Mille personnages en quête d’auteur

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Projet (par Jean-Pascal Donnot)

de couverture abandonné

Jour faste que ce samedi, où je reçois au même courrier mon livre Shakespeare, Le Choix du spectre, (aux Impressions nouvelles) et celui de Tassinari (que j’ai préfacé) John Florio alias Shakespeare (éditions du Bord de l’eau, en librairie le 16 janvier – le mien seulement le 4 février) ! Et on me dit que le Bulletin des Bibliothèques de France vient aussi de paraître, il contient un dossier sur l’affaire Shakespeare-Florio, que Marc Goldschmit et moi-même avons documenté conjointement. Les pièces du procès sont désormais sur la table, nul ne pourra les ignorer et les Stratfordiens seront bien obligés de discuter…

couv.bisLa couverture finalement retenue

Dans Le Monde du vendredi 8, en version numérique, j’ai fourni une réflexion sur le chauvinisme persistant qui fait du Barde officiel un monument national, lisible sur
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/08/pourquoi-est-il-si-difficile-d-ebranler-le-monument-national-qu-est-shakespeare_4844119_3232.html . Ce texte m’avait été commandé mercredi soir, en opposition anticipée à la profession de foi du Premier Ministre David Cameron, qui publie dans Le Monde de ce samedi 9 (daté de demain dimanche) un manifeste très politique ; à la même page (18) du quotidien, Lamberto Tassinari lui répond, ce sont les premières lignes en français de cet auteur que  nos compatriotes peuvent lire, avant la mise en place de son livre.

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L’année Shakespeare (2016) s’ouvre à Londres

Ma préface à celui-ci faisant le lien entre ces diverses publications, je la donne donc sur ce blog, en renvoyant chacun aux ouvrages concernés, aux tribunes du Monde où l’on semble prendre assez au sérieux cette polémique, au BBF…, et en suppliant surtout le lecteur d’examiner tout ceci dans son for intérieur, sans préjugés particuliers : et vous, sur le fond de l’affaire, de quel côté pencheriez-vous ?

Et maintenant, cette préface telle que bientôt en librairie :

 

Mille personnages en quête d’auteur

par Daniel Bougnoux

 Le livre que vous venez d’ouvrir est stupéfiant. Il oblige à une telle révision du savoir ordinaire que le premier mouvement du lecteur ou de l’érudit standard sera de le repousser, « si c’était vrai, on le saurait depuis longtemps » (soupire l’homme averti), « encore un procès en révision d’un qui se croit plus malin que les autres… », ou, pire : « les OVNI et la négation des chambres à gaz, très peu pour moi !… » Si cependant vous acceptez de douter, et de cheminer quelques heures dans les raisons ici avancées, vous risquez fort d’en ressortir ébranlé.

Depuis sa découverte par les Romantiques et l’engagement envers lui des Hugo père et fils, Shakespeare compte parmi nos « passions françaises » ; il demeure l’auteur le plus joué sur nos scènes, source incessante de provocations intellectuelles, de débats et d’inspiration. Cette singulière vitalité d’un homme fait pour tous et pour toutes les saisons l’identifie à un génie tutélaire ; mais si ce débordant contemporain (selon le titre que lui décerna Jan Kott) semble nous poursuivre à chaque époque et dans les recoins de nos vies, nous embrassons ou comprenons assez peu ce « Grand Anonyme » qui plane au-dessus de nos chétives existences.

Peu d’écrivains auront mis autant de soin à effacer leur vie derrière leur œuvre. Aux antipodes de nos « autofictions », Shakespeare ne nous laisse jamais deviner qui il est, ce qu’il pense ni quel camp fut le sien dans une époque fertile en factions et en guerres de religion. Prêtant sa voix à plus de mille personnages, cet expert en boues humaines tutoye la fange autant que les sommets de la pensée ; et le théâtre lui-même, qu’il exalte partout comme la suprême école morale, la synthèse philosophique et la parole agissante, lui paraît fort ambivalent : tantôt le O parfait de la scène du Globe embrasse le plein du monde, et tantôt ne figure que le vide du zéro. Quel auteur aura mieux manié à la fois les chances et le fouet de notre parole quand elle se divise dramatiquement sur la scène, mieux illustré l’unité et la dangereuse multiplicité de la personne humaine, ou les prestiges et les pièges de sa représentation ?

Le théâtre n’est pas un lieu sûr, tant les trafics d’identité y prospèrent. Dans le cas de Shakespeare, nous y poursuivons un auteur qui, s’emparant du plateau, mit un soin extrême à dérober derrière celui-ci son image, profitant de la ronde des personnages pour s’y dissimuler tenacement, ou être pris pour un autre. On dit qu’aux premières représentations d’Hamlet, lui-même se réservait le rôle du spectre ; et si ce choix, loin de se limiter à cet emploi, avait été celui d’une vie entière ? Etre ou ne pas être frappe d’incertitude une identité décidément ailleurs, étrangère aux maigres documents (tous extra-littéraires) et aux quelques anecdotes répétées en boucle par ses biographes.

