Ni le soleil ni la mort…

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… ne se peuvent regarder en face, comme écrit La Rochefoucauld. C’est exact et je le vérifie amplement ces jours-ci. L’annonce même de la mort commence par provoquer la plus véhémente dénégation, C’EST PAS VRAI, ce n’est pas possible ! Françoise s’est accrochée à moi, a battu de ses poings les murs en criant non, NON, NOOOON !

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Du temps du monde-Brieuc

Toute la pensée, toutes nos facultés se révoltent devant l’impensable, l’inadmissible, l’irréparable. On voudrait de toutes ses forces revenir en arrière, au statu quo ante, rembobiner le film jusqu’au point de bifurcation fatal – imaginer par exemple ce vendredi 31 janvier ruisselant de soleil sur les pentes de Belledonne, et nos deux randonneurs éblouis dans le tapage de la lumière, de l’air si vif, deux heures, une heure, cinq minutes avant le drame… Combien de fois ai-je repris ce scenario pour l’infléchir, le récrire ? Avec combien de petits « si » ? S’il avait fait mauvais temps ce jour-là ; s’ils avaient acheté (comme ils y songèrent) des airbags (deux kilos de matériel et six-cents euros chacun) ; si l’avalanche avait laissé à Brieuc le temps de gagner la cabane ; si Mado avait fait la trace la première, etc. Si, si, si, le bruit grinçant de la scie.

Le mécanisme de la dénégation demanderait une longue analyse. Celui qui la profère, qui la martèle se souvient que les mots ne se contentent pas de représenter après coup les états du monde, mais qu’ils contribuent parfois, sous certaines conditions, à les anticiper, à les forger. Retour de l’ancienne magie ? J’ai consacré jadis bien des heures, dans mes cours de pragmatique de la communication, à défricher (après beaucoup d’autres) cet immense domaine des sciences du langage baptisé « jeux performatifs » : on donne des ordres au monde du bout des lèvres et, miracle de l’autorité ou mystère de la relation entre sujets, parfois ça marche ! Je prenais avec prédilection, pour illustrer ces phénomènes, le cas de la déclaration d’amour, paradigme de la « prophétie auto-réalisatrice », faute de songer alors à la douleur du deuil, et aux sursauts de révolte devant la perte de l’être cher. Nos folles protestations me font mieux comprendre la psychose, ou les inquiétants dérèglements de ceux qui se ferment devant l’évidence, et qui persévèrent dans leur version des phénomènes : plutôt perdre le monde, perdre les autres et leur « raison » que – Brieuc !

Notre vie tournait sans souci autour d’un soleil, nous gravitons à présent autour d’un astre mort dans quelque banlieue éloignée et glacée du système précédent. Les jours ne se ressemblent pas mais le dimanche est spécialement triste, nos amis demeurent entre eux, en famille, ou ils ont pris la route des vacances. Ce matin, j’ai évacué dans la poubelle les dernières fleurs de l’enterrement, envoyé encore quelques faire-parts en réponse aux lettres tardives… Distribuer ce beau faire-part, où trois photos de Brieuc le montrent souriant sur un fond de montagne, a la même vertu consolante que ce blog, par eux je fais circuler son image ou son charme, je diffuse un peu de sa lumière sur le monde – il faut que Brieuc brille, qu’il ne s’éteigne pas tout à fait ! Avec la thérapie (assez relative) de ce feuilleton du deuil que je poursuis ici, en y défendant la mémoire de Brieuc c’est nous-mêmes que je m’efforce de prolonger, de ranimer, tellement il était noué à notre nous, consubstantiellement mêlé à nos vies…

Je disais donc que regarder sa mort en face est impossible. Ni par les rêves, ni à la lumière du jour. Il y a des degrés dans la perte ; j’accepterais assez philosophiquement celle d’un avoir, de biens, voire d’être ruiné…, mais la perte de Brieuc touche à l’être, à nos intimes raisons d’exister. Non seulement il est irremplaçable, mais il tenait à notre monde, nous habitions sans le savoir le monde-Brieuc où son vélo approchant de notre maison avait une certaine façon de grincer, sa clé de tourner dans notre serrure, avec l’encombrement joyeux des enfants ou des provisions pour Herbeys… En perdant ce monde-Brieuc, c’est nous-mêmes qui ne sommes plus au monde, c’est le monde en général qui se trouve frappé à mort.

