L’Inensevelie, suite (chap. 10)

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 Pierre est reparti dans la voiture de Christophe, qui lui propose de l’héberger deux jours à la ferme. Hébergement, le mot déroule ses volutes sur la banquette où il somnole légèrement hébété, il remonte pesamment des berges de la Vesne, tord de ses habits l’eau sale du courant avant de s’affaler dans l’herbe, berger des nuages ravi dans le bercement. « Toucher terre »… Il va chez son frère pour s’enfoncer dans un sommeil douillet sous les couettes, entraîner la Toune à travers les labours moelleux, les prairies en jachères ; il a envie de s’enfouir, de réparer le lancinant reproche du corps exposé au froid, oublié cinquante-quatre jours. Le sien cherche un contact de laines, de duvets et de fourrures, à la rencontre des bêtes et des enfants.

Devant la campagne indifférente qui défile, il s’abandonne à une remontée d’images et de sensations précises, la Grange des années cinquante, prisonnier des odeurs, en tas, de l’été. Tais-toi même si ça te chatouille, essaye de ne pas rire, il est passé si près tout à l’heure, tu crois qu’il va revenir ? Comme il fait tiède, et sombre, même enterré au fond on respire très bien ; on s’habitue à distinguer la forme des murs et les plus petits bruits, la promenade d’un insecte entre les branches, tiens c’est drôle j’ai pensé les branches mais ce n’est que de l’herbe, est-ce que je deviendrais sauterelle moi aussi ? J’aimerais bien avoir ses pattes de derrière, rien que ses pattes comme des échasses montées sur ressorts, je battrais Serge à tous les coups, peut-être aussi le casque à antennes pour voir dans la nuit ? C’est fou ce qu’on s’habitue, je distingue très bien maintenant, tandis que Serge s’il revient du dehors il sera ébloui et le temps qu’il distingue j’aurai glissé en bas dans la mangeoire, par le trou. Reste bien caché Cri-cri, enfonce-toi davantage. Je n’entends plus rien, je me demande où il nous cherche, on a tout notre temps. Même s’il appelle je ferai semblant de dormir d’être mort disparu introuvable tu auras beau appeler mon pote je n’y suis pour personne comme disait Papa au moment du déjeuner quand il nous envoyait répondre au téléphone, pour personne mais demande qui c’est, et au retour ah non celui-là il fallait me le passer, enfin Jean-Louis tu es ridicule comment veux-tu que les enfants devinent C’est vrai Papa est ridicule Maman aussi d’ailleurs et Jeannine qui se permet de fréquenter un militaire En plus ce qu’elle doit s’embêter ici  le dimanche elle n’a pas où sortir elle le passe à rester dans sa chambre la chambre de la bonne une petite cabane de planches au milieu du grenier La nuit elle entend cavaler les souris on les attrape maintenant dans un piège la lessiveuse à moitié remplie d’eau avec des caisses pour grimper tout autour et des petites planchettes posées en équilibre sur le bord La souris flaire le fromage qu’on a posé au bout et plouf on la repêche le matin sur son radeau La pêche aux souris Jeannine en a une frousse pas croyable Serge en a profité au lieu de fourrer la souris dans le seau avec les pincettes il l’a lancée vivante sur Jeannine ce qu’elle a pu hurler Je déteste Jeannine à cause de son odeur ce n’est pas comme Macha qui vient ici nous voir une semaine avec sa mère j’ai profité de leur promenade pour me glisser dans sa chambre et respirer ses culottes elle en porte avec des dentelles pas du tout comme celles de Maman quant aux culottes de Jeannine je n’ai même pas envie d’y penser elle me dégoûte trop mais je n’aime pas qu’on lui fasse peur comme ça c’est trop facile j’ai pris sa défense devant Serge maintenant elle m’appelle son chouchou son préféré quelle pauvre gourde l’autre jour Papa l’a surprise à la cuisine en train de goûter la soupe avec la louche le savon qu’il lui a passé il n’aurait pas dû qu’est-ce qui empêche maintenant Jeannine d’y cracher dans la soupe c’est elle qui la prépare et on ne peut pas toujours être dans son dos moi à sa place c’est ce que je ferais Comment savoir quelle horreur Comme dit Maman les domestiques c’est une sacrée complication –

Qu’on est bien dans ce grand lit tiède et mou qui monte jusqu’au plafond je ne vais plus le quitter m’enfoncer disparaître avec Cri-cri pour les repas ce ne sera pas difficile on boira en cachette le lait des vaches c’est très nourrissant Rémi m’a montré il vaut mieux être deux on dirige le jet dans sa bouche mais il faut leur tenir la queue elles me laisseront faire je les connais toutes par leurs noms la Cerise la Blanchette Gracieuse la Charmante Bouclette d’ici on les entend respirer râcler leurs mangeoires avec leurs chaînes elles se fichent pas mal de nous L’étable et tout ce foin quelles bonnes odeurs – Attention le r’voilà ! mon vieux Christophe on va y aller – tête première par ici grouille-toi Teuf-Teuf – une deux trois SOLEIL !

