Nicolas Philibert dans la maison des mots

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On projetait hier soir mardi en avant-première, au cinéma Le Méliès de Grenoble, le film de Nicolas Philibert (grenoblois de naissance), La Maison de la radio. Nicolas souleva, dans sa présentation, le paradoxe de faire un film sur ce monde réputé sans images, puis nous laissa regarder celles qu’il en avait tirées. Le résultat est émouvant, et devrait toucher un large public.

Nous connaissons tous les voix de France Inter, France Culture, France Musique, du Mouv ou de Radio bleue, mais ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans la maison ronde ont-ils idée de la fabrique des sons ? Des corps qui portent ces voix, et autour d’eux des studios, des bureaux, des chaînes techniques où s’élabore le miracle quotidien d’une émission familière, à laquelle nous revenons et que nous chérissons, qui nous accompagne comme un rite du matin, de midi ou du soir ? Le premier mérite du film est de nous révéler les partenaires cachés de la voix ou de notre résille légère tissée de musiques et de sons, toute cette matérialité, parfois lourde (voitures, motos, tables d’enregistrement et de montage) sans lesquelles silence radio. Si l’on ne trouvait au film de Philibert que ce bénéfice médiologique, il faudrait déjà y courir. Mais il nous dit bien autre chose, il met en évidence le plaisir de faire, donc d’écouter, la radio ; nous y voyons des hommes et des femmes de chair engagés dans le corps-à-corps de leurs voix, et cela donne des moments très touchants, et contrastés : la réserve méditative, voire sournoise d’Alain Veinstein si différente des gesticulations d’Alain Bédouet ; le sourire lumineux de Caroline Broué ; la malice, et l’incroyable patience, de Marguerite Gateau faisant répéter une pièce radiophonique… Oui la radio est aussi un spectacle, et ces voix qu’elle écrème pour les transporter jusqu’à nos appareils vibrent de tout un monde épais, frémissant. Il n’y a pas de voix neutre, pas d’opinion indifférente ni d’émission « désaffectée », tout est ici affaire de passion, de sourire, d’émotion, on s’engage, on se risque entier dans sa parole face à la petite lampe rouge, casque aux oreilles, bouche à  bonne distance du micro.

On a, dans le débat qui suivit la projection, remarqué la fréquence des plans serrés ou des gros plans ; notre attachement pour ces voix qui nous visitent régulièrement invite à l’examen rapproché des visages, a répondu Nicolas. Mais cette grammaire de l’intimité correspond aussi à une contrainte architecturale, la maison ronde est une ruche aux alvéoles minuscules, on y rencontre les réalisateurs dans des bureaux croulants de disques ou de papiers, et les studios eux-mêmes ne sont pas bien grands, pour tourner il a fallu se faire petit, se faufiler. L’importance du papier est à noter : bien loin de tuer l’écrit, la radio le multiplie, et on est frappé de découvrir autour de chaque micro la prolifération des écrans, ou de simples blocs-notes sur lesquels les journalistes se changent en gratte-papier jusqu’aux heures avancées de la nuit. Le texte reste le partenaire (caché) de la voix vive, le présent d’un direct s’appuie sur des piles de documents et de représentations différées…

Ce film émouvant montre encore la passion, frappante, des gens de radio, leur jubilation et leur bonne humeur à faire ce métier en effet grisant : comment affronter, et filtrer, le « déballez-moi ça de l’univers » (comme dit bien Aragon de son activité à la tête du quotidien Ce soir), comment extraire la bonne info de l’insignifiant ou du bruit, mettre en valeur le témoignage choc qui accrochera l’auditeur, et comment choisir cela dans l’urgence, loin du confort universitaire ou des délais propres à l’édition ? Le court terme de la presse (au sens physique de la pression) imprime aux images montrées un rythme, parfois excessif quand Philibert, au début et à la fin de son film, superpose les sons dans un palimpseste de babils époumonnés, une cacophonie carnavalesque, une vertigineuse tour de Babel. Il fallait en effet suggérer l’extraordinaire output de la maison ronde en terme de bits ou de décibels, la profusion, la variété proprement inouïe des émissions qui jaillissent à chaque seconde, par ses antennes, du travail des quelque deux-mille opérateurs qui en permanence s’y affairent. Mais le film retient aussi des moments de lenteur, la patience ou les ruses qu’il faut pour capter au fond des bois le chant des oiseaux ou le brâme d’un cerf, ou encore quelques passions singulières, Jean-Bernard Pouy pelant tranquillement trois pommes de terre, le docteur amoureux des orages expliquant leurs variations au fil des mois (« Un temps de Pauchon »), ou Pierre Bastien tirant sa musique de montages mécaniques dignes de Tinguely… La radio, comme la météo, traverse nos vies et nos saisons, il en faut pour tout le monde et pour tous les temps, du spécialiste au profane, de l’information fouillée au divertissement, du coup de foudre aux temps morts de la nuit, où le corps se retourne dans le lit en guettant le retour du sommeil.

J’admire beaucoup les gens de radio, que j’ai un peu fréquentés en novembre-décembre dernier quand ils m’ont plusieurs fois invité dans leur grande maison, je ne sais si j’aurais su faire leur métier, répondre avec cet à-propos, cet humour, à tant d’interlocuteurs, circuler avec cette aisance entre tant de sujets – Marc Voinchet, Brice Couturier, Antoine Mercier, comment faites-vous ? Ni garder en parlant une telle capacité d’écoute : on voit en effet sur les images tournées par Nicolas combien la parole radiophonique est faite d’attention aux autres, on y scrute des visages concentrés sous le casque, et d’autres souriants, détendus, qui mettent l’invité à l’aise et apprivoisent sa voix – petit animal sauvage, si timide chez certains… Parce qu’ils n’ont pas d’image, donc de look à afficher, les gens de radio n’ont pas l’arrogance de ceux qui passent-à-la-télé, ils ne la ramènent pas mais se montrent discrets, précis, souvent ironiques et toniques. Le film met clairement en lumière cette abnégation au service du grand public, ce service public au meilleur sens du terme ou quand il est à son meilleur. Filmé par Safaa Fathy, Derrida avait tiré de son entretien un livre, Tourner les mots (Galilée/Arte, 2000) ; j’ai songé que ce titre s’appliquerait bien  à l’entreprise de Nicolas Philibert qui contourne à son tour, mais n’en filme pas moins, cette matière pétillante, vivace, invisible et toujours renaissante qui fait de chacun un sujet, qui change le petit je en nous et l’individu en public : la parole nue, le don des mots.

2 réponses à “Nicolas Philibert dans la maison des mots”

  1. Avatar de Asia
    Asia

    Je me réjouis déjà d’aller voir ce nouveau film de Nicolas Philibert. Il met le doigt sur nos rapports aux êtres et aux choses, en nous donnant à voir et à entendre (avec quelle générosité !) cette petite musique qui nous échappe généralement et touche à la profondeur relationnelle. Liberté de la parole qui circule entre l’instituteur et ses élèves dans Être et Avoir, mystère des regards de l’orang outan Nénette sur les visiteurs humains, qui eux-mêmes l’observent et commentent leurs observations… Et quelle belle idée, cette plongée dans les coulisses de la radio, pour en extraire un making of intime !

  2. Avatar de Daniel Bougnoux

    Merci, lointaine Asia, de cette mise en perspective ! Oui, Philibert a tiré de la Maison ronde un beau film, un peu trop consensuel peut-être ? Sur l’intime, ce sera le sujet de mon prochain billet (consacré à François Jullien).

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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