Une classique (et vertigineuse) question de philosophie m’a autrefois hanté : et si le monde disparaissait ? Pouvons-nous nous représenter l’absence radicale de tout ? On sait que c’est impossible, que « toute conscience est conscience de quelque chose », ou que nous ne pouvons descendre par soustraction dans l’échelle des êtres jusqu’à nous figurer le néant. A partir du moment où il y a déjà un atome d’être quelque part dans le vaste univers, soit au moins cette conscience et ses facultés de représentations, ou d’illusions.

Avec Brieuc c’est pareil. Sans doute n’était-il pas un objet local, un attachement parmi d’autres ; ses rayons avaient pénétré partout, il occupait ce monde (le nôtre) entièrement. Dans la maison d’Herbeys, le chalet d’Izouard, ou à Cannelle au cap corse, comment le démêler du paysage ? Il y est intimement fondu.

On ne peut donc se figurer la mort de l’être le plus cher, mais on l’éprouve très physiquement. Comme si le sentiment était le degré-zéro ou primaire de la représentation (de la mentalisation). Ce dont on ne peut parler (disais-je dans mes cours), il n’est pas question de le taire mais de le montrer ; de même ce que le regard ou les yeux de l’âme échouent à fixer, tout le corps le ressent. L’imprononçable phrase BRIEUC EST MORT, l’infigurable décomposition de son corps sous la terre (bien figurée pourtant ce matin par le pourrissement des bouquets qu’il a fallu se résoudre à jeter), tout ce ça ou ce magma qui, faute d’accéder au plan de la conscience claire, ne cesse de nous tourmenter, de nous mordre… C’est peut-être cela, le travail ou la bataille du deuil : passer d’un état primaire de fusion ou de confusion où le mort (la perte) envahissent tout, à un état secondaire où la représentation reprend le dessus avec ses découpages, ses concepts ou ses mots, ses lignes de démarcations.

Et les deux fillettes, et Mado ? Car leurs façons de faire leur deuil semblent assez différentes. J’essaierai d’en parler plus tard sur ce blog. Mais je renoue, pour finir ce billet, avec le film Dubliners évoqué avant-hier ; un autre sujet de ma hantise tient, concernant ce film, à ce mécanisme du deuil que ses derniers plans mettent en pleine (ou en noire) lumière. Que se dit Gabriel quand il s’aperçoit que sa femme en a aimé un autre, « The dead », Michael Furey, et que d’une certaine manière ce mort, contre lequel comment s’emporter ou rivaliser, a capté la meilleure part de l’amour de Gretta, sa composante « romanesque » ? Le mari comprend qu’il habite depuis leur mariage la vie prosaïque de sa femme, dont la vie poétique, ou le chant qui soutient son existence, résident à jamais avec l’autre…

Pourquoi, demandais-je ce matin à Françoise plongée dans une nouvelle scène de désespoir, donner l’exclusivité de ton amour à Brieuc ? Tenait-il de son vivant tant de place ? Pourquoi sa mort éclipse-t-elle à ce point tous tes autres attachements ? Est-ce que notre amour, ou celui des fillettes, ou de nos deux autres enfants bien vivants, ne peuvent faire contre-poids ?

Dans cette question réside aussi à mes yeux le mystère du deuil, quand l’attachement pour un mort ou l’amour-dans-la-mort en viennent à l’emporter infiniment sur celui des vivants.

6 réponses à “Ni le soleil ni la mort…”

  1. Avatar de Mireille
    Mireille

    Vous courriez vers lui,
    Sauvage, pour savoir.
    La terre allait vous prendre,
    Les yeux ouverts dans le sillon.
    Engloutie,
    Il vous tardait d’aller voir
    Jusqu’où irait votre vie.

    Le souvenir sous la peau
    Vous désespère
    Votre tête contre les murs
    N’y pourra rien,
    Vos joues ont déserté ses mains.