 

*

 

Un gros ouvrage attendait Christophe à son retour à la Richardie, où Jeanne maintenait seule la ferme, la pépinière et les jumeaux depuis quasiment une semaine. Laissé à lui-même Pierre s’abandonne au sommeil, à la rêverie ; il reprend la route des saveurs familières en cueillant dans le potager les herbes aromatiques, thym, estragon, romarin, ciboulette ; l’étiquetage et le rangement des bocaux lui rappellent combien il aimait tourner pour sa mère les marmites de confitures fumantes sur la cuisinière, dont il recueillait l’écume pour la savourer brûlante, quand tombaient de tous côtés les coings, les prunes qu’on ne savait plus où mettre, les pyramides de cerises à dénoyauter. Il visite avec reconnaissance les pommes sur les claies de la cave, où fermentent des tonneaux de vieux rouvre, les ceps enfilés sur une ficelle entre deux poutres du grenier, où sèche aussi le tapis tendre et somnifère du tilleul ; il traverse le chaud cloaque de l’étable et s’isole dans la fenière, craquante d’odeurs, croulante de poussières, où la lumière qui filtre sous les tuiles disjointes sonde heure par heure et soulève de son râteau la meule énorme du souvenir.

Christophe a sorti d’un placard où il n’y touchait plus un petit orgue Yamaha, que Pierre remet en marche et fait longuement gémir et meugler en manoeuvrant les tirettes ; les airs qu’il lui arrache pourraient s’intituler « Avec sentiment », « Jadis », « Maestoso » ou « Vraiment »…A force de comprimer les pédales et d’écraser les touches, il s’encoconne et se saoûle d’un pot-pourri facile où les rengaines sentimentales se mélangent avec les cantiques. Le temps consacré au sommeil n’est pas moins régressif, et ses rêves plus que jamais l’intéressent mais comment les repêcher ? Il patauge dans un flot gonflé d’alluvions, mais au réveil ses mots tombent sur du vide.

Que les rêves nous relient à notre passé sans distinction de lieux ni d’âges, Pierre l’accorde volontiers à Hache, pourtant n’y a-t-il pas mieux à faire avec eux qu’une interprétation rétrospective, ne pourrait-on les prolonger dans une voie plus active ? Un rêve peut servir à certains jours de clef, au sens non pas freudien mais musical du terme, les image de la nuit se disposant au seuil du nouveau matin comme l’armature sur la portée. Sa mère s’est tuée par le sommeil, et il en a été averti la nuit même en dormant ; Maud de son côté a vu en rêve quelque chose de cette mort, existerait-il une communauté des dormeurs, reliés par une vigilance paradoxale ?

Grand amateur de bandes dessinées, Pierre y trouve une confirmation de cette activité tenace des rêves, que son laborieux monologue chez Hache est bien loin d’épuiser. Les planches du Little Nemo de Winsor McCay l’enchantent particulièrement ; l’enfant qui n’est encore personne, sinon le pilote d’une sorte de Nautilus, y fait à chaque page une incursion au mystérieux pays de Slumberland, où il affronte une difficulté ou une épreuve critique qui n’ont d’autre issue que le réveil. L’aventure interrompue se trouve alors relayée par l’apostrophe d’un parent en chemise de nuit ou bonnet de coton, « Tu n’aurais pas dû reprendre autant de pudding, Nemo, je t’avais pévenu que tu serais malade », ou « Voilà ce qui arrive avec tous ces pruneaux »… Le butoir de cette interprétation n’occupe que l’image finale, dérisoire à l’échelle de la page ; c’est la lucarne où vous apparaissez, docteur (dans une tenue peu conforme à la gravité de votre art), le moment trivial de l’histoire, le retour du principe de réalité ou du scientisme ratiocinant repris en refrain. Mais vite, en plongée ! A chaque coup Nemo redémarre et nous ne demandons qu’à nous perdre à sa suite dans les rebonds de l’extravagant voyage, qui lui ne se répète pas – et dont jamais une indigestion n’expliquera les fabuleuses péripéties.

Pierre est assez remonté contre Hache et il aura deux mots à lui dire. Mélancolique, le deuil ? Il y a longtemps qu’il ne s’était pas senti mieux. Depuis qu’il porte celui de sa mère, celle-ci paradoxalement revient, non cette femme si insuffisamment femme mais la mère telle que Pierre l’attendait, sans jamais l’atteindre. Qui perd gagne, il lui semble maintenant la tenir, telle qu’il ne pouvait de son vivant y parvenir tant son incarnation physique contrariait sa fonction. Il découvre tardivement de la mère en lui, il s’y blottit avec délices, comme dans ce TGV qui restera pour lui le train des larmes, coupées de somnolences entre les écharpes du paysage, caresses de velours ou de tweed soutenues par la berceuse des boogies. De même à la ferme dont il arpente méthodiquement les labours, humides sous le premier soleil d’hiver, il achève d’inhumer sa mère – en lui. C’est Pierre désormais qui la porte, il ne la déposera nulle part ailleurs.

Porter sa mère, on croit rêver ! et il entend d’ici Hache, « C’est le monde à l’envers, cher, vous pagayez en plein imaginaire… ». Est-ce qu’il peut en parler à Christophe ? Son frère toujours taciturne, le contraire d’un Serge ou d’un Pierre, s’est depuis son retour rué dans le travail, la besogne ne manque jamais par ici ! Contre les broussailles, la terre des talus, il fait une dépense excessive de sa force, il a la fureur d’étreindre, de nouer ses muscles et ses nerfs aux terminaisons du paysage, branches, racines… Est-ce écho à la phrase ultime J’ai ramassé des feuilles ?, il renchérit sauvagement.

