On donnait ce vendredi soir dans la petite salle-médiathèque de mon village provençal une rétrospective des premières bandes tournées par les frères Lumière à partir de 1895, Lumière ! L’aventure commence, un long métrage d’une heure trente introduit par Bertrand Tavernier, composé et commenté par Thierry Frémaux, où l’on peut voir mis bout à bout 108 mini-films, sélectionnés à partir d’un fonds qui dépasse le millier. Cette archive nous permet de suivre les véritables essais ou les tout premiers pas du cinématographe naissant, restaurés, accompagnés par la musique de Camille Saint-Saens, tous calibrés pour une durée de 55 secondes, soit 17 mètres chacun de pellicule, quelle émotion !
L’image ne sautille pas, l’écran ne tremble pas, il a suffi pour cela de régler la vitesse de projection sur elle de l’enregistrement, qui n’était pas alors de vingt-cinq mais d’environ seize images secondes ; ce qui frappe d’abord dans ces vues successives, c’est leur netteté, la qualité de leur mise au point et du cadrage, leur quasi conformité à ce que nous attendons du cinéma aujourd’hui – et dès lors, qu’est-ce qui manque à ces esquisses, ces crayonnages rapides de l’image sur l’écran ?
Auguste et Louis Lumière
La longueur bien sûr, nous sommes devant des vues (admirables parfois, comme celles du Sphinx de Gizeh, du Bosphore ou de Londres), pas devant des histoires où nous pourrions nous installer, des personnages construits dans lesquels nous projeter. Le cinéma a commencé par être documentaire, et il y avait de quoi faire : il suffisait que la caméra se pose quelque part pour que ça soit passionnant. Les frères Lumière dépêchaient donc leurs opérateurs aux quatre coins du monde, ou plus précisément dans les colonies (Vietnam, Afrique du nord) tellement intéressantes à découvrir enfin. Le jeune cinéma opère une véritable surrection lumineuse du monde, dont on savait si peu, il veut, dit Bertrand Tavernier dans son exergue, « offrir le monde au monde » – offrir par exemple la sortie des usines Lumière, filmées selon trois versions successives, aux employés de l’entreprise, et peut-être au-delà à ses fournisseurs et clients pour se faire un peu mieux connaître (le tout premier film fut un spot de publicité). Ce qui manque ? Le son et la couleur bien sûr mais aussi un script, l’ébauche d’une fiction, des personnages, un minimum de mise en scène, ici encore très fruste et qui ne dépasse pas la blague potache (celle de l’arroseur arrosé, si populaire qu’on en multiplia les versions). Mais l’impeccable restitution du mouvement à l’écran, les chevaux s’éclaboussant dans la rivière, un défilé de policiers à Chicago ou une foule envahissant les rues, une bataille de boules de neige, la mise à l’eau d’un navire…, constituaient pour la simple vue de considérables événements. On dirait que la stupeur attachée à la simple reproduction coupait court à toute autre recherche de performance, il y avait dans ces cinquante-cinq secondes d’éblouissement largement de quoi attirer et fixer les foules ; l’extase de ces réapparitions, sans autre apprêt ni séduction, comblait suffisamment la soif de magie et d’émerveillement du public.
Songeons en effet, malgré la révolution photographique (circa 1850), à la rareté des images précédentes, combien le monde d’alors était pauvre en représentations ! Qu’il était difficile à dédoubler, à déployer sous les yeux ou à reproduire ! La peinture fixait, certes, quelques portraits immobilisés sagement dans leurs cadres (ceux de personnages élus, assez riches pour accéder à leur image), ou bien elle s’attachait à des paysages, et plus largement à des scènes mythologiques ou religieuses venues d’un autre monde. Le document proprement dit débarque en revanche avec la photo, qui démocratise rapidement le droit à l’image, mais on voit dans l’un de ces petits films Lumière un congrès de photographes, sortant d’une péniche, saluer l’objectif qui les filme et qui annonce leur proche disparition… Le mouvement en effet confère à l’image cinématographique un avantage écrasant, celui tout simplement de la vie ; et c’est cette phénoménologie de la vie, apparue en 1895 sur l’écran, qui subjugue les foules – ou au Grand Café, ancêtre de nos salles de projection boulevard des Capucines, qui fait devant le petit film « Entrée d’un train en gare de La Ciotat » les spectateurs se coucher de terreur sous les tables (s’il faut en croire la chronique).
