L’isoloir n’est pas une cabine d’essayage (2)

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Un ami grenoblois, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques, m’interroge hier sur notre inaptitude (ou nos résistances) à admirer nos dirigeants, ou à mesurer la complexité de leur tâche, les difficultés du statut qu’ils doivent endosser une fois élus ; l’élection constitue en effet ce moment où le candidat dépouille son rôle de simple citoyen pour devenir un homme pleinement public, c’est-à-dire pour agir et penser non en fonction d’un cercle privé, circonscrit aux intérêts de sa personne ou de sa famille, mais à la taille d’un monde véritablement commun qui les dépasse, capable d’englober une infinie pluralité de subjectivités, d’opinions ou de passions diverses… Pourquoi, me demande ce collègue, ne percevons-nous pas mieux la nature de cette mutation, ou les exigences qu’elle impose ? Pourquoi persistons-nous à juger nos hommes politiques (leurs mouvements, leurs décisions) à l’aune des intérêts privés qu’ils ont cessé, en principe, d’incarner ?

L’ecclésiastique qui a embrassé une carrière religieuse a renoncé, en principe, à certains développements ouverts aux laïcs comme l’enrichissement, le mariage et la procréation, les joies d’une activité sexuelle, etc. Celui qui embrasse une carrière politique se plie de même à une sensible mutation : il adopte ou il s’efforce de faire sienne, pour le dire avec Kant et les philosophes des Lumières, une mentalité élargie, c’est-à-dire un mode de pensée ou de jugements non plus centré sur le narcissisme impérieux du moi-je, mais sur le bariolage ou les variations infinies d’un monde qu’on puisse dire un tant soit peu commun, étranger aux intérêts particuliers et aux profits individuels des différents sujets. Accéder à la stature d’un personnage politique suppose qu’on laisse au vestiaire son attirail ou sa défroque d’homme privé ; et cette notion de stature implique bien il me semble la sorte de transcendance qui s’attache à ce rôle, ou à cette fonction. L’homme politique, qui domine par définition ses contemporains, les surplombe, ou regarde d’en haut des intérêts privés qui ne sont, en principe, plus les siens ; il pense, il agit et se meut à une autre échelle. 

À ce stade de la discussion, nous tombons d’accord Alain et moi  sur cette mise en transcendance qui explique la difficulté qu’ont les simples sujets à évaluer correctement leurs dirigeants, faute d’accéder eux-mêmes à cet espace élargi du jugement où la vie doit s’appréhender non seulement comme la mienne mais comme celle de beaucoup d’autres sujets, dans une étroite solidarité d’actions et de réactions : vivre ou penser politiquement, c’est penser et se rapporter à soi comme aux autres ; à une multitude indénombrable d’autres… 

Et c’est alors que je resonge à un ancien billet de ce blog que je signale à mon interlocuteur, « L’isoloir n’est pas une cabine d’essayage », où je tentais il me semble de pointer cette difficulté : comment faire du collectif avec une juxtaposition de narcissismes, comment extraire ou promouvoir un nous d’un agrégat informe de moi-je ?

La cabine d’essayage, avec son miroir et ses rideaux virevoltants, réalise le tabernacle de nos petits narcissismes, quelle robe, quel costume revêtir qui épouse au mieux ma silhouette, qui la magnifie et me donne l’avantage dans la guerre quotidienne des ego ? Par quel supplément bien choisi d’étoffe ou de colifichet me grandir, et une bonne fois faire le beau ? Le recueillement permis par ces fragiles cabines ne comporte aucune vertu morale, et encore moins politique, même s’il s’agit de s’y regarder soi-même comme un, ou une autre, changé(e), métamorphosé(e) par la magie du nouvel habit ; tout le dispositif de la marchandise vestimentaire ne vise qu’à servir la promotion de la personne privée, à étendre sa faculté de séduire, d’habiter mieux son corps et d’être bien dans sa peau… 

