C’était une pauvre petite aux épaules tombantes sous son médiocre emploi de serveuse, dans cette gargotte bruyante où elle prenait les commandes, affrontait les caprices d’une clientèle brutale, les rappels à l’ordre du patron et ses menaces de licenciement quand, trop souvent, elle cassait une assiette. De retour chez elle, elle passait au service et sous les coups d’une brute que le chômage poussait à s’enivrer, et à jouer aux dés les économies grapillées dans ses modestes pourboires.
C’étaient les rues sans soleil de Brooklyn au début des années trente, où les hommes traînaient et palabraient entre eux pour occuper à de petits jeux l’ennui des journées sans travail, et pas le moindre espoir de voir, au bout de la semaine, se lever l’annonce d’un monde meilleur…
Il y avait pourtant, dans la poussièreuse enfilade des jours, cet éclat de soleil quand les lettres lumineuses du Jewel Theater s’allumaient au-dessus du trottoir et ranimaient la folle espérance de ses affiches qui déroulaient aux yeux de la péronnelle les images d’un conte de fée chaque semaine différent, que du fond de la salle où elle pénétrait pour quelques cents elle absorbait d’un cœur ardent, grotte magique où il lui arrivait de revenir pour, faute d’autres sorties, mieux revoir le film et en parler longuement avec sa sœur, serveuse comme elle au restaurant où évoquer ces histoires aux personnages grisants leur tournait la tête, entre les odeurs de graillon et les coups de gueule de la clientèle.
Ce Jewel (ou Kent Theater) existait de fait à Brooklyn, le quartier d’enfance de Woody qui revient aux sources de sa propre cinéphilie en le choisissant pour centre de cette histoire. Nous comprenons par tous ses films, mais d’abord avec celui-ci, que Woody Allen est un homme que le cinéma émerveille ; il y trouve l’apothéose de toutes les magies, celle qu’il pratiquait enfant avec les tours de cartes, puis qu’il ne cessera d’honorer à travers ces multiples figures de magiciens qui peuplent ses films (comme celles des clowns ceux de Fellini), avec dans La Rose pourpre du Caire un hommage particulièrement attentif, et une réflexion plus poussée qu’ailleurs sur les prestiges, sur l’incontestable grandeur mais aussi la misère du septième art.
Woody n’aime pas revoir ses films ; le plus souvent, constate-t-il, l’ouvrage achevé ne remplit pas ses promesses s’il le compare à l’idée qui guidait sa plume au moment (le plus heureux pour lui de sa création) d’en écrire le scénario. Parmi tous les titres de sa filmographie pourtant, celui-ci (1985) a gardé sa prédilection, il correspond mieux que d’autres à ce qu’il a vraiment voulu faire, ou dire. Que nous raconte donc cette Rose pourpre ?
Tous les spectateurs de ce film en ont, je crois, reçu un choc ; on n’oublie pas cette histoire, même si sa leçon demeure embrouillée et demande à être développée. J’ai moi-même exploité dans mes cours son fort potentiel de réflexions théoriques, autour notamment de la notion de spectacle.
Le mot spectacle est à la mode depuis un livre (surfait) de Guy Debord, et j’ai pour le critiquer proposé d’en classer les effets selon leur degré de différé ; une hiérarchie des spectacles peut s’articuler autour de la notion critique de « coupure sémiotique », soit de la différence entre les signes et les choses : le mot /chien/ n’aboie pas, un jour de pluie sur l’écran ne mouille pas, les promesses de Don Juan à Mathurine et Charlotte n’entraînent aucun engagement entre les acteurs, etc. Les jeux de la sémiotique (beaucoup plus développés chez l’homme que chez les bêtes) dédoublent le monde, en plaçant à bonne distance de l’assommant « réel » une sphère de conventions, d’illusions ou de représentations qui mènent une vie à part, ou qui ajoutent (dans une mesure à préciser) leur équivoque vie de signes à la nôtre.
Dans une fête, qu’on peut définir comme un lieu ou une occasion où chacun se donne à chacun en spectacle, la présence réelle des participants ne sépare pas la scène d’une salle, la « coupure sémiotique » qui isolerait l’espace des simulacres et celui du réel n’est pas clairement tracée, chaun se définit comme acteur et spectateur, à la fois présent et en représentation. Le théâtre n’abolit pas cette présence réelle mais celle-ci y devient résiduelle, ce qui compte est ce qu’elle donne à voir d’autre, le spectacle justement, une intrigue étrangère à la vie quotidienne des acteurs et de leur public. Les corps et les décors présents sur la scène sont là pour faire advenir à chaque instant l’illusion, sans nous masquer les pilotis de réalité qui, vaille que vaille, la soutiennent ; entre la scène et la salle en d’autres termes, le dispositif propre au théâtre maintient une continuité secrète, la coupure sémiotique (matérialisée par la rampe qui découpe une bulle d’illusion dans le monde réel) n’est pas totale, on peut toujours et dans les deux sens enjamber cette fragile frontière.