A la ferme dimanche matin, on a ouvert des yeux plus grands que d’habitude, ah ça pour une surprise, on ne l’attendait pas ! La neige s’est posée sans bruit, recouvrant le pré, le verger. Les doigts de la neige, qui ont commencé par effleurer la cime des arbres ou les bras de la croix là-haut sur Chansert. Dans les jasseries du col, les burons au-dessus de Valcivières et de Noirétable, l’hiver s’annonce rude. Stéphane et Sylvain se sont précipités sur leurs luges, ont ressorti leurs bottes, leurs cache-nez et ils entraînent Pierre sous les arceaux du chemin creux qui fait aux pas un étouffement silencieux, où l’oncle doit plier sa haute silhouette pour éviter que la délicate architecture ne lui poudre les cheveux et le cou ; la première apparition du soleil fait de cette voûte un brasier qui flambe et crépite jusqu’aux moindres brindilles, un étincellement minéral et froid.

L’alliance du gel et du feu accomplit un modèle mental familier chez Pierre, toujours fasciné par l’étincelle du silex, par une cristallisation volcanique ou la braise lointaine d’une constellation, comme si ces phénomènes lui tendaient le miroir d’une combinaison érotique, ou que pour approcher et retenir tant soit peu l’intérêt de l’autre lui-même devait se montrer aigu, incisif ou froidement tranchant. Sa mère, flamme sèche, se consumait en dedans ; la Reine des glaces couvait son feu, ne l’extériorisant guère dans l’enthousiasme ou la fantaisie, mais dans la colère et le ressentiment. Cette carapace à présent le quitte, l’arrivée de l’hiver saisit son cœur en plein redoux.

La Toune les a suivis en bondissant, elle roule allègrement son pelage noir dans la neige fraîche, mord le vide à grands coups de mâchoire qui claquent sur l’impalpable blancheur, s’ébroue, culbute et se tord de plaisir. Pierre s’émerveille de cette force massée dans le terre-neuve, plus semblable à un lion qu’au chien avec son épaisse fourrure, son mufle carré et ses grands yeux sages ; Toune n’en fait d’autre usage que de gentillesse et de quête fusionnelle, elle pardonne tout aux jumeaux qui l’enfourchent et l’accablent, la plaquent au sol ou s’accrochent à sa queue, que Toune porte fournie et déployée en panache comme une voile ; les épaules aussi ont leur éloquence, quand la bête les roule en se couchant dans un grand frisson de soumission heureuse et d’acquiescement aux genoux de l’enfant.

Ils ont fait une bataille de boules, et de folles descentes en sautant par-dessus un tremplin. « Tonton, un igloo ! » Pierre est très bon pour assembler les igloos mais on y passe la journée, il faut tailler les briques de neige à la bêche et aujourd’hui vous voyez bien qu’il n’en est pas assez tombé. Ce soir il bordera lui-même les jumeaux dans leurs lits, en leur donnant un baiser d’adieu car il sera reparti demain à leur réveil. Familles, Pierre ne vous hait plus ! S’il se sent en amont de lui-même tenu par ses ascendants, il ne l’est pas moins par l’existence de ses enfants, qui l’enracinent à l’envers. Son métier de professeur, ses performances critiques et langagières ont donné à sa vie un tour éphémère et sujet à caution ; ce soir, le foyer de Christophe lui paraît plus riche que le sien, Jeanne et son frère sont liés par leur maison et tout un ensemble de tâches opposées à l’errance, alors que lui-même, et Serge davantage encore, visent des buts plus abstraits qui les précipitent dans des compensations brutales.

Il aimerait avoir là-dessus une bonne conversation avec ses hôtes et tester auprès d’eux ses nouvelles pensées. Redescendus dans la pièce commune autour du feu de bois, Christophe et Jeanne occupent l’étroite banquette sous le cantou, calés entre le mur chaud et les flammes, « le coin des amoureux, pas vrai Ratichon ? Excuse-nous, frangin ». Pierre s’est assis un peu en retrait, à la limite de l’ombre. A quoi bon commenter ce beau dimanche ? Toune vautrée la truffe entre les pattes, et le silence qui reprend possession de la maison dispensent d’en dire trop. Face aux flammes légères, le regard fixe de Christophe brille tandis que leurs membres s’engourdissent de bien-être. Lentement, un peu à l’aveuglette, Pierre se remémore à haute voix un souvenir de vacances à l’intention de son frère qui s’est intéressé aux photos de Ceylan ; un jour, lors de leur voyage là-bas l’été dernier, il s’est trouvé pris dans les mères.

