La forme argent de l’échange déploie sans limite apparente le royaume de la marchandise. Le jeu consiste à étendre la mobilité quasi liquide de tout bien ou service qui a réussi à prendre une valeur monétaire. L’essor du capitalisme dépend ainsi des mille et une ruses par lesquelles on parvient à rendre payant ce qui se donnait ou s’effectuait d’abord gratuitement ; comme l’eau ruisselant en rigoles, l’argent cherche partout et sans relâche à investir de nouvelles niches. Et l’homme d’affaires avisé mesure toute chose à travers son prisme. « Le Pape, combien de divisions ? », ironisait le maître du Kremlin à l’époque des luttes antireligieuses. La banque du Vatican, combien de devises ? interrogerait aujourd’hui le trader.
L’empereur Vespasien a laissé son nom aux chalets de nécessité grâce auxquels l’opération de la défécation, sinon l’excrément lui-même, exigeait sa pincée de sesterces ; « non olet », commenta l’inventeur de ce revenu modeste, les piécettes de l’équivalent général n’ont pas d’odeur. Cette maxime de la transsubstantiation monétaire éclaire à merveille un trait majeur de l’activité marchande, son potentiel cynisme : la réduction de la marchandise à sa pure valeur d’échange ne considère l’objet ou le service qu’à la froide lumière du paiement comptant,donnant-donnant. Le marchand d’armes héros du film Lord of war vend ses avions ou ses caisses de cartouches au plus offrant, sans s’intéresser au régime politique avec lequel il traite ; l’assassin ou le terroriste trouveront sur le marché leurs substances chimiques au même prix que le jardinier ou le médecin, etc. Un bien utile pour l’un sera nuisible dans les mains d’un autre, sans que cette différence affecte le calcul de son ophélimité (sa valeur comptable) au moment de la transaction.
C’est ainsi que nous voyons le calcul monétaire pénétrer les sphères les plus intimes ou sacrées de la vie. On réprime certes le trafic d’organes, et notre législation interdit le négoce des mères porteuses, mais cela n’est pas vrai de tous les pays. La prostitution donne une forme burlesque à l’affichage des prix, combien de pipes pour une sodomie, ou de simples passes pour une nuit entière ?… De leur côté, les assurances doivent calculer le prix de la vie humaine (en fonction de l’âge), celui de la souffrance et des handicaps subis en cas d’accident ; et les divorces sont l’occasion d’âpres négociations touchant non seulement le partage des biens mais l’évaluation des services apportés par chaque conjoint à l’éducation des enfants, à la tenue du ménage, voire à la mise en visibilité du couple et à sa « valeur sociale »… Nous acceptons sans rechigner de payer pour des biens jadis gratuits mais devenus rares, ou dont on organise la rareté, comme les emplacements de stationnement dans les rues des villes, l’accès à des zones naturelles privilégiées (parcs de montagne, plages…), l’eau mais peut-être bientôt l’air pur, ou le silence ; de même l’écoute d’un psychanalyste est dûment tarifée, alors que le même bavardage chez le coiffeur ne fait l’objet d’aucun supplément, non plus que le sacrement toujours gratuit de la confession.
À vrai dire c’est le temps lui-même, ce fond impalpable de nos vies, que le capitalisme a très vite évalué en espèces sonnantes et trébuchantes. Les Conseils à un jeune négociant de Benjamin Franklin (cités par Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme) sont demeurés célèbres : « Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent. (…) Souviens-toi que le crédit, c’est de l’argent. (…) Souviens-toi que l’argent est, par nature, générateur et prolifique. L’argent engendre l’argent, ses rejetons peuvent en engendrer davantage (…) ».
L’extraction de la valeur s’entend, littéralement, dans l’évolution du capitalisme qui a glissé des grandes propriétés agraires aux entreprises industrielles, puis aujourd’hui aux manipulations purement symboliques de la spéculation financière. Dans L’Âge de l’accès, Jeremy Rifkin explique les nouvelles règles du jeu, qui défont la propriété en lui préférant désormais le développement des services, et l’enchaînement du consommateur à tout un réseau de relations commerciales déclenchées par l’acquisition de l’objet. Il est avantageux dans ce nouvel âge de ne pas posséder, mais de louer – « Don’t own it, use it ! » –, avantageux de vendre non le produit lui-même mais ses différentes fonctions, jusqu’à transformer l’ensemble de nos vies en une gigantesque expérience commerciale.
