Michel Manouchian va donc entrer au Panthéon ! Cette consécration l’emportera-t-elle dans notre imaginaire sur celle d’avoir fait l’objet d’un des plus beaux poèmes du Roman inachevé d’Aragon, mis en musique sous le titre « L’affiche rouge » par Léo Ferré ?
Cette pièce de trente-cinq vers reçut successivement trois titres : « Groupe Manouchian » pour sa première parution, dans L’Humanité du 5 mars 1955, la veille de l’inauguration d’une rue du même nom dans le vingtième arrondissement de Paris ; « Strophes pour se souvenir » dans Le Roman inachevé (qui paraît le 5 novembre 1956), puis « L’Affiche rouge » pour la (très belle) adaptation musicale qu’en donne Léo Ferré, dans un disque intitulé Les Chansons d’Aragon chantées par Léo Ferré (dont huit sur dix extraites du Roman inachevé), paru chez Barclay en février 1961.
Le premier changement de titre s’explique, sans doute, par la soigneuse composition du Roman inachevé. Cet ouvrage n’est pas un recueil, où l’auteur rassemblerait sa dernière production poétique (le précédent volume, Les Yeux et la mémoire, d’une facture bien inférieure, était paru deux ans auparavant jour pour jour, le 5 novembre 1954) ; Aragon y voit un poème au singulier, comme sera Le Fou d’Elsa (1963), doué d’unité organique et d’une continuité de pensée. Or, contrairement au titre très politique de 1954, l’auteur nous prévient dans son texte de couverture 4 que Le Roman inachevé, sa seule autobiographie, concerne le domaine privé ou une mémoire plus intime.
Mémoire très sélective puisque l’enfance, puis l’après-guerre des années vingt, s’y trouvent longuement et amoureusement évoquées, notamment le surréalisme et la liaison avec Nancy Cunard (à laquelle Aragon consacre des poèmes dont Elsa, dédicataire obligée du Roman inachevé, put se montrer jalouse) ; en revanche, la seconde après-guerre et le naufrage de l’espérance révolutionnaire née de la Résistance sont l’objet de pages sarcastiques, surtitrées « Poésies pour tout oublier ». C’est à côté de celles-ci qu’Aragon introduit, en contrepoint positif, « Strophes pour se souvenir » ; voulait-il corriger par elles la déception sensible exprimée dans les pages précédentes, et plus encore le meurtre de l’utopie révolutionnaire mis en scène dans les vers contrastés et in fine très noirs du grand poème suivant, « La Nuit de Moscou », commencé en 1955 et achevé après le terrible « Rapport attribué au camarade Khrouchtchev » (comme disaient alors par conjuration les communistes français depuis février 1956) ? Face à l’espérance trahie, l’exaltation de l’héroïque Groupe Manouchian ravive en effet les solidarités de la Résistance, et la générosité internationaliste de ces étrangers qui surent donner leur vie pour que vive la France.
Ce poème, pourtant, sera l’objet d’une curieuse exclusion posthume : dans leur édition de l’Œuvre poétique, Lionel Follet et Édouard Ruiz le retranchent du Roman inachevé et le rétrogradent à sa date de publication en lui restituant son titre initial, sans explication. Ces glissements de titre et de place reflètent, autour de ce très célèbre poème, la persistance d’un certain malaise. Si le conseil municipal fut unanime pour baptiser, dès 1951, « Groupe-Manouchian » une rue de Paris, et si L’Humanité donna à la cérémonie d’apposition de la plaque, le 6 mars 1955, un certain retentissement, l’accord n’allait pas de soi, au sein du PCF comme des forces issues de la Résistance, sur la place réservée à la mémoire des fusillés, selon qu’ils étaient étrangers ou français. Une anthologie publiée en 1951 à Moscou recueillait les Lettres des communistes fusillés sans y faire figurer aucun membre du Groupe Manouchian ; et Aragon lui-même, préfaçant ce volume, y vantait « l’héroïsme patriotique et français du PCF dans la Résistance ». Faut-il entendre un regret, voire une culpabilité tardive à l’endroit de ces fusillés eux-mêmes communistes mais étrangers, murmuré dans le vers « Onze ans déjà que cela passe vite onze ans » ? Ces querelles rebondirent et s’exaspérèrent avec la sortie, en 1985, du film d’Alain Mosco, Des « terroristes » à la retraite, diffusé sur Antenne 2 le 2 juillet, et dans lequel Mélinée Manouchian revenait sur les circonstances de la chute du groupe, en impliquant dans celle-ci le Parti communiste. Aragon avait certainement connaissance de ces allégations puisque c’est Mélinée elle-même qui lui avait communiqué, en décembre 1954, le texte intégral de la dernière lettre de son mari, et qu’on y lit une phrase, supprimée des éditions de cette lettre qui circulèrent à partir de 1945, concernant le traître responsable de leur capture.
