Maman monte au ciel

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Un court-métrage de quarante et une minutes particulièrement drôle,Œdipus wrecks (traduit par un autre jeu de mot « Le Complot d’Œdipe »), est paru, en 1989, dans un ensemble de trois films collectivement intitulés New York stories, auquel contribuaient Francis Ford Coppola, Martin Scorsese et Woody Allen.

L’intrigue développée est la suivante : Sheldon, employé dans un cabinet d’affaires, est épris d’une jeune femme divorcée mère de trois enfants, Lisa (Mia Farrow) ; il la présente à sa mère Sadie, archétype de la matrone juive (Mae Questel), mais celle-ci s’oppose vivement à cette mésalliance avec une shicksa, tout en abreuvant la jeune femme de détails embarrassants, mais pour elle touchants sur les premières années de son fils. Tous sortent ensuite assister, pour divertir les enfants, à un spectacle d’illusionnisme au cours duquel le magicien, qui sollicite une personne de l’assistance, choisit la mère pour l’enfermer dans une boîte qu’il perce de longues épées (le fils ne peut réprimer une certaine gaîté à voir le magicien perpétrer aussi ouvertement l’un de ses propres rêves). Un rêve qui ne s’arrête pas en si bonne voie : à la ré-ouverture de la boîte, la mère qu’on devait retrouver intacte a inexplicablement disparu, à la grande stupeur du magicien lui-même !

En racontant la scène à son psy, Sheldon/Woody témoigne de son indéniable soulagement : un grand poids vient d’être ôté à ses épaules, d’ailleurs il a retrouvé une activité sexuelle qu’il croyait perdue, et une grande énergie au travail. Euphorie de courte durée : introuvable sur terre, la mère réapparaît au ciel, d’où ses regards scrutateurs épient les faits et gestes du fils, tandis qu’elle lui rabâche son interdiction d’épouser cette fille. Les passants qui assistent à la scène s’en mêlent, prenant position en faveur de la tête géante ou de son fils, des ouvriers de chantier plaisantent Sheldon à sa sortie dans la rue, est-il bien couvert comme sa maman le lui recommande, en racontant du haut du ciel les soucis que continue de lui donner cet enfant fragile et difficile – Sheldon, devenu le centre de l’intérêt général, ne sait plus où se cacher…

Le psy suggère qu’à situation extraordinaire remèdes extraordinaires, il connaît une espèce de désenvoûteuse qui a des dons. S’ensuit au domicile de la jeune femme, Treva (Julie Kavner), et à celui de la mère une série d’hilarantes manipulations de gris-gris, de fumigènes, de formules conjuratoires et de danses costumées pour faire revenir maman, jusqu’à ce que la brave fille, elle-même juive, avoue à Sheldon ce que celui-ci avait annoncé, elle ne connaît rien à la magie mais fait semblant auprès des gens qui ont besoin d’y croire ! Elle le retient un soir à dîner, il y prend du plaisir et à son retour chez lui, une cuisse de poulet à la main (le doggy-bag qu’avec une maternelle prévenance elle lui a confié), Sheldon trouve sous sa porte la lettre de rupture de sa fiancée, partie vivre avec ses trois enfants dans le Vermont. Il se rabat sur Treva, et depuis sa terrasse la présente à sa mère, dont le regard courroucé subitement s’éclaire, « Ah celle-ci, je veux bien – je redescends ! ». Et elle se retrouve aussitôt assise sur le canapé du salon, entre son fils et sa nouvelle bru, fin de l’épisode.

Il est amusant que Woody mette en chantier la même année son (grand) film suivant Crimes and misdemeanours, dont l’intrigue se passe en partie « sous le regard de Dieu ». Car cette transcendance écrasante, mais parfaitement conforme au canon religieux, se trouve ici détournée et moquée par la transcendance (non moins redoutable) de maman. Disons que Dieu, qui voit tout, bavarde moins que cette mère encombrante, qui parle trop fort et raconte à chacun les petits soucis que lui donne son fils. À chacun sa transcendance, suggère ce petit film, le ciel ne saurait être vide et ceux qui en chassent Dieu s’exposent à des tyrannies pires !