Il est tentant, fatal peut-être pour ceux et celles qui fréquentent trop ces aimables (ou frivoles) cabines, de les confondre avec la visite plus sévère, et solennelle, de l’isoloir. De quoi celui-ci devrait-il en principe nous dépouiller ? Du regard des autres sans doute, qui doivent ignorer quel candidat mon élection choisit, et par ce secret éviter les pièges du vote ou des acclamations à mains levées : l’isoloir garantit (autant que faire se peut) la formation d’un jugement personnel, ou l’expression d’une subjectivité qui ne soit pas de la meute. Mais évite-t-il cet autre piège, de choisir le ou la candidat-e qui me représente bien ?

Toute la difficulté de notre démocratie semble de bien entendre ce terme usé, ce mot-valise de représentation (auquel j’ai consacré un livre aujourd’hui en Poche-Découverte, La Crise de la représentation). L’homme ou la femme qui me représente n’a pas à me ressembler ; pas plus que je ne suis tenu moi-même à m’identifier à lui (à elle), ou à faire de lui (d’elle) mon totem, mon modèle, mon vêtement ou mon supplément d’âme. À ce chapitre du vêtement, on voit pourtant les supporters ou les électeurs de tel candidat-président porter des tee-shirts à son effigie, ou arborer comme l’âne porteur de reliques les symboles de son programme, les couleurs ou les colifichets qui signalent sa puissance…  C’est ainsi que Donald Trump émerge de ses meetings comme d’une houle de manifestants tous habillés de ses drapeaux, casquettes ou badges identiquement reproduits : voter pour Trump, c’est fusionner.

Il semble très difficile aux citoyens que nous sommes de ne pas nous identifier au candidat de notre choix ; de ne pas revêtir, dans l’isoloir, son programme ou ses mots comme un vêtement.  Cet effet-de-chasuble pourtant, inévitable peut-être dans la surdétermination magico-religieuse de nos fêtes électorales, n’a qu’un temps ; car si je choisis un tel parce qu’il me ressemble, ou parce que  je dois pour d’obscures raisons m’identifier à lui, l’imaginaire de ce mécanisme aura tôt fait de se retourner en son contraire, l’élection (narcissique) en répulsion ou l’amour (du trop semblable) en haine : celui que je prenais pour mon gonfalon, mon totem, le tabernacle ou l’arche de mes valeurs n’en était pas digne, et je vois bien à ses premiers faux-pas qu’il ne me ressemble décidément pas. Et je m’empresse de remiser ce vêtement choisi trop vite, de rejeter ce miroir déformant…

Un tenace ressentiment s’attache ainsi à une notion étriquée, ou trop narcissique, de la représentation démocratique. Laquelle n’a pas pour fonction de sélectionner des surhommes, des pères tout-puissants ni des semblables trop flatteurs, mais de simples hommes et femmes dévoués au bien commun, et à une vision élargie de notre vie publique.

Publique, qu’il semble difficile de bien entendre ce mot ! De le faufiler dans le concert (le tohu-bohu) des opinions partisanes, des dialogues de sourds et des chevauchées carnavalesques de nos débats parlementaires… Comme ceux-ci semblent loin des préceptes posés par une réflexion convivialiste, dont je me réclame et à laquelle je consacrerai le rappel d’un prochain billet.

Mais celui-ci, pour répondre aux questions que se (et me) pose Alain, permet peut-être de mieux comprendre le tenace ressentiment qui s’attache comme une ombre portée à notre vie démocratique, ou pour mieux dire consumériste, narcissique, individualiste ou néo-libérale ; et du même coup le bashing rampant, et à mes yeux souvent injustifié, qui a tôt fait d’accabler notre personnel politique, au premier rang duquel Emmanuel Macron.         