Quelles que soient ces péripéties, il est clair qu’Aragon entend par ce poème clore la polémique au nom du devoir de mémoire. Pour mieux exalter celle-ci, la cadence des alexandrins tend à l’hymne, et le poème au tombeau. « Fais de cela un monument », enjoignait « Frédéric » (Jacques Duclos) à Aragon en lui transmettant à Nice, en janvier 1942, les récits des otages de Châteaubriant dont il tira aussitôt « Le témoin des martyrs », diffusé clandestinement. Quelques mois plus tard, préfaçant LesYeux d’Elsa (1942), il s’empara de la formule de Virgile, « Arma virumque cano » ; la déploration poétique fixe quelques hauts faits pour célébrer les héros. Au seuil de Hourra l’Oural (1934) déjà, Aragon avait pareillement énuméré les noms des ouvriers tombés lors des émeutes de février ; et au dernier volume des Communistes (1951), il consignait avec piété ceux des mineurs, notamment étrangers, tués en affrontant autour de Lille l’envahisseur allemand. Quelques pages de ce gros roman plein de désastres et de fureurs dressent aux morts une chapelle ardente. De même, ces « Strophes » une fois encore élèvent un monument, sans cependant nommer les compagnons de Manouchian, sinon par ellipse, « Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles » ; une dizaine d’entre eux figuraient sur la célèbre « affiche rouge », diffusée par l’occupant à des milliers d’exemplaires après leur arrestation : Grzywacz, Elek, Wajsbrot, Wichitz, Fingerweig, Boczov, Fontanot, Alfonso, Rayman, Manouchian.
Il est émouvant de lire, sur les brouillons manuscrits conservés au Fonds CNRS, les tâtonnements d’Aragon tentant de résoudre le problème du poème, en y incorporant maladroitement l’origine des « vingt et trois étrangers » : « Roumanie Arménie et vous Pologne Espagne / Ils étaient vingt et trois lorsque pour dernier chant (…) », avant de décider à force de ratures de les fondre en un seul groupe, « Vingt et trois » répété, emporté dans l’incantation de la dernière strophe, microcosme ou creuset de la ferveur internationaliste rabattue sur « la France », abattue en criant son nom. Poème exemplaire d’une confrontation du chant épique avec le travail de l’historien : Aragon unifie, simplifie, et il va surtout à l’intime sous le drame public et politique, sachant que la mémoire populaire retiendra sélectivement le nom d’un homme, et entendra un drame universel dans son triple amour : de Mélinée, de la nature ou de la vie, de l’humanité par delà les combats qui la déchirent…
Or, l’intime s’atteint ou se touche particulièrement par le vibrato de la voix. Deux voix s’entendent successivement au fil des strophes, du narrateur-poète qui s’adresse aux vingt et trois, puis celle de « l’un de vous » qui se détache pour dire calmement ses derniers mots à « Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses ». Cette double adresse, du poète aux fusillés et de Michel Manouchian à Mélinée, introduit un irrésistible sentiment de fraternité. Elle relie fortement les deux hommes : Aragon comme Manouchian sont en effet tous deux résistants et poètes, et tous deux ont exprimé dans leurs paroles un humanisme né de l’internationale des résistants, décidé à sauver l’Allemagne contre elle-même ; tous deux surtout ont résumé leur désir impérieux d’un avenir qui chante dans l’amour proclamé pour leur femme. En transcrivant à voix nue les mots si simples de la lettre de Manouchian dans ses propres alexandrins, Aragon a certainement touché au sommet de son chant, et de la poésie universelle, capable face aux fusils d’exprimer avec sobriété et grandeur des sentiments imprescriptibles : absence de haine, amour de la vie, amour de Mélinée, confiance dans l’avenir résumé par « La justice viendra », ou la naissance d’un enfant. On vérifie la virtuosité poétique d’Aragon en comparant ses vers à la lettre de Manouchian : « Au moment de mourir je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il mérite comme châtiment et comme récompense. (…) Bonheur à tous ! J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse. J’aurais bien voulu avoir un enfant de toi comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant (…). Aujourd’hui il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme (…) ».
