L’ours des plaines et le souriceau

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Le dernier Desplechin, Jimmy P., est un film qui fait nécessairement débat : la guérison de l’Indien blackfoot au cours de la cure psychanalytique proposée au Veteran Hospital de Topeka (Kansas) par le jeune Devereux, émigré juif d’origine roumaine aux allures légèrement hurluberlues, est-elle bien crédible ? Le soldat Jimmy Picard souffre en effet des séquelles d’un traumatisme crânien reçu en France pendant la guerre, hallucinations visuelles, bourdonnements, etc., et il est tombé dans l’alcoolisme. Faute d’un traitement physiologique qui se révèle approprié, on l’enferme d’abord avec les fous, jusqu’à l’intervention bienfaisante du futur père de l’ethnopsychiatrie, qui semble faire ici ses premières armes (le film suit fidèlement, dit-on, la relation de la cure laissée par Devereux dans son livre fondateur, Psychothérapie d’un Indien des Plaines, 1951).

 

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Jimmy, colosse placide, se figure lui-même en ours dans l’un de ses rêves ; Georges Devereux (très bien incarné par Matthieu Amalric) semble à ses côtés souffrir d’agitation compulsive, il chausse et retire dix fois ses petites lunettes, brandit nerveusement ses carnets au cours d’interrogatoires, qui deviendront des conversations, où il s’enquiert poliment des noms indiens de son patient, de sa mère, de sa sœur, qu’il note scrupuleusement. C’est que l’affaire pour sa propre carrière est importante : s’il réusit avec cet unique patient qu’on lui confie, il pourra, quoique n’étant pas médecin,  prendre un poste de psychanalyste dans cette institution-phare des soins donnés aux vétérans.

Le respect affiché par Devereux envers la culture de l’autre semble pourtant superficiel : cherche-t-il à connaître, au-delà des noms et des liens de parenté, la nature des relations (sexuelles, ou de pouvoir entre les hommes et le femmes, les adultes et les enfants) en usage dans le monde blackfoot ? L’enfant Jimmy aurait surpris une relation sexuelle inappropriée de sa mère avec un homme inconnu, à la suite de quoi il se serait enfui pour vivre chez sa sœur. Ces bribes de souvenir font-elles un « traumatisme » pour celui qui a été victime de chocs et de lésions autrement graves, le débarquement et la campagne de France où il semble affecté au déminage du sol, ou la relégation (pour ceux qui échappèrent au génocide) des Indiens privé de leurs droits et de leur culture ? Le gentil Amalric-Devereux, cramponné à ses notes et quelque peu dépassé par le cas qu’on lui a confié, se raccroche aux vues austro-hongroises apprises en Europe, et que lui-même met en œuvre sur le divan où il poursuit sa propre analyse : rivalité oedipienne, complexe de castration et autres trouvailles du sorcier viennois, mais qui appliquées au géant Jimmy font songer aux bouts de ficelle nouées par les habitants de Lilliput aux membres de Gulliver.

On décèle ainsi au cœur de ce film un quiproquo qui nous touche d’ailleurs par son comique : lequel guérit l’autre ? L’agent soignant n’est pas clairement identifié, même si Georges-Amalric pourra mettre l’issue du traitement à son crédit et y gagner sa position, autant que le coup d’envoi de son œuvre. « Comment va-t-il ? – Oh, beaucoup mieux ! » déclare Jimmy en parlant avec une indulgence amusée de son thérapeute, comme si l’homme blanc, malade mental congénital, avait beaucoup à progresser, et à se faire pardonner.

Lui-même fasciné par la psychanalyse, Desplechin pose dans son film une question d’envergure, qu’il suggère sans la traiter vraiment : les catégories freudiennes, forgées à Vienne au contact d’une société et d’une époque historique bien particulières, peuvent-elles prétendre à l’universalité ? Seront-elles opérantes sur des traumatismes de l’ampleur de la guerre, de l’extermination des Indiens, ou seulement appropriées à la culture blackfoot ? D’autre part, la sexualité très libre des Indiens ne rend-elle pas tâtillonne, et légèrement ridicule, l’obsédante question des attouchements et des séductions précoces soulevée par l’émigré d’Europe centrale ?

Le projet ethnopsychiatrique se propose justement d’infléchir le chauvinisme bien attesté au cœur de la psychanalyse en direction des autres cultures ; et l’hopital ici montré, en déléguant à Devereux le cas Jimmy (d’abord enfermé dans la fosse commune des fous), témoigne d’une réelle capacité d’ouverture, et d’un traitement personnalisé. Pourtant nous voyons Devereux lui-même plaquer sur son patient les catégories apprises, et assez impuissant au fond à saisir ce que l’autre a traversé, ni d’où il vient. Le colonialisme a la vie dure, et l’apprenti-psychiatre malgré ses bonnes intentions peine à surmonter la clôture de sa propre culture en bavardant si gentiment avec Jimmy : au cours de ces dialogues cocasses fertiles en ouvertures intersubjectives, mais aussi en malentendus – aucun des deux ne parlant vraiment sa propre langue -, l’Indien blackfoot reste une boîte noire (bien attestée dans l’interprétation magistrale du porto-ricain Benicio del Toro), un bloc d’opacité ironiquement opposé aux approches gesticulantes du souriant souriceau.

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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