Il a fallu attendre le cinéma pour qu’un spectacle se stabilise pleinement dans le monde immatériel des signes : les pixels et les sons gravés sur la double piste de la pellicule (à l’ère prénumérique du celluloïd), minutieusement filtrés et composés, interdisent le moindre « bougé » lors du déroulement du film, rigoureusement identique ou fidèle à lui-même à chaque projection (si l’on néglige quelques effets d’usure) ; ce bougé au contraire, d’une représentation à l’autre, faisant justement pour les amateurs de l’énonciation théâtrale ou du spectacle vivant tout son charme. Au cinéma la coupure sémiotique est totale, l’archive sans faille, l’univers de la représentation soigneusement scellé sur lui-même : rien ne peut plus arriver à l’écran. Comme dit Tom Baxter, le personnage transfuge de La Rose pourpre, le monde de la fiction auquel lui-même appartient est « consistant ».
C’est cette consistance que Woody a imaginé de battre en brèche avec son cocasse scénario, qui fait descendre l’acteur de l’écran dans la salle, à la rencontre de sa groupie Cecilia dont il a remarqué les yeux enamourés, et au grand scandale de ses partenaires du film, ainsi plantés et laissés bras ballants. « Eh old sport ! You are on the wrong side of the screen », lui crie un de ses partenaires. Cet accident qui suspend la projection du film enchâssé (lui-même intitulé La Rose pourpre du Caire) propose une amusante démonstration de sémiotique comparée, en situant dans une salle de cinéma une péripétie totalement impensable, mais toujours possible – dans une salle de théâtre.
« Les êtres vivants voudraient que leur vie devienne fictive, et les êtres fictifs voudraient qu’elle devienne réelle ». Ce chassé-croisé est au cœur de la formation de l’improbable couple imaginé par Woody, qui questionne peut-être, à la faveur de cette péripétie, une constante de nos propres passions et leur coefficient d’idalisation (quel cinéma que l’amour !). À voir Cecilia dévorer des yeux un être de celluloïd, et Tom hardiment s’élancer à la conquête d’un être de chair, on devine que leur union n’ira pas sans tiraillements ; comme le confie Cecilia à sa sœur, « J’ai rencontré un homme merveilleux. Il est fictif mais on ne peut pas tout avoir ». Le ravissement de Tom touchant le corps de Cecilia dans la salle où il vient de sauter n’a d’égal que celui, symétrique, de Cecilia qu’il entraîne plus tard dans le monde blanc et noir de l’écran, pour la présenter à ses partenaires.
Ce monde écranique est consistant, mais au fond insuffisant car voué à la répétition, et assez pauvre : « No fade out », il n’y a pas de ce côté-ci de fondu au noir après les baisers, et le personnage qui débarque de l’écran en est tout surpris, la suite (la sexualité) reste pour lui une expérience à inventer ! Tom Baxter demeure face à Cecilia pétri des conventions et des moyens techniques du cinéma, son expérience de la vie ne s’étend pas au-delà ; il a donc tout à apprendre de sa nouvelle partenaire, et par exemple dans une église la notion de « Dieu » lui échappe, pour lui ce mot ne peut nommer que le producteur du film et son réalisateur, ce que Cecilia corrige avec effarement, non l’existence de Dieu concerne bien davantage !
L’innocence absolue du personnage (qui redouble ou souligne, à sa façon, celle de Cecilia face au monde du cinéma) constitue l’un des ressorts à la fois grave et comique de cette intrigue. Ignorant tout de la vie sexuelle au-delà des baisers, il s’étonne du ventre d’une femme enceinte, et il fait dans le bordel où l’entraîne Emma l’effet d’un extra-terrestre, doué du même coup de la plus grande séduction, Tom est « incroyable », on n’imagine pas qu’un tel homme (dans un tel lieu) puisse exister et toutes les femmes aussitôt en raffolent… Mais Cecilia ne se montre pas moins naïve dans son accession au monde de la fiction et de la « Champagne comedy », comme on nommait circa1930 ces petits films conçus en réaction contre les dures réalités de la Grande dépression, et faits pour divertir ou combler le rêve populaire.
Si Tom Baxter a tout à apprendre du monde (réel) de Cecilia, celle-ci inversement se montre ravie de le suivre dans le monde tant désiré de l’écran, où elle s’enivre toute une nuit d’une vie saturée de romances, de danse joue contre joue et de bulles de mousseux… Ces deux mondes affrontés (la fiction/la réalité) s’avèrent toutefois incompatibles : dans le monde réel, Tom ne peut pas payer son repas, n’ayant en poche que de l’argent de Monopoly, vite il entraîne Cecilia dans l’autre pour boire un bon coup à Copacabana, hélas le champagne de cinéma n’est que de la bibine… Le choc est vertigineux pour Cecilia qui voit arriver jusqu’à elle le personnage de l’écran dont elle rêve, mais ce vertige se trouve filé dans d’autres scènes, où la réalité prosaïque et l’être de fiction qui s’y promène n’ont rien à faire ensemble. On ne badine pas avec la coupure sémiotique !
