres, et il n’en parla pas davantage à ses frères.

Ces lettres de 1941 exprimaient des sentiments d’autant plus brûlants qu’ils étaient alors interdit : les parents d’Yvette ne faisaient pas confiance à cet étudiant en médecine fraîchement démobilisé, et qui ne semblait pas envisager avec tout le sérieux désirable son avenir professionnel. A la suite d’une fête qui avait réuni à Clermont-Ferrand les facultés de pharmacie et de médecine – dans la ville du Chagrin et la pitié on faisait donc aussi la fête durant ces années-là – ils avaient réprouvé le côté carabin du « fiancé », et mis au projet de mariage un veto. Les études du futur médecin prirent-elles un tour prometteur, ou quel gage d’avenir donna-t-il à ses beaux-parents ? Ils s’épousèrent solennellement en juillet de l’année suivante, mais cette union ne semble pas avoir comblé l’attente extasiée de la nuit de noces que les lettres criaient avec tant d’ardeur. Le veto s’intériorisait, quelque chose en « Vetou » se bloquait. Au pied des volcans éteints qui font la chaîne au-dessus de Clermont, la brûlante Yvette se changeait peu à peu en cône de cendres, en pouzzolanes croulantes. « Malade, tu n’es qu’une malade » lui martèlera plus tard Jean-Louis au cours de leurs terribles scènes, sans qu’il soit clairement dit aux enfants de quoi souffrait leur mère. D’excision, supputera plus tard Pierre. Non au sens physique bien sûr, il n’imagine pas sa mère aux mains des matrones, subissant les méticuleuses mutilations qu’un ordre misogyne inflige aux petites filles d’Afrique ou du Moyen-Orient pour les exclure du plaisir sexuel, et les confiner à n’être au lit qu’un réticule à sperme, un sac à porter les bébés.

Yvette semble avoir vécu pareillement amputée, dans son enfance d’abord de fille unique, puis par degrés au cours de sa vie conjugale qui démentit cruellement la naïve anticipation de la correspondance. Il est vraisemblable que le double suicide de Jeanne et d’André, au seuil de sa cinquième année, avait une fois pour toutes imprimé dans son esprit, comme dans l’éducation que lui inculquèrent ses parents, l’équivalence du sexe, de la faute, de la contamination et de la mort. Contre les dangereuses chaleurs associées aux transports amoureux, peut-être décida-t-elle très jeune de demeurer irréprochablement froide, et fit jouer dans ce but et à l’insu d’elle-même un verrou intime : affectivement, psychiquement, leur mère se mutila. Pierre trouve confirmation de cette hypothèse dans quelques photos classées dans la boîte de sa grand-mère et sur lesquelles Yvette, alors collégienne, apparaît coiffée en Jeanne d’Arc, puis dans une fête scolaire costumée en pucelle d’Orléans, petite fille endossant bravement la cuirasse, prête à se jeter au feu plutôt que de consentir à l’étreinte des soudards qui l’entourent.

 

*

Le couple Argimbault pourtant n’a pas toujours connu cette mortification sévère, et ce qui précède donne de leur vie de famille une version un peu trop négative.

Les aînés se rappellent encore, un an avant la naissance de Christophe, les activités qui les mobilisèrent autour de l’hiver 54, marqué en France par les campagnes de l’abbé Pierre. Est-ce Jean-Louis, Yvette ou lequel de leurs amis qui captèrent ses premiers appels à la radio, au cours de ces mois si froids ? La vague de solidarité en faveur des sans-abri connut à Blégis un pic, qui s’imprima dans la mémoire des garçons et ouvrit une brèche dans leur monde cloisonné. Ce ne sont pas seulement leurs parents mais une dizaine de ménages amis, bourgeois catholiques et notables de cette ville de province qui décidèrent alors de « prendre ensemble les choses en main ». Le message de l’abbé était clair et exigeait deux choses, qu’on retire du pavé les clochards, et qu’on collecte en faveur d’Emmaüs tout ce qui pourrait servir à les vêtir, les nourrir et les reloger. Les Argimbault et leur bande se jetèrent dans la bataille avec une énergie digne de cette cause.

