La photographie du petit Aylan échoué sur la plage de Bodrum a donc fait le tour du monde, qu’elle n’a pas fini d’émouvoir par son saisissant raccourci.
« Une image vaut mille mots » répète le dicton, et nous savons inversement que certains mots abstraits ou conceptuels, que certaines réalités complexes font difficilement ou pas du tout image, comment représenter Dieu, la justice, l’humanité ou un taux de croissance ? Les journalistes, qui ont en charge de scénariser le monde ou ses grands événements, s’interrogent donc en permanence sur la meilleure façon de le dire et à la fois de le montrer : comment équilibrer le poids des mots par le choc des photos ? Le visuel n’a pas la même économie que le discursif, il ne relève pas en nous des mêmes neurones, de sorte que le stupéfiant image (comme dit Aragon dans Le Paysan de Paris) peut efficacement couper, rassembler, augmenter, noyer ou fouetter la parole.
J’écris ceci de Corse où, privé de presse et la plupart du temps d’internet, je n’ai pu réagir assez vite aux sollicitations d’une journaliste qui me pressait par mail de contribuer dans Le Figaro à une réflexion sur la force d’événement de certaines images – las, je n’avais pas encore vu celle d’Aylan quand le débat du journal était déjà bouclé. Revenons donc, indépendamment de l’urgence médiatique, sur cette question typiquement médiologique de l’économie des images de presse, de leurs indéniables vertus et parfois de leurs vices.
La photographie fait gagner du temps, donc de l’argent ; en court-circuitant de longues arguties, celle du petit bonhomme rejeté par les vagues atteint à l’icône, ou à l’emblème, d’une force telle qu’on ne risque pas, elle, de la rejeter et qu’elle s’imprime en chacun, formidablement. La photographe (amateur ?) qui a saisi cela n’a pas eu à faire grand chose mais les conséquences de son clic, la rencontre de son appareil avec ce petit corps entraînent depuis jeudi des conséquences qu’il semble difficile encore d’évaluer, puisqu’elles viennent de retentir hier lundi dans la conférence de presse de notre chef d’Etat.
On a tout dit sur la force de circulation et de pénétration de ces photos ou de ces vidéos qui, mieux que les discours prisonniers de leurs langues nationales, sautent les frontières, les cultures et les générations : la petite fille napalmée courant sur une route du Vietnam (1975), la « madonne » d’Algérie pleurant sa famille martyre (1993), une autre petite fille quelque part en Somalie mourant d’épuisement sous le regard d’un charognard, ou l’avion embrasant la tour du WTC…, ont ainsi fait traînée de poudre à travers le monde, ces images sont virales, tout récepteur veut s’en faire aussitôt l’émetteur – ce qu’encouragent à l’envi nos modernes technologies, quoi de plus simple que le cut and paste ? Vertu d’un clic ici encore.
Stupéfiantes ou virales, elles ne touchent pourtant pas en nous aux mêmes ressorts et, dans le cas d’Aylan, peut-être faudrait-il préciser ceci. Son image tombe ou nous parvient au retour des vacances, lors de la semaine de rentrée des classes. Nous sommes encore baignés de souvenirs de plage aux enfants barbotant dans les vagues – or celui-ci ne partait pas en vacances, les bains de mer n’étaient pas au programme et l’écolier ne fera pas sa rentrée. La photo nous rappelle qu’il y a ainsi dans le monde, où ils sont la majorité peut-être, de très jeunes enfants qui travaillent ou peinent durement quand d’autres, ailleurs, pataugent gaîment ou étudient ; dans son petit costume bleu et rouge, celui-ci était le passager impuissant d’une tribulation ou d’un drame qui le dépassait infiniment, autant que sa famille ; c’est encore loin le Canada ? dut-il demander plus d’une fois à ceux qui le protégeaient de leur mieux, mais qui ne purent lui éviter le pire quand le canot s’est retourné…