« Shake-speare », ce nom où branle une lance ou une plume sonne déjà comme un pseudonyme, et le choix du théâtre aggrave cette ontologie vacillante, ou spectrale : protéiforme, notre auteur se tient entre plusieurs personnes, plusieurs langues, plusieurs cultures ou identités, et il a fait en sorte que quatre siècles de gloses et d’interprétations ne percent pas son masque. Quelle surprise de constater que comme la Bible, ou l’Iliade et l’Odyssée, cette œuvre parmi les plus commentées du monde ne soit pas clairement signée !

Après que Mark Twain, Henry James, Charles Dickens, Sigmund Freud, Charlie Chaplin, John Gielgud ou Jorge-Luis Borges aient exprimé leurs doutes, une assez large frange du public éclairé demande une révision de cette identité ; l’attribution d’une œuvre aussi considérable au médiocre bourgeois de Stratford-upon-Avon n’a que trop duré. Tous les « antistratfordiens » ont souligné le peu d’éléments qui dans la vie si terne de ce bourgeois de province – acteur et entrepreneur de spectacles, par ailleurs usurier, procédurier et agioteur en terrains et en grains – justifieraient une telle production. Mais parmi une liste souvent farfelue de « prétendants » (une bonne soixantaine, tous Anglais de bonne souche), lequel choisir ? Un livre de Diana Price, Shakespeare’s Unorthodox Biography (2001), régulièrement passé sous silence par la critique « stratfordienne », se garde de proposer le moindre remplaçant mais fait impitoyablement et rigoureusement justice de la thèse officielle. Sa lecture devrait interdire à tout esprit sensé de soutenir encore la doxa.

Tassinari a repris en dix-sept chapitres denses cet épineux dossier, et sa démonstration est sidérante. « Si peu de contexte pour tant de textes » ! Et certes, on allèguera que les auteurs du théâtre élizabéthain ne signaient ni ne conservaient leurs pièces, propriété des troupes ; on rappellera la rareté des manuscrits de cette époque (Grand incendie de Londres en 1666…), l’anachronisme de la notion d’auteur ou de paternité littéraire. D’autres (structuralistes de nos années soixante) se barricadent encore derrière l’autonomie du texte, à quoi bon savoir au-delà, l’œuvre dans sa clôture suffit. Etc.

Confronté à un corpus qui eut un tel impact sur la formation de la langue et de la conscience (pas seulement anglaises), Tassinari ne peut se résoudre à cette petite critique, retranchée derrière une poignée d’évidences ressassées. Un auteur de cette force ne tombait pas des nues, et il semble bien court d’invoquer le « génie ». Son ouvrage John Florio, The Man Who Was Shakespeare * (d’abord paru en italien puis dans une édition anglaise révisée, à Montréal en 2012, et enfin traduit en français), semble avoir « déterré », sans fracas mais avec patience et modestie, le meilleur candidat possible (en l’état actuel de nos connaissances critiques) en la personne de ce lexicographe érudit et à l’existence des plus énigmatiques. Né à Londres en 1553 mais d’un père italien, prédicateur calviniste et d’origine juive, Florio n’était jusqu’ici connu (très partiellement) que par une biographie d’ailleurs remarquable de Frances Yates (1934).

Ceux qui supportent mal qu’on cherche, à la source de « Shakespeare », des conditions sociales et culturelles plus élevées que celles du fils du gantier de Stratford, accusent les « désintégrateurs » ou les promoteurs d’une autre identité de snobisme : Tassinari ou ses pareils refuseraient à un bourgeois sorti du peuple les intuitions et les connaissances qui brillent à l’envi dans cette œuvre. Inversement, on peut trouver bien idéalistes ceux qui expliquent le surgissement de ces trente-six ou trente-huit pièces, plus un nombre appréciable de poèmes, par le motif ressassé du « génie », qui fonctionne à la longue comme le refuge de l’ignorance.

Sensible moi-même aux arguments de la médiologie, j’ai été enchanté de comprendre par Tassinari combien une pareille œuvre supposait de ressources matérielles, conditions sine qua non de « l’esprit ». Ne fallait-il pas à celle-ci des circonstances à l’époque rarissimes ou très spécifiques, telles qu’une riche bibliothèque, la connaissance de langues étrangères (notamment l’italien), celle de villes européennes et particulièrement de Venise, Vérone ou Milan, cadres de plusieurs pièces, la fréquentation de la cour et en général des « Grands » ?… Mais écrire cette œuvre exigeait encore une flamme spirituelle tenace, une intimité passionnée avec l’Ecriture sainte, avec la musique et bien sûr le théâtre, une fréquentation précise, ardente des humanistes de la Renaissance continentale : Dante, Boccace, Machiavel, L’Aretin, Bruno (pas toujours déjà traduits) se lisent en filigrane au fil de ces pièces, or tous ces auteurs figuraient dans la considérable bibliothèque de Florio, résolu à féconder par eux la ténébreuse Albion… « Shakespeare » montrait de même une grande familiarité avec l’Antiquité romaine, avec Montaigne (que Florio traduisit en anglais), et il brûlait surtout d’enrichir la langue anglaise et son vocabulaire de quantité de néologismes ou de mots forgés. Beaucoup de commentateurs ont relevé que dans l’anglais manié par le Barde, ce n’est pas une langue vernaculaire ou standard qui résonne mais la fraîcheur d’une parole qu’on dirait venue du dehors et comme à l’état naissant, ou renaissant…