Tel que nous le voyons, La Rose pourpre du Caire soulève sans avoir l’air d’y toucher quantité de questions amusantes ou graves : que nous font les personnages de fiction (venus des livres, des films, des scènes de spectacle), que gagnerions-nous (ou perdrions-nous) en les rencontrant pour de bon ? L’illusion, le rêve (aussi bon marché soient-il) constituent-ils une dimension à ce point essentielle de nos vies ? Dans son premier roman Anicet (chapitre V), Aragon s’interrogeait de même : « Rien n’est plus frais en été que les salles des cinémas les après-midi de semaine (…) » mais c’est aussi « la plus funeste école d’inaction qui soit au monde, l’écran devant lequel, tous les jours, pour une somme infime, les jeunes gens de ce temps viennent user leur énergie à regarder vivre les autres ». Faut-il dénoncer dans le cinéma une aliénation, la coupable industrie d’une « société du spectacle », un opium populaire ou au contraire une source inestimable de culture ?
Et que deviennent d’autre part, laissés à eux-mêmes, ces êtres de fiction ? Où vivent exactement, et avec qui, don Quichotte, Hamlet ou la pauvre et charmante Cecilia imaginée par Woody et incarnée (portée) par Mia Farrow ? Les personnages en noir et blanc du film enchâssé manifestent, dans ce scénario, une peur panique d’être débranchés par extinction du projecteur, qui les ferait tous s’évanouir dans la nuit ; déjà une bonne part du film si consistant se désorganise quand Tom le déserte, les personnages laissés à eux-mêmes jouent aux cartes, ou prennent langue avec le public qui les interpelle et voudrait les remettre au boulot ! L’intrigue pour ceux de l’écran n’est plus fermement tracée, ils peuvent bifurquer de rôle, changer de bobine ou, par exemple, passer d’un emploi compassé de maître d’hôtel à une furieuse danse des claquettes…
Woody raconte dans ses entretiens comment il avait abandonné son délicieux et si fertile scenario, qu’il ne parvenait pas à développer, jusqu’à l’idée d’y faire intervenir l’acteur Gil Shepherd (en chair et en os si l’on peut dire), responsable après tout de l’incarnation de ce Tom Baxter qui n’est que son ectoplasme. L’affrontement entre les deux sosies (joués par Jeff Daniels) permet quelques scènes comiques et dramatiques, car le double écranique qui a gagné en expérience de la vie n’entend pas se laisser davantage supplanter, et le duel du créateur et de sa créature ne manque pas d’intérêt ; la jalousie qu’ils se portent assez naturellement se trouve bien sûr attisée par ce fait que tous deux aiment la même femme (ce comble de rivalité mimétique aurait enchanté René Girard), laquelle les regarde effarée et ne sait d’abord lequel choisir !
Les personnages du film enchâssé de leur côté, qui tiennent un peu dans cette affaire le rôle du chœur, réclament à grand bruit le retour de Tom, quelle honte d’arrêter ainsi leur projection pour les beaux yeux d’une petite spectatrice ! Côté salle, ceux qui ont payé leur place opinent en leur faveur et des bribes de dialogue fusent entre la salle et l’écran. Pire, on apprend que dans plusieurs villes qui projettent La Rose pourpre du Caire le personnage de Tom Baxter a tenté de quitter l’écran, ce qui met en difficulté le studio qui envisage de brûler toutes les bobines, et calme à grand peine les journalistes friands d’ébruiter le scandale.
L’affrontement de Tom et Gil se dénoue, et l’inquiétude des studios s’apaise, quand le fragile Tom accepte de regagner l’écran, Gil l’emportant auprès d’une Cecilia déchirée en lui faisant miroiter une idylle amoureuse qui serait avec lui plus réelle. Las, si le monde du film enchâssé est « consistant », Cecilia va apprendre à ses dépends l’inconsistance du monde enchâssant, ou de cet acteur trop ambitieux pour tenir sa promesse. Alors qu’elle fait sa valise au nez de son mari et quitte le foyer pour rejoindre son rendez-vous, Gil est déjà dans l’avion, en route pour un nouveau tournage. Misère morale du monde du cinéma ! Renvoyée du restaurant et abandonnée de tous, Cecilia n’a plus qu’à retourner au Kent Theater où l’on déprogramme La Rose pourpre du Caire pour y donner Top Hat, avec Ginger Rogers et Fred Astaire. « Heaven, I am in heaven » chante celui-ci en enlaçant vertigineusement sa partenaire. Le gros plan final nous montre, sur le visage mouillé de larmes de la pauvrette, le sourire renaître à la rencontre de ce nouveau paradis.
On a reproché à Woody de donner à son film une fin plutôt triste, « pas du tout c’est un happy end », protesta ce fou de pellicule. Et en effet, dans ces derniers plans où l’écran se rallume, c’est encore sa magie qui gagne !
Laisser un commentaire