Or nous savons qu’en Méditerranée les migrants se noient par milliers, sans que les chiffres, pourtant effrayants, aient eu beaucoup d’effet sur la conscience des décideurs européens. Jusqu’à ce que la mer, qui ne rendait pas les autres, rejette ce petit corps. Pourquoi Aylan fait-il d’un coup sensation, exception ? Nous avons l’habitude de pester contre les déchets qui encombrent nos plages, mais qu’un enfant figure parmi les rebuts ne passe pas, cette « pollution » nous saute au visage… Nous voyons d’un seul coup en clair ce que seuls quelques gardes-côte, ou quelques Grecs ou riverains de Sicile avaient le triste privilège d’envisager et d’avoir à « traiter ». Et depuis notre confortable retraite nous comprenons brutalement ceci : que nous ne faisions au mieux et jusqu’ici que contempler, penchés au balcon sur la misère d’un monde qui se divise en deux, ceux qui assistent au spectacle et ceux dans leur trou ou leur piège bien réel qui se noient. La photo nous revient donc en boomerang, en ressac, combien de temps encore et combien de petits Aylan faudra-t-il pour que nous cessions d’assister, et décidions d’agir ? La photo nous enjoint de changer, elle nous mobilise, nous fait honte ou nous culpabilise : si l’enfant est par définition innocent, par quelles chaînes d’actions et de réactions des criminels ou des acteurs, bien réels quelque part, l’ont réduit à cet état, prostré à la lisière des vagues ? Et si nous-mêmes ne faisons qu’assister, qu’acquiescer au spectacle du monde, comment nous exempter devant cette image de toute responsabilité dans le déroulement des faits ? (Ne pourrions-nous faire pression sur nos ambassades, sur Fabius ? Accorder à ces gens des visas permettrait de court-circuiter les passeurs, en achetant à moindre coût un billet de bateau ou d’avion…)
Cette photo renverse le confortable partage de ceux qui regardent et de ceux qui subissent ; la minuscule métonymie de ce petit corps nous rappelle l’immense hors-champ, de bataille, que nous n’aimons pas regarder, un monde de bruit et de fureurs où nous sommes tentés, faute d’y rien comprendre, de renvoyer les combattants dos-à-dos. Ou de trier parmi les « migrants » pour savoir lequel est économique, ou politique, ou terroriste et potentiel fauteur de troubles… La photo nous convoque, nous rappelle que dans ce monde nous aussi nous trouvons partie prenante, ou embarqués. La photo, l’icône, l’emblème n’arrêtent pas les guerres et ne rendront pas sa vie à Aylan, mais elles cristallisent un « moment décisif » qui peut être aussi pour nos consciences un point de non-retour : assez de ces canots ainsi surchargés de familles, ça suffit, nos dirigeants ne nous rendront plus complices ni passifs devant ça. L’énonciation des messages médiatiques qui font date, événement ou rupture dépendent certes, pour leur succès, d’un orchestre ou d’un seuil critique qu’ils n’ont pas à eux seuls créés. De même qu’au scrabble un mot doit sa position dominante aux cases où il s’insère, de même et selon le contexte ou moment tels discours ou photos réveilleront les esprits engourdis ; on savait sans savoir, on se résignait jusque là à l’inéluctable (des autres), on ne « réalisait » pas et d’un coup le monde de ces autres vous saute, vous prend à la gorge…
Nous vivons ces jours-ci l’onde de choc d’une image ; combien de temps vivra, travaillera son impact ? Quelle est l’espérance de durée d’une pareille émotion, dans notre vidéo- ou numéro-sphère ? Accueillir cette image, c’est aujourd’hui s’ouvrir aux émigrés ou aux réfugiés, accepter de leur faire une place. Faiblesse de la photo, inerte, passive dans son enregistrement qui nous arrive toujours trop tard… Oui mais Aylan, tout chétif et mort qu’il soit, vient peut-être avec son absence de visage et ses petits bras recroquevillés dans le sable d’enfoncer comme un bélier la lourde porte où passeront ses frères migrants, et de rendre acceptables voire bienvenus (en Allemagne, en Scandinavie, en France…) ceux que nous rejetions hier si tranquillement à la mer.
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