Il se trouve que Florio parlait sept langues, et que ses successifs dictionnaires montrent pour la traduction, les étymologies ou la vie des proverbes une passion dévorante. On mentionnera encore, à l’appui de cette hypothèse, ce qui affleure pour finir de façon poignante quoique cryptée dans La Tempête, la plainte de l’exilé jeté sur un rivage étranger, la perte du premier langage, sa consolation par la fantasmagorie, et les méandres douloureux du rapport générationnel… Ces tourments de l’exil hantent de même les Sonnets ; furent-ils vraiment ceux du lourdaud qui voyageait pour ses affaires de Stratford à Londres, et ne sortit jamais de son île ?

Tassinari consacre des dizaines de pages à chacune de ces questions, une par une, méthodiquement. Il ne discute pas à coups d’a priori ni de visions soudaines, il détaille les trouvailles de la création verbale et des hapax, il sonde (de son oreille italienne) une langue où sonne si fort son propre idiome, il exhume les dates de publication des textes qu’il croise, sachant que la création consiste d’abord à beaucoup lire et à plagier. Pour qui se pose sans idéalisme la question de savoir d’où vient ce qu’on nomme trop vite le génie, l’enquête sur les livres alors disponibles, sur la filiation des mots (des centaines de vocables forgés par Florio se retrouvent dans Shakespeare), sur les amitiés et les disputes du milieu littéraire touche à la chose même. Tassinari n’avance pas de « preuve », mais un impressionnant faisceau d’indices convergents que, pour l’instant, la recherche officielle refuse d’examiner. Le résultat est pourtant renversant.

John Florio fut un personnage extraordinaire, oublié par la critique académique. Plus âgé de onze ans que « Shakespeare » et mort neuf ans après lui (1553-1625), il naquit donc sur le sol anglais d’un père Michel Angelo émigré d’Italie, car protestant et d’abord juif, prédicateur, érudit en religions. Lexicographe auteur de dictionnaires, polyglotte traducteur de Montaigne puis Boccace, précepteur à la cour de Jacques 1er, employé à l’ambassade de France…, John ou Giovanni ne cessa (avec son père ?) de côtoyer les Grands et de jouer les « passeurs » dans cette Europe en gésine. A petites touches, tout en douceur (et en érudition), Tassinari étaye cette thèse d’un auteur d’origine juive, et italienne. L’enquête se lit comme un haletant « roman de formation » ; on y voit enfin « Shakespeare » rendu à sa richesse, à sa complexité née des tribulations de l’exil et du polylinguisme.

L’affaire ou l’hypothèse Shakespeare-Florio a de quoi décoiffer les « stratfordiens » organisés en une puissante industrie enseignante, éditoriale, touristique, festivalière…, et qui campent fièrement sur la tradition académique et la raison d’Etat. Elle est en effet deux fois médiologique ; elle pose, dans un premier temps, la question des conditions de l’esprit, mais dans un deuxième celle de savoir pourquoi un mensonge tenace, collectif a interdit si longtemps (quatre siècles !) ce type de recherche. Peut-on espérer que ce détour par la France rendra cette querelle en paternité simplement discutable et, si elle heurte trop le chauvinisme des experts anglais, que nos compatriotes lui fassent écho et l’examinent ? Conseillons aux lecteurs suspicieux de commencer ce livre par son chapitre 14, « Le test des testaments », où sont confrontés ceux du Shakespeare officiel (rarement exhibé, et pour cause) et celui de John Florio : quel esprit impartial, si on lui soumettait l’un et l’autre document en aveugle, déciderait en faveur du premier ? Le véritable Shakespeare n’a rien à voir avec celui qui apposa sur ces feuillets bien dignes d’un commerçant enrichi trois tremblantes signatures ; tout le rattache en revanche à celui qui paraphe, avec quelle élégance, ses dernières volontés du nom de Florio.

La belle occasion, en cette nouvelle année-anniversaire, de rendre au « plus grand dramaturge (et poète) de tous les temps » un peu de sa chair, de ses langues et de sa vraie vie, autrement exposée et plus compliquée qu’on ne pense… Cette hypothèse devrait réjouir tous les amoureux de « Shakespeare » car elle ne minimise en rien sa personne ni son œuvre, elle les éclaire au contraire sur des points essentiels, et Tassinari enrichit singulièrement nos raisons d’admirer : le « Barde » n’a rien à craindre de cette reprise d’enquête et il n’en sort pas diminué, mais doté d’une éducation, d’une surface sociale et d’un visage enfin dignes de son œuvre !

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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