« C’était à Upaweli, dans les faubourgs de Trincomalee – (Pierre sourit de cette parodie involontaire, qui ne risque pas ici d’être relevée), nous passions quelques jours sur cette côte nord-est, alors protégée de la mousson, assez torride dans la journée où nous allions et venions entre nos paillotes et la plage. Des pêcheurs qui ne nous quittaient plus nous avaient conviés à un concert donné par un chanteur populaire, à l’occasion d’une fête tamoule. Nous avions choisi de nous y rendre à pied, toute une après-midi de marche par les sentiers de la côte et les plages désertes. On arrive trop tôt dans ces pays quand on arrive à l’heure dite ; pour nous faire patienter, on nous avait longuement offert du thé dans une maison très nue de pêcheurs, puis emmenés à une célébration du culte hindou, une présentation de fleurs, de parfums et de feux à un petit temple dont l’autel accumulait à plaisir les divinités humaines et animales, elle t’aurait plu Jeanne, cette espèce de crèche tropicale composée par un douanier Rousseau psychédélique où le tigre renifle familièrement la déesse allongée dans les fleurs que butine un éléphant rose… J’avais croisé le regard lourd du prêtre aux yeux cernés de khôl, un colosse huileux qui nous avait souri avec bienveillance comme pour nous remercier d’être là. Nous avons su plus tard que de semblables cérémonies, qui servent de ralliement et d’affirmation ethnique à la minorité tamoule, avaient été dispersées par la police dans la région de Jaffna, au prix de violents affrontements ; la présence de touristes dissuadait-elle les autorités bouddhistes d’intervenir directement ? C’était peut-être l’explication du sourire du prêtre. Toujours est-il que le chanteur et sa troupe n’étaient pas encore arrivés quand on nous arrangea une place, c’est-à-dire un carré d’étoffe jeté à même le sol, au beau milieu d’un public exclusivement composé de femmes et d’enfants, les hommes s’installant à la périphérie, ou préférant stationner debout à l’écart. Je me trouvais donc cerné, non sans susciter l’amusement et les petits rires, par une foule considérable, un millier peut-être de mères et d’enfants dont nous admirions la patience et la gentillesse. La femme tamoule est facilement grande, forte et luisante, son large corps héberge sa marmaille comme le baobab une tribu de singes. Saisi d’émulation j’avais pris Alexandre contre moi, qui s’endormait déjà quand le concert commença. Le chanteur vedette, venu d’un état tamoul du continent indien, ressemblait à un quelconque Enrico Macias mais la foule semblait se projeter passionnément vers lui, dans un grand élan d’identification collective. Il était accompagné de chanteuses secondaires, gracieuses et souriantes, et d’instrumentistes qui n’arrêtaient pas de gesticuler en jouant, et que je te tambourine, et que je te grattouille… Leurs mélodies fort gaies, et comme roucoulées, faisaient dans leurs voix un perpétuel ébrouement de colombes, un tintement de clochettes, une cascade rebondissante soutenue par le zim-zim effréné de l’orchestre. Maud s’était retirée vers deux heures avec Flore, profitant d’une voiture et me laissant Alexandre, blotti contre moi dans une position où il cherchait ma chaleur pour continuer à dormir. Je ne pouvais naturellement comprendre un traître mot à ce qui se disait, et qui faisait par moments houler silencieusement cette foule, comme une tape de vent sur la mer. Quand le concert a pris fin peu avant l’aube, j’étais passablement ankylosé et fatigué, mais surtout massé jusqu’aux fibres par ce bain maternel, cet encerclement de caresses, de gestes berceurs et de soupirs… »

Avant d’aller se coucher, ils sont sortis admirer le lever de lune sur la neige. Pierre était reparti pour Ceylan, où la divinité aux bras multiples l’effleurait d’un geste conciliant ; tout en serrant le fantôme de son fils contre lui, il lui prêtait une voix venue de La Tempête  de Shakespeare, « Be not afeard – the isle is full of noises, / Sounds, and sweet airs, that give delight and hurt not… », ne crains rien lui semblait-il entendre, car tu es dans celui que tu portes, l’enfant qui rêve entre tes bras comme tu rêves toi-même à cette île qui te contient, pleine de bruits, de sons et d’airs délicats, qui donnent plaisir et ne blessent point, l’île embrassée de la mer où tu t’enfonces avec les poissons multicolores autour du rocher du pigeon, et le même souffle qui balance les palmes soulève vos deux poitrines, et règle au ciel la course des nuages. Tu n’es pas fait d’une autre étoffe que ces nuées dont je me joue, ne t’effraie point car ta famille est innombrable et il n’y a ni vie ni mort isolées, depuis le fond de la mer que la poussière de tes os tapissera, jusqu’au ciel noir où tu renaîtras du rayonnement des étoiles.

 

*

 

Hache se montre mieux qu’attentif, attentionné. A son retour Pierre aurait normalement dû lui régler les deux séances manquées mais l’autre l’en a dispensé, l’enterrement de la mère d’un patient lui valant une semaine d’indulgence, « et maintenant cher, je vous écoute ».

Pierre n’a pas de récit plus urgent à faire que celui de la découverte mais sa langue fourche sur un lapsus, il parle de la grange découverte. « Vous voulez dire, la grande découverte ? – Non, l’étrange découverte, enfin oui la grande revient au même ». La Grange ? Il renonce à s’expliquer là-dessus, comment dire que depuis huit jours ses pensées sont devenues des avalanches de foin ?

S’il en juge par le grattement régulier du stylo derrière sa tête tout le temps qu’il parle, il peut être certain que l’autre a savouré. Ce qu’il ignore encore, c’est que Hache rédige justement ce mois-ci un petit essai sur Edgar Poe, dans la ligne ouverte par son maître Canac, et qu’aujourd’hui ce sujet il faut le reconnaître assez doué apporte un matériau de choix ; Hache n’avait d’ailleurs pas attendu ce dénouement pour flairer dans la disparition de Madame Argimbault une intrigue digne de La Lettre volée, mais le coup du grenier, cela vous conjugue à la fois la-cachette-par-excès-de-proximité et ces histoires de femmes emmurées dans des caves ou forcées dans les cheminées, le Poe macabre et grand public auquel cette pauvre Bonaparte s’est limitée ! Hache jubile, il sent qu’il tient le cas qui lui manquait pour faire passer ses jeux de mots et publier l’article dans la revue Kar-nie-vor.