La plus-value ou le profit s’extraient d’une gangue d’opérations de moins en moins matérielles, les flux financiers se détachent et s’autonomisent ; malheur aux investissements lourds dans la terre, la pierre ou le foncier ! De la mobilité, de la réactivité ou de la liquidité du capital dépend son meilleur rendement. (Tom Wolfe, le romancier américain duBûcher des vanitésqui racontait les tribulations d’un trader, a décrit depuis, dans Un homme, un vrai, l’affrontement de deux âges du capitalisme en montrant un gros propriétaire foncier de Géorgie encore sentimental et fruste en lutte contre les banquiers d’Atlanta, qui le dépècent minutieusement.) Le profit migre des valeurs foncières aux valeurs toujours plus mobilières. Gide a clairement anticipé ce mouvement dans Les Nourritures terrestres où nous voyons Ménalque, le maître de Nathanaël, prêcher le détachement : ne laissez pas vos propriétés (idolâtres, ostentatoires) vous déterminer car posséder, c’est être possédé. Ne fixez pas vos désirs, demeurez volatils, libres de vos investissements ici ou là, jouissez des occasions, de l’éphémère ou de l’instant… Pour mieux coller à cet idéal, Ménalque a commencé par liquider ses avoirs en transformant sa considérable richesse, constituée d’achats de tableaux, en titres financiers ! Cette éthique de la disponibilité est très ambiguë, comme le remarque Jean-Joseph Goux, la vérité ou l’avenir de Ménalque c’est le trader.
Ce modèle boursier et sa généralisation moderne, sur lesquels nous allons revenir, ont été finement perçus et médités par Paul Valéry. « Il disait : ‘l’or est comme l’esprit de la société’ » ; ce mot de Monsieur Teste pourrait être de Gobseck mais l’époque a changé, et le héros de Valéry vit de (médiocres) opérations boursières – une Bourse connotée négativement par son potentiel destructeur. Plus tard dans La Liberté de l’esprit (1939), Valéry envisagera plus favorablement cette ruine du fondement ; c’est l’époque de Mon Faust, où l’homme comme le Diable se nomment « l’esprit qui toujours nie » (et Valéry se souvient sans doute, à l’acte I du deuxième Faust de Goethe, de l’épisode méphistophélique du papier-monnaie qui rétablit la confiance et la prospérité de l’Empire). Il remarque à présent à quel point le langage de l’argent, nouvel interprétant et opérateur symbolique universel, a envahi l’ordre intellectuel ou spirituel ; l’économie est devenue paradigmatique de tous les intérêts humains, on investit, place, achète, produit, consomme, offre, demande ou spécule dans les activités spirituelles autant que matérielles, si bien que valeur par exemple s’applique uniformément à blé, pétrole, État, politique…, dans une Bourse généralisée. Cette valeur fluctuante est index sui, elle déclare son prix au moment de la cotation sans reste ni possibilité d’appel. À l’encontre des philosophes toujours portés sur les valeurs idéales, Valéry trouve cette homologie excitante, mais son observation se teinte également de mélancolie : tout croule ou s’écoule, et les valeurs de l’Esprit glissent à la corbeille, voire à l’égout.
La mobilisation de la richesse, toujours plus liquide dans le transit continu des biens immobiliers aux investissements industriels, au négoce, puis aux avoirs financiers, préfigure le devenir de notre monde : le foncier glisse, l’objet se dérobe. De nouvelles formes de richesse apparaissent et dominent, bons du Trésor, fonds communs de placement, SICAV, obligations…, drainant de tous côtés l’épargne dormante, liquéfiant les avoirs. La philosophie de Nietzsche enregistre ce mouvement, et se tient là derrière en embuscade : la transmutation des valeurs advient par la montée en puissance de l’individualisation des désirs, de l’histoire ou du concours de circonstances (kairos) qui président à leur formation, éclipsant la substance stable et la référence à un garant universel (étalon-or, Dieu ou ciel platonicien). Un certain sujet d’abord stable et défini dans ses propriétés fait de même ; il devient corrélativement volatil, fiévreux, excité à mesure qu’il se rapproche de l’autre modèle de l’investisseur, le spéculateur boursier qu’il faut maintenant présenter.
Laisser flotter la valeur
La Bourse analysée avec perspicacité par Proudhon, dès son Manuel du spéculateur de 1857, précipite la « dissolution d’une époque », en renversant les couples conceptuels qui structuraient l’ancienne philosophie ; clairement anti-platonicienne, la Bourse invite à considérer non les fondamentaux d’une valeur mais l’opinion que les opérateurs s’en font sur le marché, lequel a toujours et en dernière instance raison ; le boursicoteur ne peut que se plier aux jeux de la méta-représentation, qui remplace l’observation des faits par celle des fluctuations de l’opinion, qui raisonne sur les raisonnements des autres, ou qui tente d’évaluer les répercussions du marché global sur telle action locale, toujours solidaire des autres titres et du mouvement général. Dans ce nouveau monde boursier, le positivisme des faits ne peut rien contre la météorologie de la croyance ou du crédit – à la fin du roman Cendrillond’Eric Reinhardt, le trader Steve Still, persuadé que les valeurs de la net-économie sont surévaluées, les joue fortement à la baisse, mais contre toute attente et par malheur pour lui elles continuent désespérément de monter. À quoi bon avoir « objectivement » raison si le marché (l’opinion) vous donne tort ?
