Il y a quatre semaines, aux alentours du 14 juillet, un message laconique déposé par Régis sur ma boîte m’avertissait : « Tu sais sans doute déjà pour Louise… ». Non, je n’étais au courant de rien, nous étions de passage à Bonnieux, dans la légère torpeur de l’été, et personne ne semblait joignable. Accident, maladie grave ? Louise avait toujours eu une santé chancelante, qui paradoxalement faisait la force de sa frêle personne, toujours sur la brèche, passionnément occupée, pressée, rieuse…
Je ne rencontrerai plus Louise, emportée par une pancréatite à un âge beaucoup trop jeune pour mourir. Tu ne viendras plus déjeuner avec moi à l’Hôtel d’Argenson, où tu rangeais dans la cour Thelma, ta pétaradante monture, avant de me faire gaiement la chronique, autour d’une salade, de tes ennuis à la fac de Nanterre, des péripéties et potins de notre comité de médiologie dont j’avais manqué la dernière réunion, ou de tes projets de déménagement. Je me suis rendu une seule fois dans ton nouvel appartement rue des Pyrénées, spacieux, traversant, dont tu nous as fait les honneurs à moi et à Françoise (que tu aimais beaucoup), en dégustant une tarte aux fraises ; tu connaissais déjà dans ton nouveau quartier le meilleur patissier, ou chez qui prendre fruits et légumes, comme tu m’avais, lors de mon installation dans le Marais, fait la liste des bons restaurants. Tu t’habillais à la diable et tu pouvais facilement passer, au vu de ce qu’on ne peut appeler tes toilettes – jeans ou pantalon de toile, chemise à carreaux, blouson – pour négligée, alors que tu apportais aux jugements de goût, culinaires, esthétiques, culturels, une exigence qui m’a toujours frappé. Tes deux appartements successifs étaient des modèles de décoration et d’alliance réussie entre les livres, les souvenirs personnels, les plantes vertes, les cassettes vidéo (tes murs de films où nous avons libéralement puisé m’impressionnaient particulièrement), et cette esquisse d’un petit musée médiologique, anciennes machines à écrire ou daguerréotypes, pieuses reliques de notre graphosphère ou de la naissante vidéosphère… En bref tu étais quelqu’un de rafiné, dont les avis m’importaient beaucoup.
Je me souviens que lors de mon propre emménagement parisien, je t’avais demandé de venir visiter ce studio pour ratifier en quelque sorte notre choix : tu avais pris des photos avec ce Coolpix que tu nous as par la suite vendu, et dont je n’ai jamais su me servir. Tu prenais de merveilleuses photos, qu’il t’arrivait d’exposer et de vendre (France en conserve plusieurs sur ses murs) ; je les faisais défiler sur mon écran lors de tes retours de voyage, Namibie, Islande ou Vietnam. Pour les voyages aussi tu nous conseillais, nous avions plaisir à parler avec toi de toutes sortes de choses.
Quand, comment t’ai-je connue ? Par l’intermédiaire de Régis, auquel tu t’étais spontanément présentée aux alentours de 1995 (sur le conseil de Nicole Boulestreau il me semble), et qui t’a immédiatement « recrutée » dans notre jeune équipe médiologique. Une équipe aujourd’hui vieillissante, orpheline de toi et qui te doit tant ! Le premier de nos Cahiers, paru à l’automne 1996 et que je coordonnais, « La Querelle du spectacle », ouvre en fanfare une série d’une bonne vingtaine de numéros tous illustrés et mis en page par toi – quel travail, et quelle archive de tes intuitions, de tes goûts ! Je reste sidéré par certaines de tes trouvailles iconographiques, tu avais un talent fou pour réveiller une image par un texte, ou révéler un texte par une image placée en vis-à-vis, pleine page, dans un somptueux noir et blanc. Dans le fourmillement parfois abscons de nos écritures (et des tiennes !), ces plages ouvrent des piscines pour la vue, des bouffées de fraîcheur. Plus tard, tu as illustré le livre de Régis paru chez Fayard, Le Feu sacré, avec le même talent.
Tu ne te contentais pas d’apporter des images, tu théorisais l’histoire de leurs mutations, ou leurs impacts variables ; sur des problématiques rebattues ou archilabourées par d’autres (qui répétaient la vulgate), tu portais un regard neuf, toujours éclairant ; tu pratiquais ce dont tu parlais (les fameuses « Nouvelle technologies »), tu demeurais à l’affût des innovations, si bien que tu avais facilement sur nous quelques temps d’avance. On discutait donc beaucoup avec toi, et ton avis en général l’emportait.