« Au fait, pourquoi m’allonger ? Je ne suis pas malade, et si c’était votre santé qu’il fallait soigner, docteur ?………………………………………………………………

Je vous ai déjà parlé du cheval ? Je pense à ce mors que nous portons comme lui dans la bouche, un mors famille du verbe mordre, ce que nous ne pouvons ni avaler, ni cracher. Par exemple une mort, une morte ou sa propre famille. Ce que nous mordons nous dirige, avec quelle facilité nous nous laissons conduire, docteur ! …………………………………………………………………………..

Et du mal de dents ? Au début, à coups de brossages, on arrive à le faire passer, on croit cette vieille carie guérie, quand c’est la mâchoire par-dessous qui est attaquée. Etant donné qu’ici je ne fais guère que me brosser les dents…………………………………………………………………………………………………………

–                   Parlez-moi de votre père, voulez-vous ?

–                   Ehmm… il me semble vous avoir déjà dit sur lui pas mal de choses… Combien j’étais sans le savoir attaché à ma mère, je l’ai découvert depuis qu’elle est morte, je pourrais presque dire parce qu’elle est morte, « c’est pratique d’aimer une morte, on en fait ce qu’on veut » – j’emprunte cette phrase à Castille. Mais qu’est-ce que je fais de ma mère morte ? Eh bien, étant donné les circonstances, ça me permet de haïr mon père. Peut-être ne suis-je pas très différent de cet homme que je crois détester ?… C’est curieux la haine, au fond c’est assez narcissique, est-ce qu’on ne hait jamais que la mauvaise image de soi, quand elle devient trop proche ? Celle qui nous compromet, qui gâche l’enfant merveilleux… Je suis l’aîné comme vous savez, né une veille de Noël – oui, comme votre « Homme aux loups », d’une certaine manière ça m’a marqué. Un souvenir d’enfant merveilleux ? A La Grange, nous rentrons les foins avec les paysans, ils m’ont juché sur la charrette du retour, le soleil est couché, j’avance sous une brise tiède au centre des odeurs, dominant les bœufs, il faut que je fasse mon trou dans tout ce foin car là-haut il y a du tangage, les roues gémissent en mordant les pierres, on abandonne quelques touffes aux haies des chemins – il me semble que quelque part comme vous dites, je ne suis jamais tout-à-fait descendu de cette charrette. Tout de même, il m’a fallu quitter l’école primaire où je régnais au sommet du tas pour entrer au lycée, la sixième a fait une sacrée brèche dans ma meule ! Un souvenir pénible ? L’affreux « plein air », le terrain de foot ; les classes se divisent en équipes, chaque capitaine forme la sienne en choisissant à tour de rôle un camarade, j’étais toujours pris en dernier tellement j’étais nul, je perdais le ballon. Depuis j’ai en horreur le sport à la télé, les crétins qui se passionnent pour la coupe, tout ça… Mon père par contre écoutait tous les dimanches après-midi les matches retransmis à la radio, tout en lisant un roman policier et en fumant cigarette sur cigarette, des paquets entiers de grosses Celtiques bleues ; en entrant dans la chambre on ne distinguait plus rien, mais j’entends encore à travers le nuage la voix excitée du speaker, son débit forcené. Ces romans policiers tapissaient un mur entier, moi naturellement je n’en lis jamais, je ne pourrais pas citer un titre de la Série noire, indifférence totale. Pour comprendre Jean-Louis, il faut le suivre aux Chatoux dans ses bois, partager la guerre qu’il mène aux ronces, aux fougères, et son amour des jeunes arbres qu’il plante à la file à coups de pioches dans une combe. Il dit partout que ces hectares qu’il boise ce sont ses petits-enfants qui les couperont, mais c’est pour lui qu’il s’acharne et se griffe la chemise et les bras ! Qu’on ne lui demande pas de rester à la maison jouer avec nous, ou de parler avec sa femme, Louis n’existe qu’en pleine forêt, arrachant, élaguant, marquant, débardant, replantant, il a avec les bonshommes qu’il paye à la journée une complicité de primitif, buvant au même goulot qu’eux le petit vin coupé d’eau sucrée, et mélangeant au fond du gobelet la goutte avec le café. Il faut voir ses cuisses et ses bras, ses poignets épais jusqu’aux épaules, il a la même force noueuse que ses journaliers, ou que ses arbres. Il leur commande mais il sait aussi les écouter quand il faut choisir la pièce à abattre, ou quand ils lui racontent dans une langue farcie de patois la vie souvent curieuse de ceux qui sont restés au pays. Rentrant boueux à la nuit tombée, après avoir raccompagné ses ouvriers au village et bu à leur table une dernière piquette tirée du tonneau, il explique avec orgueil la croissance du domaine, l’extension patiente de ces hectares noirs où la famille ne le suit jamais puis, devant l’indifférence des siens, il s’isole dans son rêve de reboisement illimité et il achève la soirée au coin du feu, en cherchant le sommeil dans un dernier roman policier…………………………………………………………….