Le local des scouts fut partiellement réquisitionné, notamment une haute chapelle désaffectée que l’on nettoya, chauffa et où l’on installa des lits coupés de paravents pour donner une manière de chambre aux malheureux de la rue. Pierre et Serge parcouraient avec une appréhension effarée l’allée centrale de la petite nef transformée en dortoir en y convoyant les bols de soupe, les brocs d’eau chaude et des habits de rechange ; l’odeur âcre du D.D.T. partout insinuée les prenait à la gorge, comme les interloquait la vue de leurs parents tondant les crânes, ou dénudant des corps effondrés et couverts de croûtes pour les conduire à la douche de fortune bricolée derrière le petit autel, où l’on n’épargnait pas les brosses et le savon avant de les rhabiller chaudement. Dans un gros poêle remis en service, on engouffrait avec fracas les boulets que livrait généreusement leur ami Porta, dont les scouts aidaient à charger et décharger les Tub Citroën qui promenaient à travers la ville l’ingénieux slogan de l’entreprise, peint dans un losange jaune en lettres vermillon, « Porta porte porte à porte / Le meilleur charbon ».

Les mêmes fourgons Tub assuraient la collecte des caves et des greniers, où les deux frères s’activèrent avec ardeur. Le jeu consistait à rouler une première fois à travers Blégis en vociférant dans un micro qu’on dépose à la porte des maisons tous les objets, hors d’usage ou toujours utiles, qu’on voudrait bien donner « pour l’abbé Pierre ». Avec la précision d’une baguette magique, l’annonce faisait apparaître dans l’heure suivante sur les trottoirs des tas hétéroclites qu’on se dépêchait d’enfourner avant la nuit dans les camionnettes pour les soustraire à différents prédateurs, car les chiffonniers ayant eu vent de l’aubaine accouraient pour se servir les premiers. Les louveteaux, les scouts et leurs frères et sœurs étaient donc préposés à monter la garde, le temps du ramassage, et Pierre se revoit roulé dans sa cape, engoncé dans un fauteuil de salon trop grand pour lui, ou fièrement campé à califourchon sur une montagne de pneus, de caisses de livres ou de vieux vêtements, comme il aimait escalader à La Grange les charettes de foin.

On leur demanda plus d’une fois d’aller prêter main forte à des riverains empêchés de grossir de leurs dons ces terrils aux trésors, et les scouts montaient et descendaient bruyamment les étages pour extraire une commode branlante du capharnaüm d’un grenier, où ils forçaient parfois avec aplomb la générosité des donateurs, et ce vieux lavabo vous n’en faites plus rien ? Et cette table allez, « pour l’abbé Pierre » ! Combien de fois aussi, entraînés par une émulation de générosité, de vieilles gens qui voyaient partir du logis exigu un lit d’enfant ou le contenu d’une armoire de vêtements ajoutaient au dernier moment un bibelot, ou tiraient de leur porte-monnaie un gros billet… Les appels à la radio de l’abbé, relayés par les reportages photos de Paris-Match ou de France-Soir, avaient enflammé les cœurs, de sorte que les mêmes portes derrière desquelles Pierre ou Serge négociaient habituellement leurs tickets de loterie, ou plaçaient difficilement les calendriers de la troupe, laissaient à présent passer sans rechigner du logement à la rue un flot de meubles, de boîtes de conserves, de couvertures ou d’équipements électro-ménagers.