8 réponses à “L’isoloir n’est pas une cabine d’essayage (2)”

  1. Avatar de Alain Faure

    Merci Daniel, le débat est lancé. La fièvre politique qui monte fait perdre au rituel de l’isoloir sa charge solennelle et les colères citoyennes relèguent les arènes électorales à de simples théâtres d’ombres (et les élus à des marionnettes). Pourtant, lorsque l’on prête attention aux émotions fortes qui accompagnent l’engagement en politique des élus de territoire, on repère des ressorts d’enthousiasme qui contrebalancent les passions tristes de l’époque. Comment prendre la mesure et faire le récit de ces lueurs et de ces promesses ? https://enigmes.hypotheses.org/12296

    1. Avatar de AB du Pont de Cé
      AB du Pont de Cé

      Bonjour les amis !

      En ce jour de la Saint-Valentin, bonne fête à tous, si le cœur vous en dit !

      Revenons à nous, à ce que nous appelons les choses sérieuses.

      Ce soir, nous serons quelques centaines dans un petit village de Vendée pour voir et écouter sur écran géant,

      l’auteur de « Mémoricide » en direct sur une chaîne de résistance, première chaîne d’information de France.

      Rêvons…Pourquoi pas, mes bons seigneurs ? Où plutôt imaginons, Messieurs Faure et Glucksmann avec nous sur les bancs de cette école abandonnée. Autour d’une table de ferme, au fin fond d’un coin perdu, sait-on jamais, peut-être après moult discussions charpentées, repartiraient-ils avec dans le coffre de leur voiture confortable, quelques petites choses données pour le plaisir de faire plaisir. Et tout ce petit monde de se dire au revoir, le sourire aux lèvres…

      Pourquoi pas ?

      D’un côté ceux qui voient que Monsieur Trump a fait en quelques heures ce que des bandes d’incapables entretenus par les généreux contribuables n’ont pu faire pendant des décennies et de l’autre des cohortes de jaloux et d’envieux qui voient chez le président confortablement élu, ce pelé, ce galeux d’où vient tout le mal, l’homme à abattre par tous les moyens. Deux blocs irréconciliables ? En est-on si sûr, les amis ? Je ne répondrai pas de façon catégorique par la négative avant d’essayer de mettre cartes sur table.

      François de Closets, un jour, dans une correspondance privée avait bien vu les choses. « Point d’homme providentiel, seulement des grands citoyens. » Qui peut dire qu’une vraie discussion est impossible entre le chercheur de gauche bien payé du CNRS et le simple citoyen d’en bas « qui vote Marine », comme ils disent, et dont la retraite de travailleurs de base n’excède pas le seuil de pauvreté ? Répondront en chœur par un non sonore, la troupe des gens bien endentés qui en sont restés à une « simple loupe » dont l’anagramme est « Le populisme ».

      Et pourtant, on peut renverser la table sans pour autant pérorer sur la transitivité des âmes et sur un symbolisme souterrain, fondement de l’idéal communautaire. La démocratie n’est-elle pas, à sa manière, un laboratoire?

      Et qui sait si en française démocratie, il n’existe point des interactions, des interconnexions autour de lois encore mal définies de la conscience collective, sur lesquelles, des esprits libres pourraient se pencher sans pour autant faire partie de tous ces diplômés qui affichent leurs grades et leurs titres, en suscitant la sainte colère d’un Régis Debray qui ne l’entend pas de cette oreille, lui qui a plus appris avec les mineurs d’étain de Bolivie que dans les cours de Merleau-Ponty, bonnes gens !

      Seulement si tel laboratoire existe, comme je le crois, est-il localisable ? On connaît la réponse de l’homme politique.

      Elle m’a paru juste.

      Le débat est ouvert, passionnant, difficile…Oui, on a du pain sur la planche.

      On peut hausser les épaules et s’en aller en ricanant. On peut aussi prendre la chose à bras-le-corps et, peut-être, entre nous, trouver des éléments de très vraie réponse.

      Qui saura ? Oui, qui saura ?

      AB du Pont de Cé

  2. Avatar de Anetchka
    Anetchka

    Isoloir- cabine d’essayage, amusante analogie, cher Daniel!