Il faut, pour comprendre pleinement ce grand tournant, remonter à Walras et au courant marginaliste, également défendu par l’économiste Charles Gide qui servit de père à André. Ces nouveaux théoriciens de la valeur ne considèrent plus celle-ci sous l’angle de la production, comme Marx la calculant par la quantité de travail objectivement incorporée dans la marchandise, mais par la consommation : la valeur se définit par l’accord que trouvent autour d’un bien ou d’un service le vendeur et l’acheteur, à l’instant t. Qu’il s’agisse d’un verre d’eau ou d’une toile de Picasso, c’est l’attraction, la désirabilité ou l’utilité au sens large qui font la valeur (subjective, momentanée et toute différentielle) de l’objet. Rien n’ayant de valeur en soi, celle-ci n’exprime jamais que la marque scintillante déposée par notre désir sur chaque objet. La marchandise est un don du désir et non plus de la peine, ce nouveau paradigme trouvant sa meilleure illustration dans le marché de d’art : le temps passé par Picasso à peindre une toile n’est nullement pertinent pour le calcul de son prix, lequel dépend du seul désir ou du goût des acheteurs qui autour d’elle enchérissent. Être marginaliste, c’est donc voir dans une salle des ventes le modèle du marché à l’état pur.
La valeur ainsi indexée sur le désir devient malaisée à prévoir. Un adage marginaliste de base énonce certes que plus on mange, moins on a faim… Mais à partir de combien de robes ou de chaussures la coquette cessera-t-elle d’en acheter ? Au-delà de quelle quantité de livres le bibliophile se détournera-t-il de collectionner ? Comment calculer la désirabilité ? Et notamment celle de l’argent ; si tout désir est médiatisé (exprimé ou représenté) par la monnaie, le désir d’argent trouve en lui-même peu de limites : comment vient à chacun le sentiment d’en avoir assez ? Le mimétisme qui fait que les hommes se comparent entraîne au contraire leurs comportements dans une spirale sans frein. Un trader en particulier, pour prendre l’exemple extrême ou récent de l’homo oeconomicus, enviera toujours un autre trader plus riche, plus chanceux ou plus digne d’émulation. L’argent sert moins en effet à assouvir des besoins qu’à donner du prestige ; le désir qui a pris la forme argentdécroît difficilement avec sa satisfaction, son inassouvissement est constitutif.
Le modèle walrasien, qui trouve dans la Bourse son éclatante confirmation, remplace la stabilité relative de certaines valeurs par le jeu généralisé des différences propres au désir. Comme écrit fortement Jules Romains dans Cette lueur à l’Est (Les Hommes de bonne volonté, XIX) : « Il n’y a plus de valeurs, il y a des différences. Acheter pour vendre, vendre pour acheter. L’argent (…) tire son énergie de la vitesse qu’on lui donne. (…) Tu achètes, tu vends, tu achètes, tu vends, avec le moins de temps mort possible. » La fixité est partout disqualifiée, la richesse dépend du mouvement, de la disponibilité. Dans l’aphorisme 292 de La Volonté de puissance (II), Nietzsche évoque superbement ce « traître scintillement de l’or au ventre du serpent de la vie ». L’or lui-même est devenu traître dans ce capitalisme nouveau, qui ne reconnaît plus de parité fixe ni d’étalon-maître. Et le trader accomplit le programme énoncé par Jules Romains (ou déjà Benjamin Franklin) en tirant profit dans le temps le plus court de la différence momentanée la plus minime entre deux marchés, grâce au réseau des ordinateurs. Qu’est-ce que spéculer, sinon anticiper ? Non pas considérer ni chercher la valeur objective de tel titre, mais ce qu’il vaudra demain, ou dans une heure ; le contenu devient subalterne, et s’efface devant les différences d’appréciation ; spéculer c’est parier sur l’écart, la nouveauté ou l’émergence, anticiper les goûts des autres en les captant dans des signaux avant-coureurs, les frémissements de la rumeur, les frissons de la mode.
(à suivre)
Laisser un commentaire