Le plus mémorable, dans cet hiver doublement balayé par une vague de froid et une subite frénésie de charité collective, fut la soirée où le fondateur d’Emmaüs en personne vint prendre la parole sur la scène du cinéma Mogador. Les deux garçons se rappellent bien son discours, d’ailleurs bref, où d’une voix grave, d’abord posée, il commença par énumérer les chiffres de la température et des corps à moitié gelés ramassés dans les rues, jusqu’à faire frissonner la salle archi-comble au récit de la mort d’une femme dans sa cambuse sans chauffage, ou de tel autre vieux trop tard découvert sous un pont. Or au moment de passer dans la foule leurs paniers, comme à La Grange tous deux se plaisaient à peigner les airelles, ils virent avec stupéfaction s’y déverser toutes sortes de dons, pas seulement les billets de banque que des hommes en pelisses y jetaient par liasses mais des bagues, des montres, des broches ou divers bijoux que leurs épouses en manteaux de fourrure, sanglotantes d’émotion, arrachaient de leurs toilettes « pour l’abbé Pierre ».

Leur récolte était acheminée sous bonne garde aux mains des adultes qui enfouissaient ces ruissellements de richesse dans des sacs qu’ils analyseraient en lieu sûr, triant à part les montres et les bijoux pour l’évaluation des experts. Le collectif d’Emmaüs, comme ils s’appelaient maintenant, s’efforçait de limiter la chaîne des intermédiaires qui s’étaient mis à pulluler autour de l’abbé, car de même que les chineurs venaient directement se servir sur les tas de leurs opérations-débarras, on eut à écarter ce soir-là un ingénieux bénévole qui circulait dans le public en y quêtant pour lui-même avec son propre chapeau ! Les Argimbault se rappellent comment la soirée se prolongea à leur domicile où, après avoir convoyé les précieux sacs, les nouveaux compagnons d’Emmaüs servirent à l’abbé et aux prêtres des deux paroisses conviés pour l’occasion une collation dans la salle d’attente du cabinet. Jean-Louis en parlera longtemps avec fierté, le saint homme était entré sous son toit, il y était demeuré une heure autour d’un vin chaud assis à causer… Dans quel fauteuil au fait ? Lui-même proposa au prochain déjeuner de famille  qu’on le retrouve, pour distinguer cette relique d’une étiquette ; hélas la quinzaine de sièges de skaï vert se ressemblaient tous, sans que le postérieur de l’abbé ait laissé sur aucun d’empreinte particulière.

L’enthousiasme né de ce premier élan incita leur « petite bande » à faire mieux encore ; après avoir accueilli les sans-abris, et collecté fonds et brocante pour Emmaüs, ne pourraient-ils s’occuper de les reloger ? Le local des scouts ne pouvait héberger trop longtemps ses pensionnaires ; et si, au sortir de l’hiver, plusieurs clochards semblaient décidés à retrouver la rue, les bénévoles du collectif avaient dressé une liste de familles sans abri ou mal logées, à l’intention desquelles on décida d’implanter, au nord de Blégis, un petit lotissement. On négocia sur le plateau, à la lisière des champs de betteraves, l’achat d’un ou deux hectares de terre pour lesquels avec l’aide de René, le père d’Yvette retraité d’une entreprise de maçonnerie, on dessina les plans de quinze pavillons mitoyens, disposant chacun d’un jardinet. Les formalités du permis, puis de la viabilisation du terrain durent aller assez vite puisqu’au printemps, dans un sol bosselé et défoncé par les excavatrices, les enfants assistèrent à la pose solennelle du premier parpaing, à laquelle se prêta le préfet en personne, un grand commis tombé du ciel qui arriva encadré de motards, et conserva sous la pluie son képi décoré de feuilles de chêne, le temps de manier maladroitement la truelle autour du bloc de ciment qu’un maçon déposa respectueusement à ses pieds.

