Match Point, de sang froid

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Match Point (2005) est, de l’avis général, l’un des films les plus forts de son auteur, mais dans une veine où il ne s’était jamais à ce point risqué, une veine d’une extrême noirceur. C’est dans ces parages aussi que Woody, toujours très chaste dans les affaires de sexe, nous donne à voir les scènes les plus torrides (à ma connaissance) de sa filmographie.

Tout le début du film s’adosse à ce que nous croyons bien connaître, venant de Woody, un marivaudage fondé sur les deux passions entre lesquelles oscille un jeune intriguant, son choix d’une confortable carrière dans la haute société londonienne, où il accède en épousant la fille de famille qu’il n’aime pas, et sa passion vite dévorante pour la fiancée de son beau-frère, bientôt éjectée de la famille et, comme lui mais avec moins de succès, sortie d’une assez basse extraction.

La peinture psychologique des deux amants, particulièrement fouillée, doit beaucoup à l’extraordinaire qualité de ses interprètes (Jonathan Rhys-Meyers, Scarlett Johansson). Au premier regard, lors de la party dans la (somptueuse) maison de campagne où tous deux se trouvent invités, ils se reconnaissent : deux intrus, également déplacés mais poussés dans ces lieux par leur désir commun d’ascension sociale. Nola mise sur le théâtre (où elle ne brille guère) pour s’en sortir, Chris sur ses leçons de tennis, qui lui valent l’amitié de Tom, le fils de famille, et de sa sœur Chloé qui se montre très vite sensible à sa présence. On ne peut pas dire pourtant que Chris ait beaucoup de charme, il apparaît même déplaisant avec son regard fixe, ses lèvres crispées ; mais par son goût pour l’opéra, ou son endurance au tennis, il fait assez inexplicablement la conquête de la famille Hewett : le père, riche financier de la City, voit très vite en lui le gendre idéal qui pourra faire prospérer ses affaires, et donner un héritier à sa fille ; un boulevard s’ouvre donc à Chris parmi ces riches aristocrates, tandis que Nola désavouée par la mère de Tom, qui rêve pour son fils d’une union plus brillante, se trouve assez vite écartée.

Dur à la tâche, dévoré d’ambition ou d’un désir de revanche, Chris ne s’aime pas ; son mariage est une imposture, et il oppose souvent une tête renfrognée aux réunions de sa nouvelle famille. Sa grande réussite, sa vraie conquête c’est Nola, avec laquelle il fait pour la première fois et un peu par surprise l’amour dans les blés, sous une copieuse averse ; sa partenaire pourtant essaiera de le repousser, elle lui représente lucidement leur situation et, pour fuir cette histoire sans autre issue qu’un probable désastre et oublier cette famille, elle retourne vivre dans son pays, l’Arizona. Las, elle sera de retour quelques mois plus tard, et Chris et elle se croiseront fortuitement à une exposition de peinture.

Pour atténuer sa solitude, et prendre elle aussi une sorte de revanche sur ses échecs, elle accepte de nouveaux rendez-vous amoureux avec lui, et se montre bientôt plus ardente que son amant, le harcelant par téléphone, jalouse du temps qu’il passe loin d’elle dans sa famille. Comblé par leur brûlante relation mais empêtré dans les exigences de Nola, on sent Chris peu capable d’établir entre ses deux femmes une ligne de compromis, et ses dissimulations le mettent dans un danger croissant – jusqu’au jour, fatal, où Nola lui annonce qu’elle est enceinte, alors que sa femme Chloé qui le désire tant n’y parvient pas. L’exigeante maîtresse multiplie les ultimatums : ou bien Chris parle à sa femme pour rompre avec elle, ou c’est elle Nola qui ira la trouver, et déballera leur liaison dans cette famille apparemment si heureuse.

L’art de Woody, qui croise et répète sur ce point la péripétie centrale de son film Crimes et délits (1989), est de renchérir sur sa première intrigue, en poussant Chris à une décision d’une horreur bien pire. Judah Rosenthal, le respectable ophtalmologue du film précédent, pris en étau entre sa vie familiale et sa maîtresse, faisait exécuter celle-ci par un homme de main ; piégé dans la même situation, Chris va lui-même passer à l’acte, de sang froid et avec une cruauté excessive puisque son plan comporte, pour brouiller les pistes, l’assassinat préalable, au fusil de chasse, de la voisine de palier de Nola. Nous assistons, incrédules, à l’exécution méticuleuse de ce plan, depuis la dérobade, dans les sous-sols du château, de l’arme de chasse et des cartouches que Chris enfouit à la hâte dans son sac de sport destiné aux raquettes de tennis, puis à l’assassinat à bout portant de la vieille, à la dévastation de son appartement, à l’embuscade enfin derrière la cage d’ascenseur où Nola, accourue à ce rendez-vous qui devait tout régler, rencontre froidement la mort. De sang froid, ce titre de Truman Capote a dû hanter Woody, qui nous fait partager avec ce film (mais aussi dans quelques autres passés ou à venir) sa fascination pour le meurtre.