Comment échapper au regard et aux commentaires de maman ? En installant sa mère parmi les nuages, au suprême poste de pilotage, Woody met explicitement en scène son enfance prolongée dans une condition d’adulte craintif voire terrorisé (au moins dans ses films, où il apparaît très différents de sa personnalité véritable). Radio days, ou Annie Hall, nous montraient variablement l’enfant Woody, qui dévore ici l’adulte, rattrapé par le gosse rouquin et binoclard raconté par maman. Cette pulsion ou ces bouffées d’enfance, étirées à travers différents films, entrent pour beaucoup dans leur charme. Nous ne dirons pas avec Freud qu’on y bat, mais qu’on y reconnaît ou qu’on y entend un enfant, craintif et querelleur, submergé par l’autorité des adultes et en rébellion contre elle. L’écart entre l’homme « fait », comme on dit vilainement, et l’enfant qui perce sous lui et n’arrête pas de le contester, de le déstabiliser par ses irruptions immatures, demeure (comme chez Charlot) un des ressorts comiques les plus sûrs de Woody, particulièrement à l’œuvre dans ce petit film.

« Le Complot d’Œdipe », propose la traduction française ; Œdipus wrecks, le titre original (en écho à Œdipe roi), apporte une autre suggestion : cette affaire oedipienne est un naufrage, ou Œdipe une épave. Mais les psy se sont mis en ordre de marche derrière Freud pour comploter et nous faire avaler l’importance universelle de ce scénario, selon lequel il faut tuer le père, mais surtout et d’abord sa mère comme objet à la fois adoré et haï de désir ou d’attachement trop fort, pour devenir adulte. Combien de personnages des films d’Allen y parviennent ?

Le carrefour oedipien a beau être bien signalé, gare aux crashes !

2 réponses à “Maman monte au ciel”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir!

    Allo maman bobo! Vous connaissez le refrain et on ne va pas passer la nuit à pérorer sur les dimensions psychanalytique et sociologique du texte de la chanson de Monsieur Souchon, et faire tout un plat sur le spleen de l’homme moderne.

    Après lecture de ce billet, opinons du bonnet et incontinent allons, mes amis, sous la couette faire de beaux rêves!

    Et si la raison, une raison ouverte, nous guidait plutôt vers d’autres planches pour voir, entendre et toucher « Le secret ».

    Avec Bachelard, toujours Bachelard mais le metteur en scène, ici, s’appelle « Hugo » (Hugo Bachelard)

    En plein dans le vif du sujet, vous en conviendrez, cher Maître!

    Quant au secret du Secret de Monsieur Bachelard…Peut-être a-t-il quelque chose d’aérien, comme dans les dentelles lévitantes de Marc Chagall!

    Un peintre qui a voix au chapitre du « Droit de rêver » de celui qui a ouvert la voie à une véritable « pensée de sciences ».

    J’entends bien, votre honneur, vos secrètes contradictions et vous doutes inexprimés, tant que « fantôme » ne touche pas terre.

    Ne comptez pas sur votre serviteur – qui est comme il est – pour vous apporter sur ce banc public plaidoirie ou plaidoyer avec étude poussée sur les « Variétés de Finsler »!

    Nous en saurons peut-être plus, un jour…de Pentecôte. Côté cour et côté jardin.

    Deux versants réunis et un coup de chapeau sur votre billet ou l’hirondelle de l’écriture annonciatrice du printemps.

    En toute amitié

    Kalmia

  2. Avatar de M
    M

    En guise de réponse à Gérard Fai (Billet et commentaires du 9 mars 2021)

    Un samedi soir en France, comme ces dernières échappées belles en Deux-Sèvres, sur la cinq…

    A quand Minuit à Paris avec Woody et la belle miss en Joséphine?

    Se faire la belle, loin de ce pays et ses jardins imaginaires où il faut bien conter pour faire marcher le commerce.

    « L’avoir ou l’être » a dans ses lettres « L’or ou la vérité ». C’est un choix et vous connaissez la fin de la fable :

    « Un Moine ? Non, mais un Dervis :
    Je suppose qu’un Moine est toujours charitable. »

    Comment l’échapper belle en ce monde devenu stone?

    Loin des écrans, des miroirs et des mirages, il y a un jardin extraordinaire et Bell y est.

    Celui d’Alice, peut-être…

    Autant rendre son tablier de jardinier et donner sa langue…au chat.

    M

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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