    Démocratie en place publique avec ses rhéteurs, déclamateurs, et autres phraseurs qui font jongler arguments, énoncés plus ou moins ordonnés, pragmatique du discours (des rhèmes et des thèmes à gogo ), mimiques et attitudes corporelles, sans parler des habits qui font signe, eux aussi, des accessoires quelquefois, avec le décor théâtral qui l’encadre, et la musique d’échauffement.

    Et puis l’isoloir, où tout se calme, se concentre, et où autrefois à Florence, on usait de fèves noires ou de fèves blanches en guise de bulletins de vote.
    Un progrès sans doute comparé aux votes d’acclamations avec effet de foule où la liberté de choix était un peu compromis…

    Que ce soit pour le cas de Trump, ou de candidats plus ou moins charismatiques de nos contrées, on n’échappe pas à l’oscillation entre incarnation- identification et représentation -mandat. La première joue avec le pathos, la sensibilité, et la seconde renvoie à la réflexion et au raisonnement. Si les deux facettes parviennent à se conjuguer, que l’art oratoire et l’adhésion aux idées et projets marchent de pair , l’électeur est convaincu.

    Les foules américaines des meetings avec leur « effet chasuble » (casquettes MAGA- drapeaux-badges pour ce qui est de Trump) sont nettement plus extraverties et exubérantes que chez nous. Peut-être est-ce dû à l’individualisme et l’isolement des citoyens américains répartis sur cet immense territoires, beaucoup plus marqué qu’en France, de sorte que les regroupements tous les quatre ans deviennent volontiers festifs, théâtraux et carnavalesques.

    Si l’incarnation – identification a semblé très prononcée au dernier vote Trumpiste, c’est peut-être que la convergence des No Way /Never More vis à vis de l’équipe précédente était portée au paroxysme. On a observé une curieuse convergence de mouvements woke-broke » , de gueux et cow- boys remontés contre les élites et autres cols blancs vus comme perchés dans leurs gratte-ciels et ignorants du bas- peuple, de mouvements anti-migrants, anti-globalisation, de fervents partisans d’une liberté XXL, anti-normes excessives, anti- encadrement intrusif. Et tout cet ensemble s’est trouvé associé …à la High Tech, ses projets futuristes, et son grand balayage prévu de l’état profond administratif, incarnée par Elon Musk ! Un magma improbable qui a fonctionné…Aux analystes de turbiner! Notre Vendéen s’y efforce, et bien d’autres de tous bords y vont de leur hypothèse.

    Est-ce que l’électeur Trumpiste a effectué un choix narcissique ? Mais alors comment expliquer le binôme qu’il forme avec son jeune acolyte si dissemblable hormis la caquette MAGA et un jeu corporel très prononcé? Comment expliquer aussi que des milliardaires puissent représenter des mal-lotis ? Le American dream revitalisé?

    Bref il y a plus de questions que de réponses… J’ignore si ce choix a relevé de la cabine d’´essayage. Le voile sera en partie levé lors des Mid Terms, qui ponctuent la vie démocratique américaine….Le verdict sera instructif puisque le vent outre-Atlantique nous parvient le plus souvent quelques années plus tard…

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      L’analogie, en effet stimulante, reste à creuse chère Anetchka ! Je répondais ce matin à Philippe Ratte, qui m’objecte l’ampleur de la lame de fond du trumpisme, qu’il faut assurément prendre la mesure de cette mutation, en gros : si j’essaye, depuis sa première élection, de penser cette rupture des règles du jeu, je suis surtout sensible à l’appel de désinhibition produit par Trump : ses écarts de langage, de moeurs, de conduite en général ne peuvent que séduire ceux qui ne jouent pas le jeu (convenu, révérencieux précédent) et qui cherchent une accroche plus charnelle ou directe avec « le peuple ». En bref, c’est sa fortune qui séduit (il a réussi pour lui, donc il réussira pour l’Amérique), et l’installation très voyante à ses côtés d’Elon Musk renforce cette adoration du veau d’or, dont ses électeurs rêvent qu’un peu de cet or ruisselle en leur faveur. Nous assistons à la substitution brutale de l’échange économique aux joutes politiques et idéologiques dans ce bien réel tournant, et sa naïveté, ou sa profonde inculture : les propos tenus sur la reconstruction de Gaza en riviera sont particulièrement représentatifs de cette mentalité à très courte vue, comme le Moyen-Orient serait plus heureux s’il était gouverné par des tours operators ou des promoteurs immobiliers !… Exit l’histoire, les religions, l’attachement à un sol, à une tradition, etc.
      Autre détestable aveuglement ou massacre du « commun » par une vision à très courte vue, le déni du réchauffement climatique et de la crise écologique… Ces gens rivés à une conception très archaïque de l’économie (donnant-donnant) ne veulent rien savoir d’une écologie qui est de l’économie au sens large, ou au service d’un plus large cercle…