Ces blocs étaient coulés sur place, tirés d’une épouvantable machine qui engloutissait tout le jour d’énormes pelletées de sable et de ciment, et tressautait dans un bruit de ferraille au moment de pondre un par un ses parpaings ; les scouts mobilisés les jeudis et dimanches entassaient ceux-ci encore frais sur des palettes où l’on attendrait qu’ils sèchent, avant l’assemblage des murs. Le lotissement prit vite figure, on l’avait baptisé « Les Epis » et lors de la foire annuelle de printemps, pré des Bons-Enfants, leur petite S.C.I. ouvrit un stand où l’on pouvait consulter les photographies du chantier ; Jean-Louis, le chapelier ou leur ami Porta en bras de chemise y côtoyaient fièrement les ouvriers du bâtiment, français, arabes ou polonais qu’on voyait ensemble monter les moellons, poser une charpente ou fraternellement casser la croûte sur une planche jetée entre deux murs. Ce stand servant à faire de la publicité au projet et recueillir des fonds, les enfants et les femmes s’y relayaient pour raconter Les Epis aux chalands, en expliquer la maquette et les inviter à punaiser sur le chalet de bois un petit billet, « pour l’abbé Pierre » ; le maire puis le député inaugurant la foire y étaient passés les premiers en donnant l’exemple, et chaque soir le cabanon frissonnait de haut en bas de paperoles multicolores qu’on dégrafait soigneusement avant de les compter.

Non, la maison Argimbault n’était pas condamnée à l’ennui, et on y menait une vie assez trépidante en ces années qui précédèrent (ou suivirent de peu) le recrutement de Macha. Les réceptions n’y étaient pas rares, dans les pièces du rez-de-chaussée donnant à l’arrière sur le jardin, et la mise en communication de la salle d’attente, de la grande salle à manger, du large couloir les séparant et de la cour dallée jusqu’au petit bassin surmonté d’une sirène ouvrait aux invités une jolie piste de danse, une fois les tables repoussées le long des murs. Depuis leurs chambres dans les étages, les garçons entendaient s’enchaîner sur le pick-up les tangos, les pasos, les valses et les cha-cha-cha ; bon danseur malgré sa corpulence, Jean-Louis savait mettre en valeur la longue silhouette d’Yvette et tout le monde s’amusait, à en juger le lendemain matin par la fine neige de marbre ou de comblanchien qui recouvrait le sol meulé par leurs pas.

Plus fréquemment encore, la maison résonnait des disques de chansons dont la famille raffolait. Se rappelle-t-on l’époque où une certaine Georgette faisait alors chanter la France entière avec « Riquita, jolie fleur de Java » ? Où les chansonniers du « Grenier de Toulouse » égayaient le repas dominical ? Où les lavandières du Portugal, « et frapppe, et frappe… », ponctuaient chaque refrain de leurs battoirs ? Où Zappy Max, sur Radio Luxembourg, demandait « Quitte ou double ? » à un curé inconnu qui allait bouleverser ses compatriotes sous le béret de l’abbé Pierre ?

Sur le pick-up de la salle à manger, Charles Trenet et Edith Piaf tenaient la vedette, inculquant aux garçons une idée bondissante ou grandiloquente de l’amour selon qu’on écoutait « Boum » ou « J’essuyais les verres au fond du café… ». Colette Renard la supplanta pour quelques titres, notamment « Marseille, tais-toi Marseille » où sa voix légèrement éraillée contait des adieux déchirants, qu’ils retrouveront dans « Milord ». Pour des mélodies plus légères il y avait Les Frères Jacques dont tous adoraient, et mimaient, « La queue du chat », « La Marie-Joseph », « Buffalo-bar » ou « La Truite ». La chanson « Barbara » de Prévert et Kosma leur permit d’imaginer les désastres de la guerre (et de repérer plus tard la chanteuse Barbara) ; avant la percée de celle-ci, ils se délectèrent des premiers disques de Ferré, « L’île Saint-Louis », « Le Bateau espagnol », « Le scaphandrier » ou « Monsieur tout blanc », de Mouloudji « Un jour tu verras… », et de Guy Béart avec « Chandernagor », « L’eau vive», « Rotatives » ou « Bal chez Temporel »… A quel âge Pierre et Serge achetèrent-ils leurs premiers microsillons, chez le disquaire puis à la Guilde du disque ? Au rayon chansons, ils choisissaient Bécaud (« Mes mains », « Les marchés de Provence », « Nathalie » ou « L’enterrement de Cornélius »), Les Compagnons de la chanson (« Si tu vas à Rio / N’oublie pas de monter là-haut ») ; Pierre eut aussi plusieurs 45 tours de Hugues Aufray et de Marcel Amont (« Un Mexicain basanné-hé… »), un autre du Père Duval (« Le ciel est rouge, il fera beau… »), un 30 cm de Marie-Josée Neuville au regard grave entre ses nattes si sages, avant de passer plus sérieusement à Jacques Brel, l’année de son bachot ; « Dites si c’était vrai », « Le Diable » ou « Sur la place » tournaient en boucle chez les cathos, avant que les disques suivants ne prennent heureusement un tour moins bigot. Bizarrement Brassens qui viendrait plus tard n’était pas au programme, ni le jazz si ce n’est « The Good Book » d’Armstrong à la pochette d’une éclatante couleur cuivre, ni les premiers rocks (Elvis, Paul Anka, Johnny) qu’ils commençaient pourtant à gauchement danser, fin 50, dans leurs premières surprises parties.

