Zygmunt Bauman, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes (Jacqueline Chambon/Le Rouergue, 2004, republication en poche Hachette)
Guidé par le maître-mot de la liquidité, le sociologue polonais (professeur émérite à l’université de Leeds, décédé le 9 janvier 2017 à l’âge de 91 ans) explore dans cet ouvrage inégal diverses phénoménologies du lien social, depuis la cellule du couple jusqu’aux relations géopolitiques, en passant par quelques réflexions sur l’ambivalence du tissu urbain, facteur de liaisons et de déliaisons. J’avais publié ce compte-rendu dans nonfiction en 2012, « Le Randonneur » le recueille aujourd’hui.
Cette ambivalence domine nos relations : nous voulons vivre ensemble, mais séparément. Disposer librement de nos engagements et de nos solidarités, circuler sans attaches en survolant la famille ou la société, liquider les clôtures, les racines ou l’étui étouffant des communautés trop organiques, jusqu’au jour où, comme chante Souchon… allô Maman bobo ! Or cette liquidité ou cette disponibilité se dit aussi, au premier chef, de la monnaie. Bauman réfléchit bien au pouvoir dissolvant du marché, et des formes monétaires de l’échange qui rongent en effet et liquident (ou liquéfient ?) des liens plus substantiels, sans que l’argent vienne au centre de ses analyses remplir ce concept de liquidité, qui demeure sous sa plume une métaphore éclairante, mais relativement lâche.
Les technologies nées du numérique accélèrent puissamment cette évolution, et il est évident que la décomposition de nos messages en bits, et nos ergonomies rabattues sur une succession de clics, sont bien en phase avec l’analyse sérielle et l’individualisme tant revendiqué du monde contemporain. De fait, argumente Bauman, nous remplaçons nos liens traditionnels par des connexions, que nous zappons d’un clic. Nous célébrons les ouvertures du réseau en nous épargnant la corvée du tissage, du suivi ou de la durée. L’homme numérique picore, sautille ou virevolte, il entre, sort ou dispose de ses mouvements avec une égale facilité en se réclamant d’une socialité capricieuse, éphémère ou « à la carte ». Don Juan propose un bon modèle de cette enivrante disponibilité, mais la multiplication de ses ouvertures amoureuses ne lui permet pas d’approfondir ce sentiment, ou de mieux le connaître ; héros du survol, du coup bref et des expériences pour voir – pour voir si ça fonctionne dans un domaine où c’est la durée qui compte -, Don Juan apprend à rompre et à recommencer da capo plutôt qu’à aimer .
On connaît le dilemme, énoncé par Schopenhauer, des hérissons sur la banquise : frigorifiés, ils voudraient se blottir au risque de se blesser mutuellement ; s’écartant, ils meurent de froid… Bauman tire d’Emerson une métaphore voisine : pour continuer à patiner sur une glace trop mince, il faut accélérer. Dans les deux cas, la glace désigne un sol encore solide, ou qui n’a pas entièrement fondu, alors que Bauman nous invite à réfléchir sur la soustraction du sol, et de la durée, dans l’exercice postmoderne de nos relations. Cette réflexion aborde donc la question du temps du désir, et son raccourcissement dans la transaction marchande : nos achats, comme nos chats téléphoniques ou sur le net, obéissent davantage aux impulsions et aux caprices de la mode ; et dans la mesure où, sur le marché, c’est le dernier modèle d’une fraîcheur ou d’une nouveauté désirable qui prime, on devine les affinités du jeunisme dominant dans notre culture avec la rhétorique publicitaire et le tapage de la consommation.
Le slogan ou le mirage du sexe autonome figure en bonne place dans cette analyse ; certains voudraient y voir le modèle d’une relation sociale pure, mais cette expression semble elle-même contradictoire tant le fond de nos relations s’avère impur, ou insondable : être deux, zwei, n’ouvre-t-il pas sur le doute, zweifel, médite Bauman en s’appuyant sur l’allemand ? On ne sait jamais rien de définitif sur l’autre, tout couple digne de ce nom évolue au gré d’un hasard immaîtrisable ; nos mondes propres se côtoient sans se pénétrer, ou encore : l’intersubjectivité est tout sauf transparente. Il arrive que le sexe propose à cette intersubjectivité un raccourci, ou l’illusion d’une proximité absolue, vite atteinte ou frôlée en effet mais de quelle durée ? D’ailleurs, peut-on isoler la « chose » sexuelle ? Sa victoire en trompe l’œil ou à la Pyrrhus ne peut nous masquer bien longtemps que la sexualité recherchée pour elle-même tient mal les mirifiques promesses nées du battage ici encore médiatique ou publicitaire ; ou que les frustrations d’homo sexualis rejoignent celles d’homo consumans. « Évitez les étreintes trop étroites ! N’allez pas jusqu’à la crampe, restez cool ! Ne confondez pas le réseau avec le filet !… » Ces injonctions d’une communauté réduite à des relations sexuelles sans danger, entendons non seulement sans infection mais désaffectées, sans conséquences à long terme, semblent typiques des fausses bonnes nouvelles claironnées par notre société liquide.
Dans ce contexte, les bonnes technologies de la nouvelle ingénierie sociale sont celles qui concilient un optimum de proximité et de distance. Le succès foudroyant du téléphone portable, par exemple, tient dans ce service oxymorique : vivre ensemble séparément, n’avoir que des relations « si-je-veux » (la mauvaise proximité qui suscite aujourd’hui impatience ou allergie, c’est celle que je ne peux pas mettre en stand by ni zapper). Le social devient optionnel, exempté des antiques malédictions du lieu et du lien – mais mérite-t-il encore le nom de société ? Le monde de nos relations est menacé de se changer en centre commercial ; l’homme sans qualité de Musil est devenu l’homme sans liens, c’est-à-dire homo oeconomicus réalisé, enfin détaché de la sphère poisseuse des anciennes communautés. Mais cette nouvelle société (ou Gesellschaft) peut-elle survivre sans l’apport sous-jacent des anciennes, primaires ou plus substantielles communautés (Gemeinschaft) ? Nous fêtons des émissions de téléréalité (« Le Loft », « Le maillon faible » ou « L’île de la tentation »…) qui nous enseignent la défiance en mettant avant tout en pratique la jetabilité des êtres humains ; de même la flexibilité tant vantée des marchés conjugue fluidité, fragilité et fugacité – le contraire de la fiabilité.
À partir de ces réflexions bienvenues, Bauman étend son enquête en direction des nouveaux agrégats urbains, puis des camps de réfugiés et des personnes déplacées, pour traiter in fine des partages géopolitique entre le fluide et le stable (l’État), le dedans et le dehors… L’ouvrage lui-même se dilue et perd son fil ou son tranchant, au point que le dernier quart du livre semble une pièce rapportée, sans grand rapport avec le titre. Mais les questions qu’il a d’abord soulevées, et les dangers pointés au cœur même des nouvelles technologies et des promesses qui rendent notre monde excitant, ne peuvent laisser personne indifférent.
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