Ce 24 décembre ne sera jamais pour moi une date comme les autres, c’est celle de ma naissance et j’en mesure chaque année le privilège, comme si la fête de Noël avec ses carillons, ses vitrines éclaboussées de victuailles et ses lumières clignotantes traversant les rues et grimpant aux arbres célébraient, en plus, un événement qui est aussi mon anniversaire !
Pourquoi Noël à pareille date ? Je ne peux m’empêcher de relier cette fête à celle, mineure et plus récemment inventée, de Halloween avec ses citrouilles, ses balais de sorcière et ses toiles d’araignées. Je me souviens particulièrement d’avoir assisté à cette célébration dans les rues de Salem, du côté de Boston, l’un des lieux élus de Halloween pour ses sorcières sans doute. De belles jeunes femmes déguisées en fantômes chlorotiques aux joues plâtrées de blanc, en Ophélies expirantes sous des monceaux de feuilles mortes à côté de lanternes de courges grimaçantes, s’efforçaient par cette macabre mise en scène d’accompagner l’entrée dans l’hiver.
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres (Baudelaire), bientôt les couleurs, la chaleur, les fleurs et les fruits disparaîtront. Halloween ponctue ce grand retirement, les dernières lueurs chaudes d’une nature qui s’allume encore au pâle soleil des citrouilles avant de tirer sa révérence sous les traits de femmes en haillons, édentées sous leurs chapeaux pointus… Tout ce que Noël, huit semaines plus tard, vient corriger avec éclat.
Au solstice d’hiver, aux jours les plus courts de l’année, Noël fête une naissance, pas seulement celle de l’enfant Jésus si touchante dans la crèche, mais la germination secrète d’une nature qui ne demande qu’à renaître, qu’à pousser. Le sapin dans sa vêture verte le dit avec éclat, ne vous y trompez pas, la froidure et la grisaille environnantes ne sont qu’apparentes, sous la croûte flétrie de la terre se prépare un éclatant réveil, le jour où les ténèbres s’accumulent annonce aussi leur recul, ce solstice marque un point de bascule, une secrète réversibilité. Mystérieuse blancheur du noir : là où il grandit, croît aussi une lumière qui le nie.
J’y songeais en achetant avec Odile notre arbre de Noël, sapin ou épicéa, nous demande le vendeur ? L’épicéa perd ses aiguilles et nous semble moins vigoureux ; mieux que lui, et que l’enfant dans la crèche peut-être, le sapin manifeste le désir de croître, et les boules et guirlandes dont nous le surchargeons célèbrent sa flèche verte, qu’il serait bon d’entretenir sur terre comme la protestation des arbres contre la déforestation, la poussée d’une vie pleine de sève à l’assaut d’un ciel noir. Cette alliance du sapin et de la prière est manifeste quand nos villes en dressent de très grande taille face aux cathédrales, Notre-Dame de Paris ou Strasbourg, comme pour mettre en parallèle, en concurrence, l’élan de la pierre et du végétal, de la religion et de la sève.
« Toujours vert, persistant, résistant… » En Ukraine ces jours-ci, un bombardement barbare tente de priver ses habitants d’eau et d’électricité, et d’éteindre ainsi toute velléité de fête, mais les conifères venus des proches forêts jusqu’au cœur des villes privées d’ampoules et de lumières se dresseront pour protester par leur persistance de leur confiance en la vie.
Tandis qu’au creux des forêts, les grands sapins emmitouflés d’une neige croulante inclinent leurs têtes pointues comme des chapeaux de sorciers, en de graves conciliabules.
Je chasse donc ce matin de ma tête, ou plutôt j’y corrige, l’idée qu’à mon âge cette date commence, comme on dit du cercueil, à « sentir le sapin ». Ce 24 décembre ne sonne pas que la cloche d’un anniversaire, mais célèbre les noces d’homo sapiens et de l’homme plus que jamais sapin.
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