Nous savions Aragon passé maître dans l’art du collage, de la traduction et de la translittération ; dans Le Roman inachevé déjà, l’adaptation du « Quadrille des homards » tiré d’Alice au pays des merveilles, dont le thème nimbe l’amour de Nancy Cunard, propose une page étourdissante ; l’adaptation de la lettre de Manouchian, autrement dramatique et poignante, constitue une réussite absolue.
Léo Ferré n’a pas peu fait pour la diffusion de cette lettre, et de ce poème, en le retitrant, en composant pour lui une musique dépouillée aux cadences graves, aux accords monotones de sol mineur qui, tels l’orgue indiqué au deuxième vers, créent un effet puissant d’hymne ou de litanie religieuse. « Funèbre », porte en en-tête la partition (au copyright daté de Monaco, 1959). Les deux voix successives du poème sont enchâssées dans un chœur aux intonations d’abord voilées, sur lesquelles se détache la déclamation généreuse, impérieuse de Ferré, relayée à la chute finale par le bouquet explosif du chœur. Cette interprétation géniale, qu’on ne peut écouter sans frémir, a fait voyager « L’Affiche rouge » et les autres poèmes de ce disque fort au-delà du livre ; mais le mariage providentiel du texte et de la musique survit dans d’autres interprétations, également irrésistibles : je me souviens de Claire Gibault conduisant, à l’auditorium de l’Opéra de Lyon, une version orchestrale ; les jeunes gens du chœur, répartis dans l’assistance, se levaient un à un pour chanter une strophe, et la dernière était déclamée par tous à l’unisson ; à Lyon toujours, ou Villeurbanne au théâtre Gérard Philipe, au cours d’une soirée de textes et de causerie poétique, Françoise Maimonne (d’origine arménienne) a murmuré ce poème au micro, retirée en fond de scène dans un crépuscule bleuté, éclairé par une grande photo de Manouchian projetée sur le cyclo. Dans les tournées qu’il m’est arrivé de faire, enfin, avec mes amis de La Manivelle, quand Jean-Marie commence à plaquer les accords et que Liselotte entame son texte, la gaîté qui préside aux chansons précédentes, « Le Roi pluie » ou « Les amants de la place Dauphine » soudain reflue, l’écoute se fige, le poil se hérisse, on est pris à la gorge et on sent monter, oui, « les larmes ».
Qu’est-ce qu’un grand poème ? Celui dont nous nous redisons les vers devant l’inexplicable « beauté des choses » : les jeux du givre, ou n’importe quelle colline éclairée par « un grand soleil d’hiver »… Grâce au génie d’Aragon, et à la voix majeure de Ferré, le groupe Manouchian est entré en 1961 dans la mémoire populaire, et par le moyen de ce disque a su toucher le coeur de tant de Français… Où est le vrai Panthéon ?
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