  3. Avatar de PHILIPPE RATTE
    PHILIPPE RATTE

    Cher Daniel

    j’aime bien cette notion d’ « effet de chasuble », que tu développes. Mais as tu remarqué que même les ecclésiastiques se dérobent (le mot tombe juste) toujours davantage à revêtir cet attirail; que les profs ont pour leur part depuis longtemps abandonné toute vêture de fonction (pense au père dûment cravaté en blouse de Marcel Pagnol, comparé au négligé vernaculaire des «enseignants » (le terme lui même est déshabillé de toute pompe) de nos jours, dans leur tenue comme dans leur langage, et même leur orthographe ). Que les juges soient en robe ne reste compris que parce que dans les films américains ils portent perruque, mais qui y voit encore la nécessité que la Justice soit rendue par les robes et non par les individus qui sont dedans ? Les militaires eux mêmes dépouillent l’uniforme chaque fois qu’ils le peuvent, et, dans leur garde-robe de service, préfèrent le battle dress, qui réfère à un emploi de terrain plutôt qu’à un statut. Les députés, les journalistes, les présidents, tout le monde tombe la veste, dénoue la cravate, se veut casual. La chasuble distinguait, on est aujourd’hui au contraire sous le régime de la vulgarité, instrument de l’indistinction, de la dilution égalitaire.

    Quand je lis Saint Simon, par exemple lorsqu’il détaille le cérémonial d’une déclaration de grandesse à la cour d’Espagne, je vois clairement ce que représentation veut dire, car tout y fait signe. Nos représentants de jadis et naguère conservaient l’idée de figurer ès fonctions un aspect d’un symbole plus grand qu’eux, et conservèrent longtemps cette attitude lorsque ce quelque chose-là fut passé de la sacralité divine ou royale ou encore de République à représenter, vers n’être plus qu’une fraction du souverain peuple, puis du peuple tout court, puis de la population, et déjà chez beaucoup d’une clientèle et chez certains de la populace. La représentation était jadis une transmutation comme tu le rappelles, lle n’est plsu qu’une émanation. Elle mettait jadis presque en odeur de sainteté, aujourd’hui elle tient du pet .

    Car ujourd’hui, les représentants ne représentent plus rien de tel, ils s’imaginent au contraire en émissaires d’un groupe donné dont il leur apartient de manifester les récriminations, convictions et emportements, de servir les intérêts et de promouvoir les prétentions. Ils ne représentent plus rien de distinct ni de supérieur par quoi tous les représentants pourraient s’élever à un registre commun de discussion du bien public, mais entendent au contraire rendre présente, par délégation, l’instance particulière dont ils se tiennent pour émanation emblématique. C’est particulièrement frappant dans le contraste entre la new wave des députés LFI, qui s’ingénient à singer la plèbe dont ils sont les élus, et les vieux khroumirs du PCF qui continuent à penser leur rôle, leur statut, leur mission en tant que représentation et parousie pionnière d’un idéal global quasi eschatologique, comme hier.