Que de souvenirs de toi à ces réunions ! Je mentionnerai particulièrement une session comme nous aimions dire, tenue à Boutigny sur le concept du Chef. Chacun y allant de son exposé, tu avais choisi d’articuler le tien par un montage d’extraits de films, mémorable présentation ! Qui s’ouvrait par Charlton Heston jouant Moïse dans Les Dix commandements, et tournait longuement autour des frères Taviani, et de plusieurs westerns (que tu collectionnais), mais aussi des Damnés de Visconti, avec la scène répétée du poing sur la table, et la lamentable figure incarnée par Dirk Bogarde, faux chef ou looser s’il en est. Ta pensée fonctionnait « en images », de sorte que tu innovais autant sur le plan théorique – comment sortons-nous de l’ancienne graphosphère – que pédagogique ; tes étudiants t’adoraient.
Ton génie des images m’a spécialement frappé dans un document que tu m’as donné, très généreusement et, je dirais, génialement ; en 2003 il me semble, j’ai dirigé à la BPI de Beaubourg un colloque intitulé « Aragon, La Parole et l’énigme » pour lequel je t’avais demandé de concevoir un petit film d’accompagnement. Tu n’avais de mon auteur fétiche qu’une connaissance standard, et je t’avais pour ce travail procuré divers livres illustrés et documents ; le petit DVD de 19’ que tu m’as remis le matin même du colloque s’est révélé stupéfiant de pertinence, de délicatesse dans l’ajustement des épisodes biographiques et du montage des images et des sons ; je le conserve précieusement, et m’en ressers souvent au gré des conférences – en juin dernier encore, il m’a accompagné à la médiathèque Emile-Zola de Montpellier où j’ai fait applaudir ton nom, sans savoir que tu n’avais plus que quelques semaines à vivre.
Triant ces derniers temps ma bibliothèque, je suis tombé sur tes thèses ; j’ai jeté je crois bien la première, qui tournait autour de Mallarmé et des premières fissurations ou tentatives de dynamitage de la graphosphère ; mais j’ai participé au jury de ton HDR à Nanterre, et j’ai conservé les trois volumes de cette habilitation, successivement consacrés aux problèmes de l’image, et de la médiation. Tu n’as pas publié, hélas chère Louise ! le livre qu’on attendait de toi ; je sais qu’il cheminait, et que par scrupule ou exigence de rigueur tu te retenais de le rassembler, tu préférais le travail collectif d’un labo de Nanterre, ou nos exercices des Cahiers, devenus revue Médium ; ton nom compte beaucoup pour tes collègues, tes étudiants et pour nous (ce fameux « Nous » auquel nous avons consacré avec toi un mémorable colloque aux Treilles), mais tu seras demeurée inconnue d’un plus large public.
Puisse ce court billet contribuer à élargir son cercle ! Ceux qui t’ont fréquentée se rappellent, je pense, ta force de liaison : avec quel soin tu citais nos collègues des SIC (« Sciences de l’information et de la communication ») dans tes articles, avec quelle énergie tu intervenais dans nos débats !… Tu avais le souci de la communauté, parfois si asociale, des chercheurs ; tu ne te décourageais pas devant l’inertie ni les rebuffades, tu repartais toujours à l’assaut, tu suivais un cap… Mais ta force de prospection, de pénétration n’était pas inférieure, quand tu t’efforçais par exemple, nous en riions ensemble, de redresser le passéisme mélancolique d’un Finkielkraut ou de notre Chef !
A la mort de Brieuc (comme pour celle ensuite de Françoise), tu m’as écrit des paroles très profondes, très touchantes. Accompagnées d’une photo d’un pré fleuri de ta chère Charente, « ce sont de vraies fleurs » m’avais-tu précisé sous l’image. J’ai souvent repensé à cette vérité de l’image (pas seulement photographique), à sa présence obstinée. Toi et moi partagions les mêmes curiosités pour l’indice, la présence réelle, les constructions médiatiques de réalité, quel scandale désormais de te savoir absente, à tout jamais… Irremplaçable Louise ! Au milieu de juillet, dans la chaleur de l’été, le téléphone d’un coup me glace, les jours ne sont plus à leur place, Louise sans prévenir nous a quittés.
« … de vraies fleurs » (envoi du 14 février 2014)
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