Commencé en comédie sociale (soutenue par les accents de L’élixir d’amour de Donizetti), ce film très noir conduit au bain de sang (accompagné tout au long de musiques d’opéra,La Traviata, Othello, Macbeth de Verdi, autant d’emblèmes de la haute tragédie). À un certain moment qu’il serait intéressant de préciser (avec le film Intérieurs ? Ou September ?), Woody a renoncé à nous servir de franches et désopilantes tranches de rigolade ; attiré par Bergman, Tchekhov ou Dostoïevski, il n’a plus voulu des rieurs de son côté – pourquoi ?

L’extrême tension tragique où nous plonge Match Point ne se résume pas à la scène du meurtre, dans laquelle, remarquons-le de nouveau, un homme qui aime une femme (en laquelle il voit même, comme Chris en Nola, l’apothéose et la réalisation de son plus tenaillant désir) est amené à la tuer. À trois reprises au moins, Woody Allen a construit une intrigue sur cette imbrication d’eros avec thanatos, auparavant dans Crimes et délits, plus tard dans L’Homme irrationnel (2015), une récurence qui demande peut-être une explication. La tension propre à Match Point commence bien avant la décision du meurtre, elle est palpable dans l’opposition, systématique et finement exposée, entre le monde très fermé de l’aristocratie et celui du plébéen irlandais (Chris) ou de l’Américaine (Nola), entre les courts de tennis, la loge d’opéra, les voitures de fonction et les notes de frais d’un côté, et de l’autre la galère des sans-grade (Nola). L’aquarium du somptueux loft offert aux jeunes époux, surplombant la Tamise, emblématise par ses vitres panoramiques cette Olympe réservée à quelques chanceux de la City, aux spéculations fructueuses. Le portrait à petites touches que Woody Allen brosse de l’aristocratie londonienne a été critiqué par les Britaniques qui n’ont pas tous aimé ce film, mais le tableau (qui ne prétendait pas à un exact réalisme) est surtout dominé par l’aveuglement comique d’un père qui persiste à chérir en Chris le gendre idéal, ou de sa fille si indulgente aux abus qu’elle endure. Les coups de téléphone répétés, les échappées précipitées de Chris  vers de vagues rendez-vous d’affaires, ses grimaces opposées aux invites amoureuses de sa femme…, n’y font rien, un solide couvercle protège le clan Hewett des éruptions de la tumultueuse Nola, que nul apparemment ne veut remarquer. Comme dit le mot-clé proféré en exergue du film, son diabolique et triste héros a beaucoup de chance.

Inutile de raconter ici la péripétie finale et le rebond hasardeux d’une bague, qui donne son titre au film ; un faisceau d’indices  s’est ligué très vite contre Chris, qui n’a pas pris comme Judah la précaution d’effacer les traces de sa présence dans l’appartement et la vie de sa victime. Coincé par la police, dénoncé par le journal intime de Nola, il s’effondre en reconnaissant l’adultère, tout en suppliant les enquêteurs d’épargner la famille Hewett et sa femme particulièrement, puisque tous deux attendant inopinément un enfant. Le deus ex machina qui suspend toute poursuite est à la mesure des surprises précédentes, par le plus grand des hasards Chris se trouve blanchi, et son affaire classée  – ce hasard qui a pris la place de Dieu pour conduire les affaires humaines, comme l’annonçait le prologue du film ou quelques références à Darwin. Le ciel reste vide, il n’y aura pas de châtiment. Et la famille réunie neuf mois plus tard autour du berceau débouche le champagne pour célébrer en toute quiétude l’heureuse naissance.

Cette conclusion amorale, ou très ironique, nous laisse devant l’énigme de la conscience impunie : à la fin de Crimes et délits, Judah ressentait impérieusement le désir de confesser son forfait, fût-ce sous forme de scénario confié à un minable réalisateur de documentaires ; ici, le dernier plan se ferme sur le visage crispé de Chris fixant la Tamise. Il ne peut s’adresser à personne sinon, comme lors de la nuit qui a suivi le meurtre, aux deux fantômes de Nola et de sa voisine qui lui sont apparues avec une grande évidence, que le fleuve sombre de ses pensées ne parvient pas à noyer.