    Je crains que s’il n’y a plus de représentation possible, c’est qu’i n’y a plus personne à représenter ni rien à rendre présent (au sens où les prêtres s’imaginent rendre présente dans l’hostie la quintessence divine moyennant quelques simagrées rituelles) : le global a dorénavant échapé au politique, et le particulier s’est émietté en autant de singularités qu’il y a de moments dans chacune des vies de la multitude. Plus rien n’est présent, alors que représenter? Il n’y a plus que des cabines d’essayage, tapissées de miroirs, dont l’un est l’écran du smartphone.

    Alors ce qu’on continue à sa gargariser d’appeler démocratie n’est déjà plus qu’une ethnocratie (le concept de dèmos étant évaporé), étant bien compris que si démos subsumait l’idée d’une unité, ethnos mène au contraire à une pulvérulence, puisque nous en sommes déjà (avec la dégradation de l’Histoire unifiante en mémoire dispersante) à ce qu’une même personne soit composée de plusieurs ethnicités, génétiques, mentales, affectives, etc. « Je » n’est plus partie d’un « Nous », il est lui même tout un tas d’autres !

    Dèmos est mort, kratos est à vendre (ou à subir) ! Les deux ne tiennent plus ensemble. Une notion qu’il serait intéressant de réactiver est celle de règne, non pas au sens monarchique, mais à la manière dont on dit qu’il règne une atmosphère étrange, ou encore qu’on parle du règne animal… et si l’on revient au sens courant, le médiologue que tu es voit bien que la régence en est de nos jours assurée, usurpée même, par la fille monstrueuse d’Ochlos et de Doxa, l’hydre des « opinions-sur-rue » !

    Je t’écris tout cela pour le plaisir de l’échange amical, mais le point topique est que le temps d’associer des idées aux réalités est révolu, et que nous n’avons pas plus d’incidence sur le réel que des moulins à prière chantant au vent !

    1. Avatar de Daniel Bougnoux
      Daniel Bougnoux

      Riche, très riche commentaire cher Philippe ! Nous partons pour le ski, je tenterai de te répondre ce soir…

  4. Avatar de JEAN CLAUDE SERRES
    JEAN CLAUDE SERRES

    Merci Daniel pour ces deux textes de début février qui résonnent fort ensemble

    Pour l’isoloir il me semble que depuis des décennies notre démocratie n’est plus représentative mais délégataire. Dans l’isoloir comme collectivement nous donnons délégation pour un pouvoir législatif ou exécutif sur une durée limitée. Un véritable chèque en blanc. La volonté programmatique de l’engagement ne peut tenir que quelques mois dans ce monde bouleversé, en perpétuel changement. Le personnel politique dans le cadre démocratique dispose de si peu de temps pour agir. L’épuisement de la tâche, la complexité relationnelle, la pression médiatique et les sondages d’opinion ne laissent guère de place à la réflexion profonde comme au débat. Le responsable politique est devenu un professionnel du sprint et évolue souvent en apnée ! L’accabler comme il est de coutume révèle l’incompétence citoyenne comme médiatique, ce qui conduit aussi à l’effondrement de l’idéologie démocratique.

  5. Avatar de AB du Pont de Cé
    AB du Pont de Cé

    Bonjour !

