Mozart, les amours

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 Quel bonheur d’assister hier samedi, dans une salle Pathé-Gaumont, à la retransmission depuis New York de Cosi fan tutte dans la mise en scène du Met ! Cosi ne constitue pas seulement l’un des chefs d’œuvres de Mozart, mais de l’opéra en général – rondement servi par la baguette très vive du chef Levine, et par d’excellentes voix : Susanna Phillips (Fiordiligi), Isabel Leonard (Dorabella), Danielle de Niese (un peu trop tentée de surjouer la soubrette Despina), Matthew Polenzani (Ferrando), Rodion Pogossov (Guglielmo), Maurizio Muraro enfin qui confère beaucoup d’autorité mêlée de bonhomie à Don Alfonso.

Je reste sidéré par la force dramatique que Mozart, dans ses opéras, met à peindre le jeu des passions par la musique autant que le livret, toujours étroitement fondu à la partition : on y trouve Marivaux marié à Shakespeare, dans un subtil dosage de comédie (voire de farce) avec la plus noire tragédie. On sent que ces œuvres nous racontent des histoires où lui-même, secondé par da Ponte, a déposé l’empreinte de ses propres tourments, de ses démélés familiaux et sociaux, de ses blessures et de ses doutes ; qu’elles offrent donc un condensé, jamais vu ni entendu avant elles, d’airs, de dialogues, d’actions et d’élans affectifs (de passions) qui émeuvent irrésistiblement. Oui, par sa science de la scène et du jeu qui pénètre la composition musicale, Mozart occupe dans la musique la place de Shakespeare au théâtre.

Ses opéras d’autre part dialoguent entre eux. Ils ne cessent d’explorer et de retourner sous diverses formes les problèmes de l’amour, d’en ruminer l’énigme, les joies triomphantes et les accablantes douleurs… Figaro, Don Giovanni, Cosi (sous-titré « L’Ecole des amants ») ou La Flûte dessinent une farandole ou une ronde dont les multiples personnages, tous entraînés par les douces fureurs de l’amour, composent un catalogue de cette carnavalesque passion. Mozart anthropologue ?… Il n’a plus que deux ans à vivre quand il compose Cosi, où il conjugue de toutes les manières possibles le verbe aimer, simple flirt, divertissement de salon, don de soi, identification à l’autre, jalousie ravageante, expérience libertine ou « pour voir »… Voi che sapete che cosa è l’amore, chantait Chérubin implorant la Comtesse, vous qui croyez savoir ce que c’est que l’amour – n’écoutez pas Mozart !

De tous ses opéras Cosi demeure mon préféré, pourquoi ? Parce que c’est le plus tragique, celui qui nous dit précisément ce que c’est que la tragédie, ce mal à soi-même infligé. Les Noces souligne, dans le sillage de Beaumarchais, les aspects politiques  et tyranniques de l’amour, mettant en scène une figure de l’autorité paternelle, le Comte, que l’intrigue fait trébucher d’égarements en fiascos. Chérubin y incarne le doute amoureux, une indécision charmante qui culmine dans l’extraordinaire acte IV où il fait nuit noire au jardin, dont les bosquets regorgent d’habitants revêtus d’une propice ténèbre.

Don Giovanni malmène plus cruellement la figure féminine, mais le mal ou le malheur fondent sur elles (Anna, Elvire ou même la paysanne Zerline) de l’extérieur, un Diable tourbillonne à travers la société qu’il démantèle dans sa course, fléchée par la mort.

Il semble que dans Cosi la cruauté augmente, car le mal y vient du dedans : d’une volonté proprement diabolique de savoir (« Voi che sapete… »), et pour cela d’espionner le sentiment de l’autre, en le provoquant à la faute. Cet opéra atrocement décapant nous révèle, logé au cœur d’un sentiment d’abord sûr de lui, une rivalité, un narcissisme insensé et une mortelle jalousie. Ils sont six en scène, et évoluent par paires : « les montreurs », comme Rémy Stricker appelle les deux tireurs de ficelle (dans son stimulant ouvrage, Mozart et ses opéras, Fiction et vérité, Gallimard 1980, rééd. Tel), les demi-montreurs (à la fois «tirants » et tirés) et les deux femmes abusées.

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Cette distribution d’abord évidente appelle, comme au quadrille, tous les croisements ; on voit très vite les rôles se compliquer jusqu’au vertige, en introduisant dans la partie organisée par le philosophe quelque peu sadien plusieurs degrés dans la manipulation, la croyance, la feinte, la mauvaise foi ou la tromperie. Si au début les couples paraissent fermement formés, les individus ne le sont pas (et le chant souligne leur mimétisme enfantin) ; nous assistons donc à un processus, très secondé par la musique, de différenciation et d’individuation, chacun gagnant (diversement) en autonomie, mais aussi en douloureuse complexité. Alfonso met les quatre amants, au départ bien naïfs et mal dégrossis, à l’école – comme fera Sarastro ? Joue-t-il le rôle du bon père, ou de l’expérimentateur cynique ?

Les deux couples d’abord présentés en miroir permutent, et se différencient : Guglielmo-Dorabella se joignent, mais sur une base qu’on dira de flirt, ou pour l’homme de jeu sadique (faire « tomber » la femme) ; Guglielmo compose le portrait du macho traditionnel, habile à prendre, plein d’un triomphe vantard quand il découvre, un peu trop tôt, qu’il a « gagné » Dorabella sans perdre « sa » Fiordiligi, puis qui rumine sa vengeance quand la suite de l’action le loge à la même enseigne que son ami devenu rival, et qui blesse à mort son amour précédent. Fiordiligi et Ferrando en revanche accèdent à une condition proprement tragique car, après combien de protestations et d’assauts divers, tous deux accèdent à un amour-passion qui ne peut que les transformer profondément. Eux ont vraiment appris quelque chose.