5 réponses à “Match Point, de sang froid”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonjour!

    Comment répondre en cinq sec au billet, toujours bien fourni du maître, sur ce film en cinq sets du réalisateur?
    Par ces temps difficiles où le cinéma ne fait plus recette, voici un propos qui nous ouvre la porte du « salon de Madame Verdurin » dont une juste anagramme nous fait « marivauder dans le monde ».

    Eh bien oui, ce sont les mêmes vingt et une lettres! Vous pouvez vérifier.

    En tel discours où se dessine le jeu de l’amour et du hasard, on aimerait qu’un fin lettré, tel Monsieur Marc-Léon Lévy vînt nous éclairer, nous instruire sur cette notion de chance qui advient chez son voleur d’ombres.

    Bien sûr, c’est du cinéma et ce n’est qu’un roman! Comment renvoyer la balle dans le court de la vie réelle pour toucher juste?

    Exactement. Dans l’Abyssinie des rapports sociaux où chacun mène sa vie comme il peut, la romance de Nadir ne joue pas dans la cour des grands.

    Sur une musique de Bizet, le réalisateur de ce film « politique » marque un point, disent les connaisseurs. Soit!

    Et nous, simples spectateurs, loin des divans des riches et des fauteuils d’orchestre des braves gens cultivés, que peut-on faire, Monsieur Notre Maître? J’avance une possible réponse : Celle de renvoyer la balle, palsambleu!

    Au petit bonheur la chance.

    Kalmia

  2. Avatar de m
    m

    Bonjour la compagnie un peu parsemée par les temps qui courent!

    Histoire de bobos qui s’embêtent à mourir, en ce monde devenu stone où le ciel est vide et personne sur la grande scène de l’univers pour soulager nos maux et nous donner une seule raison de vivre.

    On pourrait arrêter là ce commentaire déprimant sur une chanson d’Alain Souchon et basta les amis, le rideau sur l’écran est tombé, y’a plus rien à voir, circulez et rentrez chez vous.

    Ben oui, inviter les pauvres à la table des riches, ça ne marche pas, mon capitaine! Renverser le tableau où les riches s’invitent chez les pauvres…Pourquoi pas? Un Chris toujours à l’écart qui lit Dostoïevski et rencontre par hasard sa Nola qui agonise sur une musique de Verdi, j’imagine que ça doit faire quelque chose aux braves gens cultivés qui n’en loupent pas une et en parlent savamment dans leurs cénacles privés.

    Mais bon, pauvres ou riches, on est tous sur le même bateau et le cinéaste de préciser que les uns s’abîment dans leurs idées noires et les autres consomment et profitent… Toujours un terrible fossé de compréhension et le trait d’union ou de lumière pour avancer vers la libération n’est pas pour demain, les amis!

    Le hasard objectif (Bonjour Monsieur Breton!) comme réponse à une nécessité psychique inconsciente dans notre espace mental, c’est facile à dire et une fille de révolutionnaire qui prend l’avion, peut terminer son ouvrage avec ces deux mots.

    Brisons là.

    « Et si le ciel était vide » a-t-on une petite chance d’entendre quelqu’un répondre au chanteur, par une surprenante anagramme :

    « Ta vie, elle est dite ici »?

    Quant à la faire, c’est un tout autre refrain…

    Pauvre de Nous, on en cherche un autre!

    m

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Cher M., j’entends votre critique (déjà formulée dans vos commentaire précédents), mais les films de Woody Allen ne se proposent pas de réduire la fracture sociale, la lutte des classes ou « whatever you name it »…, juste de nous rendre un peu moins cons. Et c’est déjà énorme !

  3. Avatar de m
    m

    Oui, d’accord!
    Je n’utilise jamais le premier mot de la dernière ligne de votre commentaire, dans mon langage quotidien, sans doute par habitude, tout simplement, fors quand il s’agit de parler d’un récit poétique produit par le surréalisme…Autrement dit, rarement.
    Si vos billets rendent les lecteurs plus ouverts à la réflexion, quelle réussite pour vous!

    m

  4. Avatar de Gérard Fai
    Gérard Fai

    Mon commentaire

    Bonjour!

    Je rebondis sur le mot « classes ». Sans lutte, rassurez-vous!

    Il existe une raison classificatoire et Patrick Tort en a fait un livre.

    Gaston Bachelard, en 1933, a publié un essai de classification, sous-titre à ses « Intuitions atomistiques »

    Quèsaco?

    Essayer de trouver, peut-être, une réponse « Hors classe » pour ne plus gémir comme un luth.

    Gérard Fai

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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