Encore un rêve étrange (pléonasme, n’est-ce pas ?), j’ai entre les mains la tête de ma mère, contenue dans une châsse ou une boîte transparente, je regarde son profil couché, je vérifie qu’elle respire encore. Je dois trouver une maison, chez des religieuses, où on la soigne car (pensé-je) sa maladie n’est pas mortelle et elle peut s’en tirer, avec des soins appropriés. Tout de même il faut faire vite, j’entre dans un premier couvent, grands escaliers disposés en croix, couloirs déserts, portes numérotées : plus de place, ou mauvais vouloir des sœurs. Je dois frapper à un autre établissement, l’atmosphère religieuse augmente, avec sous la voûte la lampe rouge de la présence réelle, « Vite ma sœur, j’ai là ma mère… – Mon fils, je vous préviens que la pension ici est très chère. – Quoi ma sœur, malgré votre dénuement, votre charité ? ». La tête respire encore, mais où la porter ?

–                   Hmmm… Que voilà, cher, du beau matériau. Et, qu’en faites-vous ?

–                   Dans le rêve je pense en moi-même que tant que la tête respire, on peut la sauver, mais que cette absence de corps tout de même, quel handicap, c’est dur à rattraper ! Ce que  j’en fais ? Je n’ai pas envie d’interpréter ce rêve, je le trouve parfaitement clair. Je peux développer cette absence de corps, vous savez que je n’ai pas été un adolescent précoce, sexuellement je veux dire. Effet de la froideur maternelle ? J’étais persuadé que ces désirs que j’éprouvais, j’étais le seul à les ressentir, et que c’était à moi de faire tout le chemin, j’étais dominé par le sentiment de la non-réciprocité absolue dans ce domaine. Dans une large mesure, je crois encore que la femme n’a pas de désir, qu’elle est un être pur, autonome… J’ai reçu bien sûr des démentis, enregistré des appels, je m’y suis rué en réponse, débordant d’incrédulité et de reconnaissance, mais si la demande devient trop nette, si en face le désir s’affiche, ça ne marche pas. Renversement des rôles, c’est moi qui deviens froid, et parfois cruel. La physique de l’amour reste d’un intérêt colossal, remarquez, ce tintouin des langues, des muqueuses, des sécrétions, comment ça s’attire, ça s’agrippe, l’embroussaillement des cheveux, des ongles, des regards, le cartilage craquant des nez et des oreilles, l’éclat des dents qui laissent passer les souffles, les mots sifflants caressants haletants… le grand buisson chaud de la fenière primitive, une deux trois SOLEIL ! Non, la fatigue c’est d’avoir exploré ça à fond avec la même femme et de devoir recommencer, c’est tout le problème du couple une fois formé, comment continuer, comment retrouver chaque jour la bonne distance ? Car sans mise à distance, pas de désir hein ? Le meilleur chez une femme c’est la belle apparence brillante et froide, polie, couvant son feu sous la glace, alors moi en face j’avance comme un brise-glace et nous crachotons des flammes, mais aussitôt après, reconstitution et remise à distance, on redevient l’un pour l’autre des Fuji-Yama, où serait sinon le plaisir de la rencontre, de la fusion – j’allais dire de la profanation ?

–                   Je vois. Et… Maud, vous la rencontrez au pôle ? Au Japon ?

–                   … ? »

Pierre s’autorise de ses rendez-vous chez Hache pour sacrifier plus que de coutume à l’envie de dormir, il est devenu attentif à ses rêves, à comment une tête s’échappe. Depuis qu’il a reçu en pleine nuit, quoique confusément, ce message de la morte, il voudrait noter ce que dit le sommeil. Une partie du moins car le plus souvent comment raconter ? Dormeur entraîné, il soupçonne auprès de Hache à quel point le récit de rêve est un genre faux, les mots ne mordent pas sur la couleur, sur l’affect dans lequel tout ça baigne, et le moyen de restituer ces flux et ces reflux dans la mer ? Raconter ses rêves c’est parler à côté, confondre le corps profond avec son excrément, chercher parmi les crottes de biques du chemin le passage laineux du troupeau.

 

*

 

La vie d’un homme n’est pas tissée que de ses rêves, il porte sur ses épaules une histoire familiale, et à travers ses parents le poids des générations. Au lieu de cette écume douteuse du songe, Pierre aurait pu débrouiller chez Hache par exemple un peu du secret qui façonna Malou, aux environs de 1925, à Fontainebleau… Que s’est-il passé au château d’assez horrible pour qu’Yvette ni Marie-Louise, qui durent souvent y penser, n’en aient jamais soufflé mot ?

Les deux sœurs Faugères se sont mariées dans les années qui suivirent la Grande guerre, Malou avec René, puis Jeanne sa cadette avec André ; nous ne savons rien de leur père, sinon qu’il occupait avec orgueil la fonction de gardien-chef des appartements impériaux, mais depuis quand ? Marie-Louise étant née en 1894, il est peu vraisemblable qu’elle ait tenu son prénom de ce poste convoité, sans doute était-elle déjà jeune fille quand ses parents emménagèrent dans une aile du palais. Combien de pièces, de combien d’époques différentes et de quels styles compte la labyrinthique enfilade de ces vénérables bâtiments, à travers lesquels le père Faugères entraînait la cohorte des visiteurs qu’il haranguait au long des salles du trône, de lecture, des cabinets de travail, des boudoirs, des antichambres et des chambres à coucher ? Et puisqu’Yvette eut l’insigne honneur de dormir dans le berceau du roi de Rome, nous pouvons imaginer Marie-Louise se glissant nuitamment dans la salle de bains de l’impératrice, ou posant subrepticement ses fesses d’institutrice sur les sièges du salon où son illustre homonyme jouait aux cartes, à la bouillotte, à la canasta, ou bâillait d’ennui avec les princesses et leurs dames de compagnie, tandis que son époux courant l’Europe dépliait et maniait de tout autres cartes sur des terrains plus exposés.