 

*

 

« – Et chez toi Maud, on dansait ? Et qu’est-ce qu’on chantait ? »

Leurs deux mères curieusement s’appellent pareillement Yvette, avec des maris inégalement difficiles. Les beaux-parents de Pierre sont plus âgés d’environ dix ans, bourgeoisie parisienne propriétaire d’un grand appartement du côté de la gare Saint-Lazare, et d’une modeste maison de campagne en Charentes, parmi les vignes du cognac et du pineau. Si Pierre veut saisir la condition féminine d’alors, il lui suffit de rapprocher Yvette d’Yvette. Toutes deux pourtant diplômées, l’une docteur en pharmacie, l’autre en droit, mais également empêchées par leurs maris d’exercer, Yvette Delacour, elle aussi mère de trois enfants, ne réussissant à donner que de rares consultations juridiques à domicile pour glaner un peu d’argent.

Les deux couples ont en commun l’étroite tutelle financière dans laquelle chaque mari tient sa femme, dépendance pire à Paris qu’à Blégis : Maud se souvient de sa mère mendiant pour l’achat d’une bouteille d’huile une rallonge auprès de Julius, qui épargnait chaque franc dans le désir d’agrandir ses collections de timbres, de livres anciens ou de bibelots. Le visiteur pénétrant dans leur bel appartement était saisi par le luxe intelligent des lieux, les meubles et les tableaux d’époque bien composés, les tapis d’orient étouffant les pas, les livres de bibliophilie couvrant les murs… Le père a négocié un par un chaque objet avec un goût très sûr, mais son caractère ne se repose pas dans leur calme jouissance et ce décor édifiant lui sert d’abord à persécuter son épouse – à laquelle il refuse tout argent au-delà d’une allocation minimum – autant que ses trois filles qui étouffent de silence et d’ennui entre le grand demi-queue Erard toujours fermé, les vases Lalique ou de Sèvres, les torchères, les reliures qu’elles n’ont pas le droit d’ouvrir ou les pastorales inspirées de Watteau incrustant les trumeaux.

Julius compte parmi ses ascendants d’éminents universitaires et un homme politique qui a donné son nom à une rue de Paris, il a la fierté de cette famille, et la passion de redorer son blason depuis que le scandale de Panama ruina ses grands-parents, contraignant son aïeule à troquer une vie de calèches et de crinolines pour une chambre de bonne. Autour de Julius la table familiale demeure gaciale, chacun mange le nez dans l’assiette en évitant de respirer trop fort, ou laisse errer ses regards sur les précieuses porcelaines accrochées à la panne jaune et or des murs tandis que le père, dans un éclat de rire forcé, débite inopinément une histoire de pipi-caca. A quoi pense le banquier, quels rêves roule-t-il dans sa tête pour croire ainsi compenser, par la fausse fantaisie d’une sortie scabreuse, la disette qu’il impose aux siens et cette absence mortifère de gaîté ? Heureusement qu’il voyage, et que ses affaires le retiennent quelques mois au Danemark, aux îles anglo-normandes ou au Luxembourg, les trois sœurs et leur mère profitent de ses absences pour faire revivre la conversation et quelquefois les chansons et les rires, elles ouvrent les fenêtres, se passent un disque, invitent à l’improviste quelques amis que Julius n’aurait pas jugé digne de sa maison.