    Mais les pierres qui savaient,
    Dans le silence pesé
    Du temps qui les scellaient,
    Vous laissaient encore
    Leur douceur pour les doigts…

  2. Avatar de Agnès Rauby
    Agnès Rauby

    Cher Daniel,
    Je suis très émue par votre texte qui exprime si bien ce qui est inexprimable dans la mort, et la mort d’un jeune.
    Je ne pensais pas vous re-contacter de cette façon là, mais en battant ma culpa de ne pas l’avoir fait auparavant pour le très beau travail que vous aviez fait sur Aïsthesis de Jacques Rancière paru chez Galilée. Je ne sais pas quand est parti Brieuc, mais je pense que c’est récemment et que cela restera longtemps « récemment ». J’ai perdu deux frères. J’étais adolescente pour le premier et je me rappelle que cette disparition éclipsait tout pour ma mère, pourtant remarquable. Mes parents ont repris la vie, leur intérêt aux autres pour moi, pour leurs petits enfants…C’est un beau texte que vous avez écrit pour tous ceux qui ont été dans cet abîme. Avec mes pensées et ma sympathie

  3. Avatar de bernard amy
    bernard amy

    Cher Daniel,

    Après un voyage et un retour qui m’a tout de suite replongé dans des problèmes domestiques, je trouve enfin le temps d’aller sur ton blog et de parcourir les très beaux textes que t’ont inspirés et la mort de Brieuc et votre désespoir à tous les deux, Françoise et toi.
    A te lire, on se sent totalement impuissant. On peut dire et redire toute sa sympathie, mais je ne crois guère à la possibilité d’une véritable empathie. « Ressentir ce que ressent l’autre » ? On ne ressent que ce que l’on imagine que l’on ressentirait dans pareille circonstance. Et pour l’imaginer, on cherche ce que l’on a déjà vécu et qui se rapproche de ce que vit l’autre. Mais bien souvent ce n’est qu’un rapprochement.
    Tu te souviens sans doute que j’ai vécu la perte d’un être cher quand ma femme Noelle est morte d’une tumeur au cerveau. Même si cette mort n’était pas semblable à celle de ton fils – pour celui-ci une mort brutale, pour Noelle à la fin une mort à la fois redoutée et espérée – toutes les deux ont en commun d’avoir été pour nous d’abord inacceptables.
    Le seul témoignage que je peux t’apporter est celui du processus qui m’a fait passer de l’inacceptable à l’acceptation. Comme toi, je suis passé par la phase de reconstruction imaginaire du monde (tous les « si » dont tu parles), jusqu’au moment où tout à coup j’ai réalisé très clairement que la mort est quelque chose d’irréversible, qu’il ne me servait à rien de vouloir qu’elle n’ait pas eu lieu, et que, contraint de vivre, je ne pouvais que m’efforcer de vivre deux fois pour combler le manque de vie suscité par la mort de Noelle.
    « J’ai réalisé tout à coup » : il n’y a pas eu un raisonnement, un débat avec moi-même pour me convaincre. Ma chance a été que cela m’est apparu comme une évidence. Et que paradoxalement je me suis senti comme rasséréné : l’irrémédiable est rassurant.

    Toute mon amitié me pousse à espérer que toi et Françoise connaitrez ce beau moment de l’acceptation de l’inacceptable, et même le soulagement de n’avoir plus à lutter, soulagement qu’il est parfois difficile de faire accepter par son entourage.

    Bien à toi pour continuer d’en parler si tu le souhaites,
    Bernard

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Bernard, Oui nous parlerons de Noelle avec toi, faire sa connaissance nous avait touchés, elle aussi rayonnait et nous regrettons de l’avoir si peu, si tard connue. Tu nous presses d’accepter l’inacceptable, je ne sais si ce moment viendra jamais pour Françoise, notre entourage en tous cas est là autour de nous, comme ce blog aussi en témoigne…