Cette intrigue dont le canevas peut paraître simpliste, voire trop mécanique, n’en recèle pas moins des ressources vertigineuses de transformations, de doute sur soi-même, d’étonnement douloureux et de féconde humiliation. Le tragique, disais-je, ne consiste pas à affronter un adversaire mais à devenir son propre ennemi, à se heurter à soi, à sa propre passion ou à son propre jeu. Il est tragique par exemple que les deux hommes ou les deux nigauds, « pour voir », se jettent ainsi à faire leur propre malheur. Et qu’ils se prennent (diversement mais fougueusement) à un jeu qui les divise intimement : conquérir la femme de l’autre entraîne un véritable plaisir, aussitôt payé par la douleur (la jalousie) d’avoir à lui céder la sienne. Car ils ne peuvent, à ce jeu, gagner qu’en perdant.

Et du côté des femmes ? On a souligné à l’envi la misogynie apparente du titre, « C’est ainsi qu’elles font toutes… », sans dire assez que les hommes ici ne sont pas flattés, et que la servante Despina prodigue quelques couplets très féministes, ou qui voudraient du moins dénoncer, et retourner au profit du sexe faible un machisme dominant. Despina, qui elle aussi s’applaudit de ses manipulations, finira prise à son propre piège. Qui gagne exactement quoi dans cette partie qu’on peut dire infernale ?

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Danielle de Niese (Despina)

Fiordiligi et Ferrando gagnent en amour, et en stature tragique. En matière d’opéra, et je l’ai encore vérifié hier, je connais peu de péripéties aussi poignantes que la scène (acte II) où Fiordiligi, dans un ultime acte de résistance et de « fidélité », se drape dans la cape militaire de Ferrando pour aller rejoindre et regagner sur le champ de bataille son « fiancé Guglielmo ». Les travestissements constants dans l’opéra de Mozart culminent avec Cosi, qui dédouble les deux amants en quatre personnages durant les trois-quarts de l’action ; or cette mascarade, qui côtoie parfois plaisamment la farce, trouve ici son abîme ou son acmè : Fiordiligi, dans sa défense désespérée, se trompe de manteau ou plutôt elle choisit celui qui lui va le mieux, attirant du même coup sur elle l’assaut final et vainqueur de Ferrando, qui ne peut qu’être follement touché, ou narcissiquement séduit, par le choix de ce déguisement !

Le couple qui se forme alors, et à la faveur de quelle musique ! est-il pour antant devenu « le vrai » ? L’école des amants a-t-elle réparé une distribution d’abord mal assortie ? Nous, romantiques, avons beaucoup de mal à accepter le dénouement de Cosi, qui remet les sentiments à leur place, da capo, en faisant reprendre aux deux couples leurs choix initiaux, comme si rien n’avait eu lieu, l’opéra s’achevant en pleine euphorie par un appel à la tiomphante « raison ». L’école n’a donc servi à rien ? Si, suggèrent à travers Alfonso Mozart/da Ponte, ces quatre-là seront désormais moins naïfs, ils ont appris à sonder les abimes du cœur, les fautes qu’on commet en son nom, et donc à pardonner ces fautes sinon à les oublier (comme demande le « Toast »).

Mais enfin, ils ont évolué et ce ne sont plus les mêmes qui font semblant pour finir de se retrouver… Si le romantisme consiste à donner raison au sens intime ou aux (grands) sentiments, alors Cosi semble un opéra très anti-romantique, où une « raison » finit, sur une ritournelle, par escamoter la vérité des sentiments ou les mettre entre parenthèses. Les personnages sortent de l’aventure comme on quitte un rêve.

« Fiction et vérité », porte Stricker en sous-titre de son ouvrage. Quelles relations établir entre la vérité et le chant, ou plus généralement la musique ? La notion même de vérité jaillit à chaque page de cette merveilleuse, de cette poignante musique – comment mettre en doute des sentiments qui se déclarent au cœur du chant avec tant de force ? – mais elle se trouve constamment malmenée par elle. Par exemple, la mélodie si belle et crépusculaire du trio de l’acte I, regardant s’éloigner le vaisseau, constitue l’un des sommets lyriques de Mozart ; or les mots alors chantés par Alfonso ne font que tisser le mensonge, et l’inculquer aux deux femmes. Index sui, la musique semble décidément au-delà du vrai et du faux.

D’une façon générale, on relèvera la teinte crépusculaire de cet opéra, comme si Mozart revenu de ses déboires conjugaux et de ses amours leur tirait, précisément ici, sa révérence. Les ombres qui gagnent les jeux du jardin, la disposition virtuose des paravents aux « jalousies » qui filtrent la lumière ou rayent le plateau, ou la mâture du bateau mélancoliquement dressé contre un cyclo mangé par la nuit soulignent (dans la belle mise en scène de Lesley Koenig) ce clair-obscur des sentiments ou des âmes, indécidables comme la musique et que le commentaire n’épuise pas.

Ce qui n’est pas le moindre charme de cette œuvre, fertile en paradoxes et en énigmes.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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