J’entends comme chacun, dans notre contexte d’urgence électorale, d’étranges raisonnements ou prises de position : certains, jugeant l’offre du premier tour « débile », ne se sont « reconnus » dans aucun candidat et se sont donc abstenus. Ces gens ne les représentent pas, le compte n’y est pas. Pauvre usage à tout faire du mot représentation, ici perverti ! Le second tour aggrave évidemment ce risque de non-reconnaissance, donc la décision d’abstention – ou de voter nul ou blanc.
Cette exigence de reconnaissance éclaire à sa façon notre lassitude démocratique. Les individus aimeraient se projeter dans les personnalités en lice, mais la douzaine des choix proposés ne permet pas d’ajuster cette exigence d’identification, ils sont trop eux, pas assez moi… Le concept de représentation se trouve rabattu ici sur le mode narcissique du miroir, vous n’êtes pas moi, vous n’aurez donc pas ma voix ! On confond la politique avec le show-biz ou avec une offre de vedettes médiatiques et de people entre lesquels chacun fait son marché pour s’accaparer leurs images, grappiller leurs tics ou quelques anecdotes de leurs biographies, sans conséquence tant qu’il s’agit d’un jeu superficiel de miroir qui laisse le monde en l’état.
Et certes l’offre politique côtoie cette foire aux rôles ou à ces images dont chacun s’habille, mais une élection ne saurait s’y confondre : il y a les programmes, un contexte, des échéances et des conséquences bien réelles qui découleront du choix de chacun. L’isoloir n’est pas un miroir, ni une cabine d’essayage. L’abstention, dans ce cadre, me semble frôler dangereusement une conception narcissique ou consumériste de la chose publique.
Voter n’est pas se réclamer d’une personne ou d’un candidat mais, dans un affrontement binaire comme celui de dimanche prochain, faire le choix du moindre mal, ou celui d’éviter le pire. La décision politique, cette arène où chaque citoyen est invité à descendre même s’il en comprend si peu, consiste par définition à passer des compromis, autrement dit à lâcher quelque chose de sa précieuse, de son ineffable identité pour calculer, au-delà de ses intérêts propres, quelque chose d’un bien qu’on puisse dire commun.
Le jeu politique en d’autres termes me décentre, voire me trahit, mais c’est toujours au nom d’une entité qui me dépasse, d’une altérité avec laquelle j’accepte de cohabiter. Un réel plus vaste que le chétif petit moi me dicte un choix qui ne me ressemble pas, mais qui représente, à cet instant, une forme d’espérance en un avenir à façonner et partager. C’est le moment (dirait François Jullien) de décoïncider.
Ou pour le dire avec Aragon (dans le poème de 1943 « La rose et le réséda », qui s’efforce de réunir les deux composantes, gaullistes et communistes, chrétiennes et athées, de la Résistance), « Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ces querelles / Au cœur du commun combat… »
Ou pour rappeler une distinction célèbre due à Max Weber (Nathalie Heinich vient de poster sur le site du Nouvel Obs une tribune à laquelle j’emprunte ces lignes) : « …l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. La première consiste à agir en fonction de ses valeurs, la seconde en fonction des conséquences présumées de ses actes. La première met au premier plan la pureté des intentions, la seconde l’efficacité pragmatique des actions.(…) Dois-je voter au plus près de mes convictions, au risque de voir advenir des conséquences que je n’approuverais pas ? Ou bien dois-je voter en calculant les effets de mon choix, quitte à être infidèle à mes valeurs ? »
Parce que la politique concerne la gestion du commun (ce « commun combat » prôné par Aragon), et parce que ce commun sera toujours aux yeux de chacun foncièrement impur, il me faut faire dans ce cadre (que je n’ai pas posé) des choix infidèles à mes préférences intimes, voire carrément déviants ou déplaisants – mais toute recherche du commun exige ce type de sacrifices.
Dimanche prochain, je laisserai donc mon narcissisme au vestiaire pour aller voter.
Laisser un commentaire