Un ami grenoblois, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques, m’interroge hier sur notre inaptitude (ou nos résistances) à admirer nos dirigeants, ou à mesurer la complexité de leur tâche, les difficultés du statut qu’ils doivent endosser une fois élus ; l’élection constitue en effet ce moment où le candidat dépouille son rôle de simple citoyen pour devenir un homme pleinement public, c’est-à-dire pour agir et penser non en fonction d’un cercle privé, circonscrit aux intérêts de sa personne ou de sa famille, mais à la taille d’un monde véritablement commun qui les dépasse, capable d’englober une infinie pluralité de subjectivités, d’opinions ou de passions diverses… Pourquoi, me demande ce collègue, ne percevons-nous pas mieux la nature de cette mutation, ou les exigences qu’elle impose ? Pourquoi persistons-nous à juger nos hommes politiques (leurs mouvements, leurs décisions) à l’aune des intérêts privés qu’ils ont cessé, en principe, d’incarner ?
L’ecclésiastique qui a embrassé une carrière religieuse a renoncé, en principe, à certains développements ouverts aux laïcs comme l’enrichissement, le mariage et la procréation, les joies d’une activité sexuelle, etc. Celui qui embrasse une carrière politique se plie de même à une sensible mutation : il adopte ou il s’efforce de faire sienne, pour le dire avec Kant et les philosophes des Lumières, une mentalité élargie, c’est-à-dire un mode de pensée ou de jugements non plus centré sur le narcissisme impérieux du moi-je, mais sur le bariolage ou les variations infinies d’un monde qu’on puisse dire un tant soit peu commun, étranger aux intérêts particuliers et aux profits individuels des différents sujets. Accéder à la stature d’un personnage politique suppose qu’on laisse au vestiaire son attirail ou sa défroque d’homme privé ; et cette notion de stature implique bien il me semble la sorte de transcendance qui s’attache à ce rôle, ou à cette fonction. L’homme politique, qui domine par définition ses contemporains, les surplombe, ou regarde d’en haut des intérêts privés qui ne sont, en principe, plus les siens ; il pense, il agit et se meut à une autre échelle.
À ce stade de la discussion, nous tombons d’accord Alain et moi sur cette mise en transcendance qui explique la difficulté qu’ont les simples sujets à évaluer correctement leurs dirigeants, faute d’accéder eux-mêmes à cet espace élargi du jugement où la vie doit s’appréhender non seulement comme la mienne mais comme celle de beaucoup d’autres sujets, dans une étroite solidarité d’actions et de réactions : vivre ou penser politiquement, c’est penser et se rapporter à soi comme aux autres ; à une multitude indénombrable d’autres…
Et c’est alors que je resonge à un ancien billet de ce blog que je signale à mon interlocuteur, « L’isoloir n’est pas une cabine d’essayage », où je tentais il me semble de pointer cette difficulté : comment faire du collectif avec une juxtaposition de narcissismes, comment extraire ou promouvoir un nous d’un agrégat informe de moi-je ?
La cabine d’essayage, avec son miroir et ses rideaux virevoltants, réalise le tabernacle de nos petits narcissismes, quelle robe, quel costume revêtir qui épouse au mieux ma silhouette, qui la magnifie et me donne l’avantage dans la guerre quotidienne des ego ? Par quel supplément bien choisi d’étoffe ou de colifichet me grandir, et une bonne fois faire le beau ? Le recueillement permis par ces fragiles cabines ne comporte aucune vertu morale, et encore moins politique, même s’il s’agit de s’y regarder soi-même comme un, ou une autre, changé(e), métamorphosé(e) par la magie du nouvel habit ; tout le dispositif de la marchandise vestimentaire ne vise qu’à servir la promotion de la personne privée, à étendre sa faculté de séduire, d’habiter mieux son corps et d’être bien dans sa peau…
Il est tentant, fatal peut-être pour ceux et celles qui fréquentent trop ces aimables (ou frivoles) cabines, de les confondre avec la visite plus sévère, et solennelle, de l’isoloir. De quoi celui-ci devrait-il en principe nous dépouiller ? Du regard des autres sans doute, qui doivent ignorer quel candidat mon élection choisit, et par ce secret éviter les pièges du vote ou des acclamations à mains levées : l’isoloir garantit (autant que faire se peut) la formation d’un jugement personnel, ou l’expression d’une subjectivité qui ne soit pas de la meute. Mais évite-t-il cet autre piège, de choisir le ou la candidat-e qui me représente bien ?
Toute la difficulté de notre démocratie semble de bien entendre ce terme usé, ce mot-valise de représentation (auquel j’ai consacré un livre aujourd’hui en Poche-Découverte, La Crise de la représentation). L’homme ou la femme qui me représente n’a pas à me ressembler ; pas plus que je ne suis tenu moi-même à m’identifier à lui (à elle), ou à faire de lui (d’elle) mon totem, mon modèle, mon vêtement ou mon supplément d’âme. À ce chapitre du vêtement, on voit pourtant les supporters ou les électeurs de tel candidat-président porter des tee-shirts à son effigie, ou arborer comme l’âne porteur de reliques les symboles de son programme, les couleurs ou les colifichets qui signalent sa puissance… C’est ainsi que Donald Trump émerge de ses meetings comme d’une houle de manifestants tous habillés de ses drapeaux, casquettes ou badges identiquement reproduits : voter pour Trump, c’est fusionner.
Il semble très difficile aux citoyens que nous sommes de ne pas nous identifier au candidat de notre choix ; de ne pas revêtir, dans l’isoloir, son programme ou ses mots comme un vêtement. Cet effet-de-chasuble pourtant, inévitable peut-être dans la surdétermination magico-religieuse de nos fêtes électorales, n’a qu’un temps ; car si je choisis un tel parce qu’il me ressemble, ou parce que je dois pour d’obscures raisons m’identifier à lui, l’imaginaire de ce mécanisme aura tôt fait de se retourner en son contraire, l’élection (narcissique) en répulsion ou l’amour (du trop semblable) en haine : celui que je prenais pour mon gonfalon, mon totem, le tabernacle ou l’arche de mes valeurs n’en était pas digne, et je vois bien à ses premiers faux-pas qu’il ne me ressemble décidément pas. Et je m’empresse de remiser ce vêtement choisi trop vite, de rejeter ce miroir déformant…
Un tenace ressentiment s’attache ainsi à une notion étriquée, ou trop narcissique, de la représentation démocratique. Laquelle n’a pas pour fonction de sélectionner des surhommes, des pères tout-puissants ni des semblables trop flatteurs, mais de simples hommes et femmes dévoués au bien commun, et à une vision élargie de notre vie publique.
Publique, qu’il semble difficile de bien entendre ce mot ! De le faufiler dans le concert (le tohu-bohu) des opinions partisanes, des dialogues de sourds et des chevauchées carnavalesques de nos débats parlementaires… Comme ceux-ci semblent loin des préceptes posés par une réflexion convivialiste, dont je me réclame et à laquelle je consacrerai le rappel d’un prochain billet.
Mais celui-ci, pour répondre aux questions que se (et me) pose Alain, permet peut-être de mieux comprendre le tenace ressentiment qui s’attache comme une ombre portée à notre vie démocratique, ou pour mieux dire consumériste, narcissique, individualiste ou néo-libérale ; et du même coup le bashing rampant, et à mes yeux souvent injustifié, qui a tôt fait d’accabler notre personnel politique, au premier rang duquel Emmanuel Macron.
Laisser un commentaire