Depuis qu’un air enivrant de royauté et d’Empire lui est monté à la tête, l’imagination de Malou ne s’éloignera guère de ces hautes façades incrustées de briques rouges, de ces allées aux buis taillés parmi les bassins et de ces frondaisons qui l’ont bercée ; ni des fresques du Primatice dans la grande galerie aux mappemondes, ni des naïades de stuc qui étirent leurs corps langoureux sous les voûtes de l’escalier que monta et descendit Marie de Médicis avant qu’on n’en fît sous Napoléon un salon, ni de ce sévère mobilier Empire, parfois incrusté des bronzes qui racontent le retour d’Egypte. La fille du gardien-chef passera le reste de sa vie à l’ombre de ces candélabres, de ces commodes et secrétaires aux griffes de lion à jamais plantées dans la haute laine des Gobelins, de ces sphinges hiératiques, de ces portes-fenêtres aux lourdes tentures surmontées de leurs cantonnières, sous les corniches et les plafonds aux caissons richement ouvragés, âme errante parmi ces sièges toujours un peu raides avec, dans les salons d’apparat, la hiérarchie bien marquée des fauteuils réservés aux Princes, des chaises pour leurs épouses et des tabourets dévolus à leurs dames de compagnie, aux parements et coussins de velours tous écussonnés de l’abeille ou des faisceaux que de sa voix sonore le guide vous fait remarquer, de même qu’il attire l’attention des visiteurs sur le F du roi François, blasonnant çà et là les corniches ou le manteau des cheminées.

Chaque soir le château se remet de la bousculade des curieux pressés de piétiner dans ses appartements, ou de s’égayer dans ses jardins, en redevenant après l’heure de la fermeture cette ville minérale hérissée de hautes cheminées, noire et déserte dans la nuit où, à l’exception de l’appartement du gardien, pas une lumière ne brille aux deux mille trois cents fenêtres qui contemplent en silence la cour des Adieux, le parc de Diane ou le bassin du Pot-qui-bout. A quels jeux, à quels rêves se livraient les demoiselles Faugères rendues à la froide majesté de ce décor écrasant ? Descendue dans le parc aux statues solitaires, où à l’automne un érable s’attarde à mettre une note de feu à l’extrémité du grand bassin qu’on découvre depuis la terrasse de Vulcain, Malou aime se pencher et s’absorber longuement dans la contemplation des carpes centenaires, qui remontent de la vase pour cueillir d’une bouche molle le pain qu’elle émiette à la surface si calme des eaux. N’a-t-elle pas élu ces témoins de la vie impériale pour interlocutrices ou confidentes, depuis son mariage que suivit de six ans la mort de Jeanne ?

Jeanne était cette jeune sœur dont une photographie prise au sortir de la guerre nous montre le visage rieur et farouche (alors que celui de Malou s’efforce plutôt à la majesté), mais dont nous ne savons rien, pas même si elle suivit son aînée à l’Ecole normale d’institutrices de la rue de Belle-Ombre. Nous ne savons pas davantage comment les deux fiancés présentèrent leurs demandes, s’ils rendirent de fréquentes visites, et dans quel appareil, au château où les soeurs Faugères durent s’amuser de leur gaucherie devant la grandeur des lieux. Ni si les jeunes couples se rencontraient dans le parc, s’ils en fréquentèrent les grottes, ou pour plus d’intimité s’ils choisirent la proche forêt où ils purent se donner des rendez-vous romantiques à la table du Roi ou à la table du Grand-Maître aux deux extrémités de la Route Ronde, à moins qu’ils n’aient préféré le cadre plus grandiose mais désolé des gorges de Franchart, ou encore à la demande des jeunes filles la mare aux Fées, la grotte aux cristaux ou la mare aux Evées ? Nous supposons qu’ils devaient, pour entreprendre de pareilles expéditions à travers la forêt, louer une voiture automobile ou une calèche, ou du moins au Manège de l’Arbre sec une paire de chevaux, à moins que le château n’ait entretenu une écurie où l’on pouvait monter ceux-ci, mais Marie-Louise et Jeanne, qui assistaient parfois le dimanche aux courses de l’hippodrome de la Sole, étaient-elles assez bonnes cavalières ? Et René ou André, qui tous deux venaient de quitter l’uniforme, savaient-ils conduire, et avaient-ils assez de fortune pour payer à leurs amoureuses ce genre d’escapades ? René ne disposait plus de la ressource de Singer qui, ruiné par la guerre, n’avait pu en 1918 reprendre à son service ce secrétaire alors âgé de trente-et-un ans ; quant à André, nous ignorons de lui jusqu’à sa profession. L’enchantement de ces promenades dans les allées forestières ne cessera de hanter Malou qui pouvait encore auprès de son petit-fils, dans sa chambre du Home, lui réciter les noms magiques – mais Jeanne ?