    Le débat est lancé et pas seulement entre intellectuels de profession qui critiquent à tout va le système mais qui profitent largement des privilèges inimaginables que ce même système « libéraliste » leur octroie.
    Il est aussi ouvert aux gens d’en bas qui ont quelque chose à dire, à leur manière, sans pour autant suivre le cortège d’idéologues qui ont besoin des pauvres bougres pour exister.
    On s’en aperçoit, la place populaire et non populacière se rebelle à sa manière, dans les urnes, en toute légitimité.
    Au fin fond de la campagne française, au temps où Yves de Hautecloque sillonnait la France pour apporter la bonne parole dans les Conseils généraux et d’inciter la France à faire sa prière, le père d’un ministre de l’agriculture qui devint premier ministre correspondait avec le monde paysan, et l’épouse d’un autre Premier ministre, actuellement interdite d’université par une bande d’imbéciles qui n’ont oncques rien fichu de leur vie, à part asseoir leur derrière sur des bancs de facultés qu’ils ont perdues depuis longtemps, envoyait en quelque pauvre chaumière sa « Politique des sexes ».
    Toute la question est là : Comment de gauche à droite s’entendre entre gens de bonne volonté pour que ça marche ?
    Revenons à Nous et au formidable commentaire de Monsieur Ratte, auteur d’un bon livre « Valéry Giscard d’Estaing
    L’autre grand président »
    Hasard des circonstances, l’autre jour, j’accompagnai quelq’un dans un pôle de santé où exercent plusieurs médecins.
    Et dans le couloir qui mène aux cabinets médicaux, l’un d’eux m’interpelle pour me dire qu’il a quelque chose pour moi. Un résultat d’analyses, pensez-vous ! Nenni, vous n’y êtes pas ! Juste une enveloppe contenant deux livres que je lui avait prêtés, à sa demande. Un essai, un projet « Démocratie française » avec sa préface inédite et un roman « Le passage ». Un même auteur : Valéry Giscard d’Estaing.
    Le même jour, je reçois une réponse de Mme Danielle Constantin, universitaire, un message fort aimable où elle me dit qu’à sa connaissance Georges Perec dont le beau-père, chirurgien, habitait dans la contrée, n’avait pas lu, du moins on n’en trouve pas la trace, « Démocratie française ».
    Or, dans ce livre, on trouve un passage qui vient apporter de l’eau au moulin de notre ancien élève de l’École normale supérieure :
    « Le respect n’est plus une donnée, il s’acquiert. La toge, la robe ou le képi ne suffisent plus à l’établir. Le développement de l’esprit critique constitue en soi un progrès, mais à condition de ne pas tourner au dénigrement et au négativisme. » (D F, Fayard, pages 151 et 152)
    Dans le bon livre de M.Philippe Ratte, le lecteur de base eût aimé, sans doute, une attention particulière à ce projet, afin d’être éclairé, peut-être, sur sa conclusion spiritualiste.
    Dire « Je » pour agir en tant que « Nous », écrit Monsieur Ratte dans une belle revue où le maître (On l’appelle comme ça ici) M.Bougnoux, donne la parole à Scrogneugneu et à Youplaboum.
    Je trouve très intéressant le commentaire de Monsieur Alain Faure.
    Icelui planche à Sciences Po devant des élus en quête de formation. Bien, pourquoi pas ?
    S’attaquer aux eaux troubles de la politique à fleur de peau, du haut d’une tribune, c’est une chose mais s’y coller en bas comme expérimentateur et cobaye en même temps, c’est une autre paire de manches, un autre défi que Monsieur le Bras, bien assis à son bureau, ne va pas relever en deux ou trois séminaires, palsambleu !
    Alors descendez un peu de vos sommets académiques, les amis, et apprenez à connaître les gens d’en bas qui regardent CNEWS et qui écoutent le vendéen, chaque vendredi…Ils ne vont pas vous mordre, rassurez-vous !
    Peut-être apprendrez-vous quelque chose…
    On rêve de quelque chose au delà de la politique et au delà de la science.
    Et si c’était vrai ! s’exclame non sans humour un brave ancien de L’ENS.
    En bas, au ras des pâquerettes, sur le plancher des vaches, si tant est qu’il en existe encore, on est dans le règne haptique, on veut voir, sentir et toucher, fût-ce avec la « loupe » de l’homme de Gaston Bachelard (La poétique de l’espace)
    La petite caissière du blogue, qui a le nez fin, ne dira pas le contraire.
    Pour l’heure, une pensée pour notre Premier de cordée en train de dévaler la pente enneigée, en chantant peut-être,
    « Les parisiennes  » leur petit nez et leur chapeau, telles des « Sirènes alpines », selon l’anagramme.
    Pourvu qu’il nous revienne tout schuss et en pleine forme pour continuer la route jusqu’à destination.

    A B du Pont de Cé

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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