Mériter son enfant ?

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La semaine écoulée ne m’a pas permis d’alimenter comme je l’espérais ce blog : une expertise de laboratoire à l’université de Montpellier-III mardi, un enregistrement parisien sur un tableau de Manet à Décryptimages (à l’invitation de Laurent Gervereau) jeudi, une soutenance de thèse sur Aragon à Poitiers hier samedi… Les jours prochains devraient être plus tranquilles, et propices à la réflexion.

J’ai quand même pris le temps de voir le très beau film de Kore-eda, Tel père tel fils, dont il est impossible de ne pas parler ici, tellement son propos va loin, et s’étend universellement. On se rappelle que sur le même thème des échanges de bébés à la naissance, Etienne Chatiliez avait signé une farce très populaire et bienvenue, La Vie est un long fleuve tranquille, dont certaines répliques, et la chanson « Jésus revient », sont devenues culte. Kore-eda se situe aux antipodes avec cette version grave, tendre et qui scrute avec profondeur et délicatesse les sentiments remués par un pareil événement, quand il éclate entre deux familles (un accident qui n’est pas si rare paraît-il au Japon).

TEL PERE TEL FILS

La critique ayant bien accueilli et documenté ce film (sur les écrans depuis quatre semaines), inutile de le raconter ici. Son argument peut retentir profondément en chacun, et soulève des questions assez diverses. Je retiendrai celle-ci : ordinairement, le lien biologique entre les générations ne laisse pas aux individus la liberté de choisir, un fils peut critiquer son père, ou un père son fils, mais ils doivent « faire avec ». Ainsi au début du film, au moment où le jeune Keita, six ans, entre à l’école primaire, nous voyons l’architecte Ryota Nonomiya, si désireux de bien faire et de s’élever dans la hiérarchie, trouver son garçon un peu trop tendre ou soumis… Quand survient l’évidence d’un échange à la naissance, sa première réaction est de dire que « ça explique tout » ! L’écart des générations, la divergence des caractères ou l’infidélité de ce miroir où le géniteur aimerait contempler sa propre ascension triomphante… Obnubilé par le lien du sang, Ryota commence par rejeter Keita sans considération pour tout ce qui s’est tissé entre eux depuis six ans ; de même, l’hôpital recommande la solution de l’échange (moyennant quelques étapes probatoires), c’est d’après l’avocat le choix que font les couples « à cent pour cent ».

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Ce premier mouvement n’est évidemment pas le bon, et l’essentiel du film (centré sur Ryota) s’attache à fouiller la complexité du sentiment paternel, indépendamment de tout déterminisme biologique : qu’est-ce qu’être un père ? Et l’enfant de ce père ? L’examen de conscience de Ryota se complique du fait qu’en face, la famille qui a élevé leur « vrai » fils, Ryusei, qu’ils envisagent maintenant de récupérer, se montre beaucoup plus aimante et attirante pour les enfants : les Groseille nippons en ont trois, et le père Saiki, bohème et cœur d’or, prend largement le temps d’entrer dans leurs jeux ; quincailler, bricoleur, il sait tout réparer, et il promène sa petite famille dans un camping-car qui contraste avantageusement avec l’impeccable conduite intérieure noire où l’architecte joue pour son fils unique les chauffeurs de maître.

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« Vous avez détruit ma vie et ma famille », lance rageusement Ryota à l’infirmière responsable de « l’échange ». Il devrait bien au contraire la remercier car il s’est engagé, grâce à elle et forcé par la révélation, dans un difficile examen de conscience qui va de fait le transformer. La soustraction brutale de la filiation génétique fait émerger dans toute son urgence et sa force la filiation symbolique, ou affective proprement dite : qu’a-t-il à donner à cet enfant qui est et n’est pas le sien ? Comment le retenir, le détourner d’aller vers l’autre père, tellement plus sympa ? Ou (tâche qu’il envisage un moment) comment fixer auprès de lui son fils Ryusei, qui semble d’abord résolument étranger ? La soudaine coupure des liens de sang permet aux parents, comme aux enfants, de se choisir : situation de concurrence inouïe, où il faut d’un seul coup mériter, construire et fortifier de bonnes raisons ce lien banalement donné dans les familles « ordinaires ».

Avec un argument de départ assez simple, et dont le cinéma français n’avait tiré qu’une comédie, Kore-eda creuse une problématique d’une vertigineuse profondeur : nous n’avons pas, Dieu merci, à tout choisir ou construire nous-mêmes, la nature y pourvoit pour le meilleur et pour le pire, et dans le domaine de la filiation chacun ne peut que s’incliner. De même les anciens rois de France (ou d’ailleurs) se reproduisaient par le sang, et leur descendance ne se discutait pas : quel embarras et quelles guerres, argumente Pascal, si la souveraineté n’était pas évidente, automatiquement désignée par la naissance (qui sélectionne parfois un incapable ou un crétin) ? La démocratie a changé tout cela : nous choisissons nos dirigeants, qui doivent nous mériter.

Mais dans la famille ? Si l’on n’y fait pas à tous les coups bonne pioche, le constructivisme qui voudrait corriger la nature aurait quelque chose d’épuisant : d’ailleurs, à qui reviendrait le droit de choisir ? Et comment endiguer les interminables pourquoi des enfants ?

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Le délicat film de Kore-eda se termine sur une scène de compromis particulièrement touchante, où nous voyons le père (Kyota) et le fils qui est sorti de la maison et cherche à lui échapper (Keita) suivre deux chemins parallèles. Le père le rappelle à lui, il reconnaît hautement ses torts, il lui promet qu’il a changé (ou qu’il y est bien décidé)…, les deux sentiers se rejoignent et l’adulte reprend l’enfant dans ses bras – pour combien de temps ? Ces deux-là ont encore du chemin à faire l’un vers l’autre, mais nous comprenons aussi, avec l’architecte Kyota, combien ce fils, depuis qu’il n’est plus « le sien », l’a mis devant cette sommation capitale : si tu veux me garder, tu dois changer ta vie !

Une réponse à “Mériter son enfant ?”

  1. Avatar de Aredius

    Merci pour votre texte, je vous cite ici :
    http://lefenetrou.blogspot.com

    Excellent film en effet

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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