A ses retours, il reprochera à Yvette de monopoliser l’amour de leurs filles, et il la jalousera de recevoir leurs confidences ou leurs larmes, mais si Maud ose lui demander pourquoi sa mère pleure, il claquera très fort derrière lui la porte du bureau où il vit retranché parmi ses pendules, ses collections et ses livres de comptes. C’est Maud la cadette que le caractère du père révolte le plus ouvertement ; un jour en Charentes, elle lui a jeté à la figure une tuile pour défendre sa mère qu’il semblait sur le point de gifler, et chaque nuit avant de s’endormir elle rumine les moyens de le tuer, une mort qu’elle appelle du profond d’elle-même, qu’elle réclame dans ses prières à Dieu mais qu’elle ne sait à elle seule provoquer. Avec quelle détestation elle le voit ressurgir chaque matin de leurs étés charentais, grand bonhomme gris à la démarche légèrement branlante dans ses pantalons rapiécés de jardin dont la ceinture est parfois nouée d’une ficelle, prenant sous le tilleul le café du petit déjeuner en lisant son journal, qu’il passera ensuite la matinée à découper soigneusement en petits carrés de papier hygiénique qu’il assemble sur un anneau de fil de fer pour la cabane derrière les lauriers…

Or Yvette chérit toujours sincèrement son époux, d’ailleurs elle dort nue à ses côtés dans le grand lit de leur chambre aux cloisons trop minces, à travers lesquelles plus d’une nuit les trois filles ont entendu leurs parents s’aimer. Maud ne supporte plus ces gémissements ni l’amour mollusque de cette mère soumise, et elle exigera vite qu’on transforme pour elle en chambre une écurie du bâtiment extérieur ; elle n’admet pas qu’Yvette se laisse à ce point rabaisser, et elle fera le choix professionnel de la psychanalyse pour s’expliquer à elle-même les nœuds énigmatiques de l’amour et de la haine, ou par quelles voies sado-masochistes le couple de ses parents demeure si étrangement uni. Yvette inversement la blâmera de ses colères contre Julius, et elle n’approuvera jamais le métier de sa fille, suspecte de percer à jour ce qu’elle-même refuse obstinément de sonder ; une vie conjugale suppose plusieurs secrets, toutes les familles en ont plein les tiroirs et la psychanalyse qui fouine là-dedans n’est pas convenable.

Si Pierre et Maud comparent les deux Yvette, ils ne peuvent leur refuser une certaine classe, à la femme de Julius surtout qui continuait à s’instruire, lisait des livres difficiles, fréquentait les conférences du Louvre et s’entraînait aux langues étrangères en logeant dans une chambre de leur bel appartement des étudiantes d’Amérique du Nord et du Sud, dont la pension rapportait un peu d’argent ; à Blégis, l’autre Yvette s’accommode d’une vie plus terne depuis que Jean-Louis déserte la maison, elle se contente de livres ordinaires, et malgré son budget moins chichement doté elle ne fréquente guère les théâtres ni les expositions. Yvette Delacour ne discute pas sa dépendance, elle semble même trouver une bizarre jouissance à gémir contre son despote auprès de ses amies et de ses filles, qui lui remontent le moral en la plaignant ; caractère plus fier ou entier, Yvette Argimbault mesure tout ce que Jean-Louis pouvait lui donner et combien leur mariage l’a flouée, mais ce ressentiment la ronge et retourne ses armes contre elle, elle voudrait se venger sans avoir la force d’engager la lutte, d’exiger le divorce et de se reconstruire. Ou si elle a d’abord regimbé contre cette condition qu’il lui impose, elle a de guerre lasse renoncé comme on finit, en dormant, par laisser la couverture toujours filer de l’autre côté… Les deux Yvette ont consenti à borner leur vie au cercle de leur maison et de leurs enfants, sans projet extérieur ni appels venus du dehors, sans la tentation ni l’imagination d’une autre vie possible.

