Mesure-t-on bien la vanité du discours prononcé par Jean-Luc Mélenchon, avide de s’exprimer le premier, dès 20 h 05 le soir du résultat final des législatives ?
Entouré de ses lieutenants (aucun n’arborait ce soir-là le keffieh), le tribun de LFI a d’entrée de jeu affirmé sa volonté d’appliquer, puisque le Nouveau front populaire arrivait en tête, « tout le programme, rien que le programme… » Et de conclure son propos, musclé et très applaudi par sa garde rapprochée, en citant une phrase de la chanson de Jean Ferrat, « Ma France ».
Terrible document à verser au dossier d’un despotisme décidément bien mal éclairé, d’une conception éculée, ou très déplacée ce soir-là, de la chefferie dont il s’échauffe. Pour qui se prenait Mélenchon, prononçant cette diatribe dont le ton ranimait les cendres de Lénine, de Staline ou d’un centralisme démocratique d’un autre âge ?
Car cette France invoquée si mal à propos se trouve représentée depuis dimanche dernier par trois blocs, et au sein de ceux-ci par des aspirations très diverses auxquelles il importe, si l’on se place dans le cadre de la représentation parlementaire et républicaine, d’accorder un peu d’écoute, et quelques réponses ou satisfactions concrètes. Faute desquelles, comme a dit Marine, l’accès à Matignon du RN, pour cette fois conjuré, n’est que « différé ».
Mais LFI n’a que faire de la représentation parlementaire, et l’on a vu comment les débats de la Chambre se sont trouvés moqués ou empêchés, au cours des derniers mois, par l’escalade dans l’insulte des adversaires, ou par exemple le déploiement du drapeau palestinien. À la culture ou au chemin du débat, pivots de la démocratie, on a préféré d’assourdissantes invectives, des affrontements très binaires ou, en général, une brutalisation de notre vie politique. C’est cette arrogance ou cette brutalisation sûre d’elle-même que Mélenchon a réaffirmées, dans ce discours qui piétinait toute chance de négociation. Cette posture n’est pas isolée, Netanyahou en Israël refuse de même tout compromis, et son adversaire (ou allié paradoxal) le Hamas en est bien d’accord : le peuple palestinien peut bien périr, les deux extrêmismes s’accordent en miroir pour refuser toute chance à la paix, ou au retour des malheureux dans leurs foyers.
Or, et il faut constamment rappeler cette évidence, la démocratie suppose le débat, c’est-à-dire la division d’une vérité qu’aucun des camps en présence ne peut s’approprier. Il y a une vérité ancrée et exprimée chez les électeurs du RN, une autre chez les centristes, une autre encore dans chaque famille politique, qu’on ne peut écraser sans s’exposer au retour de la guerre. L’actuelle partition des forces en trois blocs exige une composition, jusqu’à ce soir introuvable. « On a gagné ! » chantent un peu vite les électeurs du Front populaire, qui peuvent en effet se réveiller d’une ancienne léthargie, et profiter d’une divine surprise, premiers au second tour ! Cet avantage ne doit pas se changer en ubris.
Qu’est-ce que l’ubris ? On dirait familièrement « la grosse tête », l’ivresse de se croire le plus fort, dans un domaine où c’est moins la force qui compte que les vertus du soin, de l’empathie et du respect des désaccords. La France est profondément blessée, et le sera toujours davantage par des affirmations unilatérales de victoire ; nos concitoyens demandent à être reconnus, à entrer en dialogue, ou à élaborer des compromis. La beauté du compromis n’est pas évidente pour tous, et les mélenchonistes y voient assurément une défaite, une preuve de faiblesse ou un lâche abandon, quand c’est tout le contraire s’il s’agit de reconstruire un consensus, de réparer et de donner à la France un gouvernement viable. Dans le compromis, chaque partie perd un peu de ses revendications, consentir au compromis ne lui semble pas une affirmation assez narcissique de soi… Mais ce « malheur » ou cette diminution des prétentions seront acceptés au nom d’un bien plus grand, d’une complémentarité des adversaires.
L’idée ou la passion démocratiques supposent en effet qu’on s’en remette à l’intelligence des foules : c’est le tyran qui a raison tout seul, alors que la raison politique exige au contraire le partage des raisons, en vue d’un bien qu’on puisse dire véritablement commun. Hors de l’étui communautaire de ses partisans, où l’on a si vite fait de s’entendre, Monsieur Mélenchon (qui n’hésite pas à exclure ses dissidents) se soucie-t-il le moins du monde d’un bien commun ? Tout n’est pas faux dans les demandes radicales de LFI, mais ces propositions ou éléments de programme exigent la ratification des autres pour être adoptés, et quelle idée se fait Mélenchon des autres ?
Ses adversaires sont autant de gêneurs, ou d’ennemis à abattre : une conception aux antipodes du bon usage de l’adversaire, et d’une raison pragmatique, que j’ai souvent enseignée dans mes cours d’info-com. En bref : ceux qui veulent faire en politique sont animés d’une raison simplement technique, l’artisan fait une table qui n’est qu’un objet, qui ne lui demande rien en retour. La raison pragmatique met en présence non un sujet dominant des objets, mais deux ou plusieurs sujets, qui par définition ne se laissent pas faire ! Et il faut donc, dans ce domaine, faire avec. Ce mystérieux ou plus compliqué faire avec concerne les relations de soin, d’éducation, d’amour…, tous domaines rebelles à une conception bêtement technique, ouverts sur l’empathie, et le respect de l’autre dans sa différence.
Il devient sur ce fil de pensée assez évident qu’il ne suffira jamais au vrai chef de vaincre, mais qu’il lui faut convaincre. Or la conviction ne s’arrache pas par la force, mais par une longue discussion. Elle suppose cette « mentalité élargie » célébrée par Kant, celle qui prend en compte les raisons de son adversaire, ou qui s’en montre curieuse. Ouvrant ainsi un chemin plus tortueux, plus respectueux, et surtout prometteur d’apaisement, donc d’avenir.
Le pupitre de Matignon réclame un chef d’orchestre. À défaut de ce doigté, ou de cette écoute fort étrangers à son caractère, Jean-Luc Mélenchon qui se voit sans doute en chef d’Etat nous a servi dimanche soir le discours d’un chef de bande.
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