La cadette n’eut guère le temps d’amasser autour du château beaucoup de souvenirs ; s’il est certain qu’elle épousa André en 1924, quatre années après la naissance d’Yvette, nous ignorons quand celui-ci lui annonça la terrible nouvelle, ni s’il eut le triste courage de la lui dire, ni même s’il la connaissait et se trouvait donc en état de le faire. Le dépistage était-il alors systématique ? Est-ce André qui éprouva sur lui les premiers symptômes de la syphilis, entre la sortie des tranchées et son mariage ? Ou n’est-ce pas plutôt sur Jeanne enceinte que le médecin diagnostiqua le terrible mal, lors d’un examen gynécologique ? Il est peu vraisemblable en effet qu’elle et lui se soient épousés en connaissance de cause ; et s’il est certain qu’André portait dans ses veines le tréponème tout en enlaçant Jeanne et en lui murmurant à l’oreille leurs projets d’avenir, il est difficile au vu des événements qui suivirent d’imaginer le jeune homme à la fois amoureux et sachant. C’est donc Jeanne sans doute, astreinte aux consultations médicales, qui l’apprit la première, et nous devons nous représenter à partir de ce diagnostic, aussitôt confirmé sur la personne de son époux, quelles tempêtes d’accusations et de larmes balayèrent l’aile droite du château, la jeune femme soutenant de ses deux mains avec effroi son ventre en se demandant si son bébé aussi, rompant toute relation sexuelle avec ce tendre mari dans lequel elle découvrait avec horreur leur bourreau, s’isolant dans leur chambre qu’on ne pouvait plus appeler conjugale, où André vint souvent sangloter à la porte en suppliant qu’elle l’ouvre…, jusqu’à cette matinée de printemps où Malou, assise dans le beau salon du premier étage à lire, à coudre ou à guider Yvette dans ses premières tentatives de lecture, vit une grande ombre balayer de haut en bas la fenêtre où elle se précipita aussitôt, criant à l’étage du dessus d’être plus prudent et de mieux tenir les tapis au moment de les battre, avant de découvrir sur les pavés de la cour, retourné face au sol ou au contraire la fixant, le corps inerte de sa sœur.

André Noël étant de la classe 17 fut donc jeté au front à la fin du conflit, pour une durée d’un an, et ne se trouva démobilisé qu’en 1919, contrairement à René, plus âgé de neuf ans, qui traversa pendant quatre ans la Marne, Verdun et les Eparges sans même une estafilade. Les deux beaux-frères revinrent du feu indemnes, apparemment du moins car nous ne savons pas quelles blessures morales affectèrent René, caractère taciturne qui ne parla jamais de la guerre à ses petits-enfants, et nous pouvons considérer la vérole d’André comme un dommage collatéral de sa vie militaire. Que comprit Yvette du drame qui poussa alors son oncle et sa tante à la mort ? Deux mois après l’enterrement de sa jeune épouse – et de leur bébé – nous avons déjà dit qu’André, écrasé de remords et ne pouvant sans elle imaginer de vivre, avait-il conservé de la guerre une arme ou dut-il racheter un fusil à l’armurerie de l’Aigle qui fait face aux communs du château ? se rendit sur la tombe encore fraîche, en lisière de la forêt, s’y coucha et se déchargea proprement une balle dans la tête. Ce coup de feu dont l’écho retentit à travers la vallée de la Sole, rebondit entre les grands rochers et jusqu’aux hauteurs désertiques de Franchart sans émouvoir personne, car on a l’habitude des chasses autour de Fontainebleau et ce n’est pas le gibier qui manque, a perforé la vie de Malou et celle de sa fille Yvette d’un grand trou.

Jamais, en présence de Pierre, sa grand-mère ni sa mère ne parleront de « ces choses-là », où la souillure et la mort touchent si intimement au désir. La vie sexuelle ne peut décidément se regarder ni se dire en face ; celle d’André particulièrement, loin d’ouvrir au plaisir, scelle les bouches dans la conversation et fait frissonner d’effroi dans les lits.

 

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Bien des années plus tard, Pierre se rendit à Fontainebleau où il visita pensivement le château, et le cimetière ; à son retour, il consigna ses réflexions sur un feuillet intitulé « Corde viagère » dont il ne sut que faire, et qu’il enfouit dans ses papiers.

J’entrelace. Le câble laborieux des générations a tissé une à une les fibres spécifiques de cet individu qui m’échappe, moi. Je tresse machinalement mon père avec ma mère, et de plus obscurs ascendants ; je file jour après jour les livres de ma chambre, les paroles volubiles et la provision d’un désir indéfinissable. Je voyage par des chemins de halage curieusement circulaires. De simples paysages, l’amour patient de quelques femmes et l’exercice d’une profession douteuse ont achevé de dresser mon corps, et façonné ses espérances. Si je veux la saisir, l’âme de la corde se brise en éventail et dissipe ses brins. Il paraît que mes deux enfants me ressemblent ; j’observe avec étonnement ces fils divergents. Quant au visage que je rencontre dans les miroirs, il me demeure inaccessible. J’aimerais consigner mes rêves, mais le fil d’or de ces précieux haillons ne se laisse pas coudre à la trame ordinaire de mes réflexions. En revanche, je reconnais trop bien dans ce que j’écris l’épissure malhabile des liens qui me tiraillent entre plusieurs auteurs. L’expression tomber en quenouille se charge à certaines heures d’un sens redoutable. J’aime tout ce qui s’enroule, se tresse et se faufile, stryges, nœuds, feuillages… J’ai la pensée volumineuse. Comme ce tabac au bout de mes doigts qui se consume en gracieuses volutes, et met sur mes papiers un peu de talc gris.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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