Je me posais devant le film (ou les cent-huit) projeté hier la question, quelle part de fiction, ou de trucage, entre dans ce que nous voyons ? À l’évidence très peu, une scène de forgeron se trouve peut-être jouée voire surjouée (mais son acteur semble tout de même être un professionnel), un duel au pistolet au Mexique n’a pas eu lieu devant la caméra, et nous n’assistons qu’à sa reconstitution, où la mort demeure fictive… Mais dans l’ensemble, on n’embauche ici aucun acteur tellement le réel suffit. C’est lui qui règne, qui explose sur l’écran, pour l’ébahissement des foules. En cette époque (épique ?) de ses premiers vagissements, le cinéma n’était que documentaire, ou réaliste, il avait trop à faire avec l’énorme, avec l’inépuisable tapisserie des simples données ; cette manifestation d’une vie ainsi de partout prélevée sur le monde suffisait, l’étonnement était à son comble, on n’avait encore besoin ni d’effets spéciaux, ni d’intrigues, ni de mises en récit ou en scène particulières pour faire accepter de pareilles images. Et c’est ce regard enfantin (porté sur cette enfance de l’art) que nous avons perdu, c’est cette nostalgie où il suffisait à l’image-mouvement d’être et d’apparaître que devant ces petits films, blasés que nous sommes, à notre tour nous ressentons.
Je me demandais encore où était passé Méliès ? On sait en effet qu’à sa naissance le jeune cinéma est tiraillé entre deux voies ou deux écoles, celle réaliste et toute documentaire des frères Lumière, et celle onirique, féérique, ludique du magicien Georges Méliès. Ces deux composantes ne cesseront, depuis cent-vingt ans, de cohabiter et leur complémentarité de contribuer au succès des chefs d’œuvre que nous chérissons. Où est passée chez les Lumière la magie ? La réponse est déjà donnée, l’apparition de l’image-mouvement sur l’écran provoquait par elle-même un tel émerveillement que ses premiers spectateurs n’avaient pas besoin de voyages sur la lune pour crier leur stupéfaction.
Une dernière question m’a poursuivi, quittant cette projection, pourquoi les frères Lumière se sont-ils, autour de 1905, désintéressés de leur magnifique invention ? Comment n’en ont-ils pas mieux perçu les développements industriels, commerciaux, culturels, artistiques, au-delà de ces minuscules bouts d’essai ? Auguste et Louis Lumière, d’une imagination très fertile, semblent avoir été requis par d’autres inventions qu’ils firent breveter en grand nombre, parmi lesquelles la « plaque autochrome », la « photostéréosynthèse » ou quantité de médicaments… C’est bien l’occasion de rappeler, au sujet du cinéma, qu’un média naît toujours (au moins) deux fois. Une longue chaîne de collaborations ajouta, retoucha, développa, enrichit la première boîte de projection pour aboutir aux prouesses optiques qui ne cessent d’alimenter notre cinéphilie. Les enthousiastes usagers du cinéma qui vinrent après les frères Lumière le perfectionnèrent, le co-créèrent.
Je connais mal cette histoire et je serai reconnaissant à un lecteur de ce blog de m’indiquer, sur ce sujet, une bonne histoire du premier cinéma. Je n’ai tenté, par ce billet, que de rendre palpable, à la suite de la projection du film-montage de Frémaux, le choc immense apporté par ces jeunes images : d’un coup les apparences se dédoublaient, s’ouvraient à un nombre indéfini de simulacres et de copies, et une nuée d’opérateurs se lançaient pour nous divertir, nous étonner, mais aussi nous documenter et nous instruire, à la conquête optique de la Terre.
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