« Pourquoi ta mère avec ses grands airs et ses manières fières ne s’est pas révoltée davantage ? Elle avait encore de la ressource, elle aurait pu refaire sa vie au lieu d’aller s’étendre dans ce grenier…

– Elle avait raté depuis longtemps quelque chose d’intime ou d’essentiel, je crois qu’elle était frigide tu sais.

– Et alors ? Ma grand-mère non plus n’a jamais connu le plaisir, et ça ne l’empêchait pas d’être très vivante, très gaie. D’ailleurs frigide, qu’est-ce que ça veut dire ?

– Oui, pour une femme de son époque peut-être que ça comptait moins… J’essaye d’imaginer leur nuit de noces, ça se passait pendant la guerre à La Grange où, d’après Jean-Louis, ils sont montés seuls main dans la main par le mauvais chemin que tu connais, tard dans la nuit. Maman était vierge bien sûr et d’après quelques allusions qu’elle nous a lâchées, ça n’a pas vraiment été une partie de plaisir. Nuit blanche de glaçons et de neige cruelle…

–                   Qu’est-ce que tu racontes, mon Pierrot ?

–                   Excuse-moi, un renvoi, mauvaise digestion ! Non, je me disais que c’est terrible d’être au bord de ça, de le frôler sans jamais l’obtenir. En plus je suis sûr que le plaisir au lit rend plus intelligent, plus sûr de sa propre vie, tu ne crois pas ?… Mais pour y arriver, ça ne sert à rien de se crisper, de vouloir se forcer à jouir, c’est comme vouloir dormir, plus on s’efforce et moins ça vient…

– Et toi, comment tu fais pour jouir à tous les coups mon coquin, les hommes n’ont jamais de problèmes avec ça ?

–                   Mais pas du tout, tu te trompes, moi aussi je suis bloqué, comme ma mère, je reste au bord tu sais… C’est quoi l’orgasme ? Je ne te l’ai jamais dit parce que je n’ai pas l’air, mais chaque fois je simule, je n’y arrive pas…

–                   Ah oui, même si je me couche sur toi ?… Même quand je te touche là ? Si je te fais ça ?… Et encore ça ?

–                   Rien je t’assure, je ne sens rien, tu as beau insister je ne bande même pas.

–                   Laisse-toi faire mon petit Pierrot, lâche-toi… Et là vraiment, tu ne sens toujours rien ?

–                   Rien du tout, aucun effet, je te dis que c’est héréditaire, j’ai pas envie, je ne peux pas.

–                   Là, là… Ah mon salaud, il ne faut pas te pousser beaucoup dis donc, hou là là, espèce d’hypocrite, tu vois bien que tu peux – »

 

*

Maud et Pierre sont étendus sur le matelas posé à même le sol de leur chambre, où ils se roulent de plaisir et débordent dans leurs jeux en confondant la moquette et le lit. Quinze années de mariage et plusieurs entorses au contrat de fidélité n’ont pas atténué le goût très vif qu’ils ont l’un de l’autre, et Pierre ne vient de contrefaire la timidité sexuelle de sa mère que pour relancer Maud, et mieux conjurer la malédiction des ancêtres : ils sont d’accord pour ne surtout pas répéter la clique funeste des Marie-Louise, Jean-Louis, Julius ni des deux Yvette, pour s’inventer différemment, eux et leurs deux enfants.

Pierre admire toujours Maud pour sa droiture, son regard clair, c’est auprès d’elle qu’il se voit bien vieillir. Pourquoi justement elle, pourquoi pas tant d’autres femmes se demande-t-il souvent, picotté de tentations contradictoires et puis non, comme le culbuto c’est avec celle-ci qu’il retrouve invariablement son aplomb, son lest. D’autres ont pu dévaster quelques semaines son couple qui n’auront fait sur lui qu’attirer sa curiosité, comme on sort un instant sur le seuil de sa maison pour s’exposer au vent de l’orage qui se lève. Ephémères bourrasques, on ne vit pas au milieu des tempêtes et si Pierre fait les comptes, il comprend que les autres femmes auront été à l’échelle de sa vie des passantes ou des passes, des feux vite retombés.