  4. Avatar de Steve
    Steve

    Cher Daniel, Chère Françoise,

    Si j’ai hésité si longuement à ajouter au blog, c’est surtout que le choc de la mort de Brieuc reste impossible à traduire – à réduire – en de simples mots. Même si Brieuc et moi nous sommes rarement vus, et pas depuis longtemps, la Californie et Grenoble étant, hélas, à une trop grande distance, sa mort me touche à coups répétés. J’allais dire en dépit de la brièveté et de la nature éparpillée de notre contact direct, à Grenoble en 1985, 1988 et 1990, puis vers 1993 en Californie. Mais ces coups semblent en quelque sorte, et paradoxalement, forts en fonction directe de la distance géographique et du temps écoulé. C’est sûrement parce que sa présence, ce contact, m’a touché de manière qui dure toujours. Alors affectivement, sans faille, comme si son visage souriant, oui radieux, revenait devant moi, à Herbeys ou ici à Long Beach. Il aura fallu toute une montagne pour l’assassiner. Un mot qui a l’air excessif sans doute, mais le seul à traduire la colère que je ressens mélangée avec le deuil pour cette mort. La montagne ne pourra tout de même jamais écraser son souvenir.

    Après réflexion, ou plutôt après plusieurs méditations sur cette mort terrible, je devais constater que le passage de vingt ans et plus avait brouillé un peu dans ma mémoire les visites de Sylvain avant celle de Brieuc, séparées de trois ou quatre ans. Un souvenir venait finalement fixer, tel le fixage d’une photo, le moment de sa visite de Long Beach. Brieuc est allé faire la visite de Disneyland. Cela devait être en 1993, il avait donc dix-neuf ans. J’étais curieux à propos de son désir de visiter cet endroit. J’allais le ramener au soir. Mais pas de coup de fil pendant plus d’une heure d’attente après l’heure de fermeture. Finalement il a teléphoné pour dire qu’il s’était un peu égaré quand le parc fermait mais que le personnel l’avait localisé et ramené à un point de sortie central. On s’est retrouvés donc vers minuit, deux bonnes heures après la fermeture officielle. Brieuc avait effectué sa propre randonnée ! Et, très content, prononçait la visite bonne, disait que tout le monde devrait y aller ‘une fois dans la vie’. Et le retour tardif de ce souvenir fixe dans ma mémoire ton image, Brieuc, d’éternel jeune homme, capable de rendre tien l’endroit appelé ‘the happiest place on earth’, de t’en délecter au maximum (et même au-delà !). Les photos publiées dans ce blog témoignent de cette capacité à créer le bonheur, de cet optimisme qui échappe à tant d’autres adultes. Cette fierté, cette joie manifeste, d’être père. Tu restes donc pour moi, comme le chantait Bob Dylan, et sans restriction, ‘Forever Young’.

    La chose à laquelle je crois, à défaut de croyance religieuse, et face aux phénomènes qui définitivement nous dépassent, c’est la valeur de l’amitié et l’amour dans la vie. Et la mort de Brieuc me rappelle d’autant plus fortement leur importance.
    Je vous embrasse tous deux,
    Steve

  5. Avatar de JFN
    JFN

    Cher Daniel, ce blog des idées partagées s’est mué, peu à peu,en journal de deuil oû vous « osez » l’intime. L’intime, du latin « intimus », »ce qui est le plus en dedans, au fond », nous engage à partager avec vous, mais aussi ce à quoi nous ne pouvons avoir accès, le noyau dur de cette obscène réalité : la mort de Brieuc, invisible, intouchable, incommunicable ? Pourtant cette souffrance, nous la ressentons (l’empathie des témoignages l’atteste) et en même temps, peut-être, nous l’escamotons : le « comment allez-vous » n’est-il rien d’autre qu’un ce n’est rien, retournons à nos affaires, le travail, la politique ?… C’est l’esquive.
    Cette transparence qui nous retient, nous bouscule même, dans ce terrible effort de dire, de montrer devant « l’obscurité dévoreuse et insensible de la mort » (Forest encore), évidemment nous touche physiquement et affectivement.
    Ce qui nous émeut, ne nous permet pas de passer au large et ce dévoilement agit comme un lien pragmatique, en miroir qui nous agrippe à une nue et implacable évidence : la mort de Brieuc, c’est NOTRE MORT.
    Alors, c’est vrai, cher Daniel, elle est comme le soleil, on tourne autour parce qu’on ne sait par oû la prendre.
    Puisse ce journal ouvrir sur la rédemption, sinon à quoi bon. JFN

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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