Il est chaque fois retourné auprès de Maud veillant sur Flore et Alexandre au cœur de leur maison. La maison pour finir a-t-elle toujours raison ? Pierre et Maud ont acheté leur appartement dans un petit lotissement en construction, en lui apportant sur plans plusieurs retouches pour mieux accorder les volumes et les murs à leurs propres mouvements ; ils cultivent ce plaisir d’habiter chez eux, au creux de leur histoire lisible dans une sédimentation d’échos et de souvenirs qui s’accrochent comme des rimes aux meubles, aux étoffes rapportées des voyages, aux photographies. Depuis le cagibis aux murmures, où la psychanalyste a installé son cabinet que Pierre a capitonné, s’étend la résille d’une vie intime et plus résistante qu’ils ne pensent aux assauts extérieurs. Contrairement à leurs parents, mais conformément peut-être à la profession de Maud, les deux époux se parlent, et dans cette parole s’entretiennent ; ou plutôt, ils n’ont pas besoin de beaucoup se parler pour tenir l’un à l’autre. Ils conspirent sans forcément se dire, ils ont devant eux tout le temps, qu’on pourra de moins en moins leur voler. Au fond, rumine Pierre dans ces moments-là, vieillir c’est se spécialiser, comprendre qu’on ne peut tout avoir et qu’il aura beau désirer au dehors, où brille une grisante ouverture, sa vie a pris avec cette femme-là forme dans cette maison qui pour finir le borne, et le résume.

Vivre ensemble ne s’improvise pas car il y faut la durée, source de connivence. L’art de se dire beaucoup en échangeant des petits riens se moque des déclarations (d’amour), et dispense de s’expliquer. Combien de fois Maud a demandé à Pierre de la lui écrire, cette fameuse lettre qu’elle garderait comme un trésor, qu’elle relirait pour se rassurer ou se caler dans leur couple ? Et Pierre n’a pas voulu ou pas pu, rétorquant que leur vie commune s’en passait bien, que des lettres c’est bon pour l’absence, que l’amour n’est bruyant que dans ses commencements. Il repense au carton à chaussures débordant de mensonges ou du moins d’illusions, remisé au grenier depuis qu’il a fallu en rabattre, et se contenter d’un roman moins fier. Les pauvres lettres d’Yvette n’ont pas tenu la distance, pas franchi le test du mariage. Du leur, Pierre et Maud tirent autre chose ; vieillissant ensemble, ils ne s’alarmeront pas outre mesure des  leur diminution physique. Les premières rides, les cheveux grisonnants annoncent une fragilité qui ira augmentant mais qu’on peut également chérir, car la faiblesse des corps qui voûte une relation est justement la chose précieuse à remarquer, à protéger. Le temps les courbera, mais l’un vers l’autre, en sorte qu’ils accepteront sans regrets excessifs cette inclination, comme ils approuveront le départ des deux enfants, partis courir loin d’eux et avec d’autres leurs propres vies, écrire leurs romans.

Une réponse à “L’Inensevelie, roman (chapitre 11)”

  1. Avatar de Elise
    Elise

    Monsieur Bougnoux,

    Nous sommes 6 étudiants en première année de Master à SciencesPo Paris et nous réalisons une enquête sur la mort numérique.

    Cette enquête se réalise dans le cadre d’un cours mais nous sommes personnellement impliqués dans les problématiques et les questions que ce sujet implique.

    Nous sommes particulièrement par votre usage du numérique dans les étapes du deuil et aimerions vous poser des questions lors d’un entretien.

    Je vous laisse mes coordonnées : elise.camoin@sciencespo.fr
    Merci beaucoup pour votre retour, et pour l’attention que vous porterez à l’avancée de notre enquête.

    Cordialement,

    Elise

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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